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4Le commissaire Lanvin appela Le Goff sur son portable pour lui demander comment s’était passée l’entrevue avec les parents du jeune disparu. Il y avait une grosse pression déjà : les disparitions d’enfants, ça intéressait toujours les journalistes. Qu’est-ce qui pouvait bien pousser les gens à adorer ça ? Et lui-même, pensa Le Goff, qu’est-ce qui avait bien pu l’inciter à embrasser la carrière de flic ? Être un héros, faire le bien, rétablir la justice, maintenir la paix sociale, ça oui, évidemment. Mais en définitive, n’y avait-il pas ce même goût morose et inavoué pour la misère, le sang, la merde et la contemplation muette de la mort violente et de la haine, déversée, pulsionnelle, primale ? L’énigme de la nature humaine, le contact avec des zones insoupçonnées de l’âme et l’apparition de cette vérité brutale déclenchaient chez lui un surcroît de vitalité. Son chef, lui, ne semblait pas être visité par ce genre de questionnement. Il appliquait la loi, méthodiquement, sans accroc. Du bon boulot, carré, qui ne l’empêchait pas de vivre normalement avec sa femme et ses gosses, de fréquenter un bon milieu, d’accompagner son fils le week-end à ses tournois de tennis, d’appeler sa femme « chérie ». Oui, décidément, son ex-femme avait raison sur ce point : il s’aigrissait. Normal : plaqué, tout seul comme un con à quarante balais, avec un salaire de fonctionnaire, il ne pouvait pas applaudir au spectacle du bonheur bourgeois. Ces réflexions amères venaient souvent le troubler, et elles s’accrochaient à sa cervelle comme des parasites. Or, ça n’était parfois tout simplement pas compatible avec les nécessités de l’existence, surtout celle d’un flic. L’appareil pensant devait être propre et dégagé de tout ce qui pouvait le troubler, afin que les bonnes idées affluent et le guident vers la résolution des énigmes et l’identification des coupables. Il devait sentir le mensonge, l’absence de clarté, l’hésitation, le bobard mal ficelé, la combine qui s’échappe, la faille, l’ambiguïté, le trouble. Et pour ça, moins on avait de pensées, mieux c’était. Tandis que les policiers avec leurs chiens quadrillaient la zone à la recherche d’un corps, parcouraient les bois, les égouts et les abords du chemin de fer, que les plongeurs inspectaient les fonds de l’Yvette, que les avis de recherche avaient été lancés dans les médias locaux et nationaux, lui continuait à chercher du côté du voisinage et de la famille. Il rendit visite dans l’après-midi aux voisins les plus proches des Trumeaux. * * * – Le gamin, si on le connaît ? répondit madame Dupontel en sortant le sucre en morceaux et les tasses à café. Bien sûr, capitaine ! Ce gamin-là, il était toujours dehors avec les nôtres à jouer au foot ou aux fléchettes. Franchement, je ne vois pas qui aurait pu lui vouloir du mal dans le secteur. Mais on voit tellement de choses de nos jours, hein, Hervé, qu’est-ce que t’en penses toi ? Son mari n’avait pas d’avis : mais c’est vrai qu’on voyait pas mal de timbrés se promener dans la nature. Alors, qui pouvait savoir ? Madame Dupontel servit le café. Malgré son estomac fragile, Le Goff accepta d’en boire une tasse : après le repas, ça faisait moins mal. Lorsqu’il les questionna au sujet des parents Trumeaux, monsieur Dupontel dressa un portrait peu flatteur de leurs voisins : – Oh ! ça n’était pas toujours évident, ça c’est sûr. Nos deux gamins jouent au foot, donc on se voyait régulièrement le week-end, autour des terrains, avec le père. Il était souvent en colère parce qu’il pensait que son fils ne travaillait pas assez à l’école. Il lui disait des trucs comme « je savais bien que tu n’y arriverais pas », « décidément, t’es vraiment trop nul », et puis il le comparait avec d’autres élèves qui réussissaient mieux, parfois devant tout le monde, ça ne le gênait pas. Le gamin, il ne disait rien, mais on voyait bien qu’il encaissait, parce qu’après il rentrait tout penaud et n’adressait plus la parole à personne. Il expliqua longuement, en s’appuyant sur d’autres « détails », la façon dont il voyait les choses : les parents étaient beaucoup trop durs et exigeants avec Lucas, alors que par ailleurs on ne pouvait pas dire qu’ils s’en occupaient beaucoup. Madame Dupontel rajouta de l’ombre au tableau : – Oh ! ça oui, et puis c’est vrai ce que tu dis : la mère, elle n’est jamais à la maison. Moi, je veux bien, mais quand on est caissière à Carrefour, on n’y passe pas ses jours et ses nuits, quand même ? C’est un mystère… Je ne sais pas ce qu’elle fait de ses journées… Donc le gamin, il est souvent livré à lui-même. C’est sûr que ça ne pousse pas à travailler à l’école, