Chapitre 4
— Mon ami s’appelle Frank Letanneur, dit Pellego. Il a trente-six ans, dix ans de boîte et il est lieutenant.
— Il est aux stups’ depuis combien de temps ? demanda Mary.
— Deux ans. Avant nous étions dans le même service, à la crim’.
— C’est lui qui a demandé à changer d’affectation ?
— On lui a proposé les stups’ en lui faisant miroiter une promotion plus rapide. En fait, je suis passé capitaine avant lui.
— Comment expliques-tu cela ?
Pellego eut une mimique d’ignorance :
— Je ne sais pas.
— Il a dû être déçu.
Cette fois, Pellego leva les épaules :
— Probablement.
Et, après un silence :
— Cependant, si déception il y a eu, il ne l’a pas manifestée.
— Tu le connais depuis longtemps ?
— Depuis cinq ans. On s’est rencontrés sur les terrains de sport et on a vite sympathisé, un peu comme avec Jipi.
— Vous ne travaillez pas dans le même service, tu n’es donc pas forcément au courant de sa façon de faire…
Pellego reconnut :
— Évidemment…
Elle insista :
— En deux ans, il peut avoir changé.
Pellego protesta :
— Ce n’est pas parce que nous ne travaillons plus dans la même brigade que nos relations se sont distendues. Pour moi, Frank est toujours le même. Je ne connais pas les stups’ comme la crim’, effectivement, mais lorsqu’il était chez nous, Frankie était très bien noté et aussi très apprécié par ses collègues.
Mary hocha la tête d’un air entendu :
— C’est bien d’être fidèle en amitié, mais il n’en est pas moins vrai que Letanneur a été reconnu sur des vidéos, sortant nuitamment du 36 avec deux gros sacs et qu’il a été arrêté et mis en détention provisoire.
Pellego parut agacé :
— Il a été reconnu… il a été reconnu… Ça, ce sont les journalistes qui l’ont annoncé ! Si on l’avait pris en flag avec ces sacs, ça aurait été tout à fait différent, mais rien ne prouve que ce soit lui !
— Pourtant…
Pellego faillit prendre la mouche et répondit vivement :
— Pourtant ça a été annoncé dans la presse, je sais ! Mais où sont les preuves ?
— Bah, les journalistes n’ont pas inventé ça tout seuls…
— Pff ! ajouta Pellego d’un air dégoûté. Quand on connaît leurs méthodes, on sait de quoi ils sont capables pour vendre leur papier.
— L’info est bien venue de chez vous ?
— C’est sûr, fit Pellego en baissant la tête. Il y a eu des fuites.
— Des fuites ?
— Ouais, des fuites bien organisées.
Mary goba une huître et jeta :
— Si tu le dis…
Pellego précisa :
— Frankie n’a pas pu être reconnu sur les vidéos enregistrées par les caméras placées à l’entrée du 36 ! Ceux qui l’ont identifié ont vu une silhouette encapuchonnée, et je peux te dire que j’ai souvent eu à rechercher des suspects sur ces caméras, mais des suspects qui entrent. Quand les gens sortent, on ne les voit que de dos et, parfois, on ne peut même pas dire si c’est un homme ou une femme. Alors, pour identifier formellement celui, ou celle, qui portait ces sacs, on repassera.
Il soupira :
— C’est honteux ! Sur des soupçons aussi minces, on a envoyé une escouade de la BRB5, chargée comme un porte-avions, pour arrêter Frankie sur son lieu de vacances. Et qu’est-ce que ces Rambos ont trouvé ? Un père de famille qui se baladait paisiblement avec sa femme et ses deux enfants. Et illico, on l’a enfourné dans un avion spécial, direction le 36. On n’en aurait pas fait plus pour Mesrine !
— Donc tu ne l’as pas vu depuis son arrestation ?
— Évidemment non ! Il est au secret.
Pellego réfléchit et ajouta :
— D’ailleurs, à propos de ces sacs, il y a une impossibilité…
— Laquelle ?
— Letanneur est un excellent sportif. Il est ceinture noire de judo, quatrième dan, mais c’est un petit gabarit. Il mesure un mètre soixante-quatre et pèse cinquante-cinq kilos…
— Et alors ?
— Tu crois, toi, qu’un type peut trimballer deux sacs d’un volume assez important qui pèsent aussi lourd que lui ?
— C’est troublant, en effet, reconnut Mary après réflexion, mais ce qui n’est pas moins troublant, c’est son train de vie… Nous savons tous ce que gagne un lieutenant de police, et il semble qu’il roulait un peu au-dessus des moyens d’un lieutenant, fut-il des stups’.
— Je sais, dit Pellego, on a même dit qu’il avait un patrimoine immobilier considérable…
— Sept appartements, précisa Mary.
— Je vois que tu lis la presse, dit amèrement Pellego.
— Comme tout le monde…
Pellego renifla :
— Dès qu’on parle d’appartements, surtout s’ils sont situés dans une ville du midi, les gens se figurent qu’il s’agit de luxueuses demeures d’artistes de cinéma. Je vais te dire, Mary, Frank m’en avait parlé de ces « appartements »… en fait, ce sont des chambres de bonnes que le père de Sylvie, la femme de Frank, avait achetées petit à petit pour se constituer une retraite. Il les avait transformées en studios qu’il louait aux étudiants. Quand son père est mort, Sylvie a hérité et ces loyers lui procurent un revenu, non négligeable, certes, mais qui n’est certainement pas le pactole que certains journalistes n’ont pas hésité à évoquer.
— Et il faisait quoi, le père de madame Letanneur ?
— Il était dans le bâtiment.
— Entrepreneur ?
— Artisan plutôt. Il ne construisait pas d’immeubles, c’était bien plus modeste que ça. À l’origine, il était menuisier et il avait monté une petite entreprise de rénovation.
— Donc dans des immeubles anciens ?
— Essentiellement.
— D’où la possibilité pour lui de rénover des combles ou des appartements ruinés acquis à bon marché.
— Exactement.
Mary soupira.
— Je ne parle qu’à travers ce qui a été dit dans la presse, cependant, si Letanneur est innocent, pourquoi est-il muet ? Pourquoi ne se défend-il pas ?
Pellego haussa les épaules :
— Comment saurais-je s’il s’est défendu ou non ? Je te l’ai dit, il est au secret, et les journalistes écrivent n’importe quoi. Aucun de ses collègues n’a pu le voir ni, à plus forte raison, l’entendre.
Mary demanda :
— Qui s’en occupe ?
Pellego eut une moue évasive :
— Mystère.
Et, après réflexion il ajouta :
— Je suppose que c’est l’IGPN6.
Mary hocha la tête :
— Il y a de fortes chances. L’IGPN ou pire encore.
Pellego la regarda, semblant se demander ce qui pouvait être pire que l’IGPN.
— Tu as vu sa femme ?
— Ouais. Évidemment, la première porte à laquelle elle a frappé, c’est la mienne.
— Elle doit être éprouvée.
— C’est rien de le dire. Pour une fois qu’ils parvenaient à avoir une semaine ensemble avec les enfants.
Sa voix était pleine d’amertume. À l’évidence, il était très affecté par les ennuis qui frappaient son ami et Mary se dit qu’elle-même l’aurait été tout autant s’il s’était agi de Fortin.
Pellego reprit :
— Tu sais, les stups’, c’est pas comme la crim’…
— Je m’en doute, dit Mary. Et la police parisienne, ce n’est pas non plus la police de province. Alors, pour tout te dire, mon vieux Pellego, je ne pense pas être la mieux placée pour intervenir dans une telle affaire.
— Pourtant… dit Pellego avec un geste de la main. Pourtant…
Il ne poursuivit pas et secoua la tête, résigné.
Il avait probablement voulu rappeler à Mary les enquêtes où elle était intervenue « à la marge ».
Enfin, il finit par balbutier :
— Si c’était Fortin…
Le capitaine récemment promu regarda son copain, attendant la suite.
— Tu veux dire que si c’était Fortin, j’interviendrais immédiatement ?
Sans attendre sa réponse, elle affirma avec conviction :
— Tu as raison, je le ferais… D’ailleurs, je l’ai déjà fait. Mais Fortin, c’est mon équipier. Entre nous, c’est presque comme un mariage. Tu connais la formule ? « Pour le meilleur et pour le pire ». Nous avons parfois connu le meilleur, et nous avons souvent frôlé le pire. Je connais Jipi depuis un certain temps. D’ailleurs, nous avons débuté ensemble, et quand nous avons plongé dans les embrouilles, c’était encore ensemble. J’avais donc en main tous les éléments du dossier et je pouvais agir en connaissance de cause.
Elle eut une mimique d’impuissance :
— Dans le cas de ton copain Letanneur, c’est tout à fait différent : je ne le connais qu’au travers ce que tu m’en as dit, et je ne demande qu’à te croire, mais pour le reste, je n’en sais pas plus que ce qu’ont imprimé les journaux.
Après un silence, elle ajouta :
— C’est maigre !
Pellego ne pouvait qu’en convenir.
— Il faudrait… commença-t-elle pour que la fin de non-recevoir ne soit pas trop sèche.
— Ouais… ? fit Pellego, plein d’espoir.
Elle ne poursuivit pas immédiatement. À vrai dire, elle avait pensé à voix haute.
— Il faudrait que, de ton côté, tu te livres à une enquête discrète. Tu n’es pas le seul pote de Letanneur ?
— Non, avoua Pellego. Le plus ancien, probablement, mais Frankie était un copain très apprécié.
— Des autres flics ?
— Pas de tous, mais en général il était bien vu.
— Je suppose que tu connais quelques-uns de ses amis aux stups’ ?
Pellego hocha la tête :
— Ouais. Mais depuis cette affaire, je suppose qu’ils vont se faire rares. Tu sais ce que c’est, chacun ménage ses arrières.
Elle ricana :
— On tient à sa petite carrière.
Pellego hocha tristement la tête.
— Comment faire autrement ? Il y a ce que ressentent les gars, mais d’un autre côté il y a les familles. Par les temps qui courent, ce n’est pas le moment de perdre son job.
Mary relativisa :
— à moins de faire une énorme bourde, il est bien difficile de perdre son job quand on est fonctionnaire.
Pellego en convint :
— C’est vrai, mais personne n’a envie d’être muté dans un quartier pourri ou dans un bled où il ne connaît personne.
Fortin, qui écoutait attentivement, n’avait desserré les dents que pour faire un sort aux huîtres. Lui qui ne craignait rien n’aurait pas voulu non plus se retrouver loin de ses racines.
Après réflexion, Mary ajouta :
— Voilà ce que je propose, Pellego. Tu vas t’enquérir discrètement de l’évolution de l’enquête et tu me tiendras au courant.
— Ouais, dit Pellego plein d’enthousiasme. Et après ?
— Après, après… dit-elle, agacée. Après on verra. Tu sais ce que c’est une enquête, on ne peut pas préjuger de ce qu’on va trouver.
Pellego soupira :
— Non, bien sûr !
Puis il consulta sa montre et s’écria :
— Oh là ! Faut pas que je traîne, je ne suis pas censé être venu en Bretagne ! Je suis de nuit et je prends à 21 heures.
— En effet, il est temps que tu files, alors ! Tâche de ne pas te faire gauler par les radars.
Pellego acquiesça :
— Vaudrait mieux, en effet. Un petit café, et je roule.
— Pour le côté pratique, suggéra Mary, tu ne penses pas qu’un coup de téléphone aurait pu t’épargner toute cette route ?
— Si, reconnut Pellego, mais ça aurait également pu m’attirer des montagnes d’emmerdements.
Elle s’étonna :
— Comment ça ?
— Je ne voudrais pas que ma hiérarchie apprenne que je mets le nez dans cette affaire.
— Et elle pourrait l’apprendre si tu me téléphonais ?
Pellego hocha la tête affirmativement.
— Tu crois que tu es sur écoute ?
— Ce n’est pas exclu.
Il regarda fixement Mary et ajouta :
— C’est même plus que probable, et je ne dois pas être le seul…
— Tu pouvais m’appeler d’une cabine…
— Il n’y en a plus !
— D’un bistrot… On n’a pas encore mis tous les bistrots sur écoute, que je sache.
— Non, mais le téléphone du commandant Lester l’est peut-être.
Interloquée, Mary se mit à rire :
— Oh, oh ! tu ne serais pas un peu parano, Pellego ?
Pellego ricana amèrement :
— Parano ! C’est le mot qui gicle dès qu’on soulève certains problèmes. Vous êtes parano… vous avez le délire de la persécution…
Il regarda Mary :
— Je te paye mon billet qu’à l’heure qu’il est, tous les potes de Letanneur sont sur écoute.
— Peut-être, mais moi, petite fliquette du bout du monde, quel intérêt y a-t-il à me surveiller ?
Pellego ne répondit pas directement :
— Certains ne laissent rien au hasard, en particulier le numéro deux des stups’.
— Il fait bien, assura Mary. Et comment s’appelle cet honnête homme ?
Pellego regarda Mary dans les yeux et articula en détachant les syllabes :
— Mer-ca-dier… le commissaire Mercadier.
Content de son effet, il continuait de fixer Mary avec un demi-sourire :
— Ça te dit quelque chose, commandant Lester ?
5. Brigade de répression du banditisme.
6. Inspection générale de la Police nationale.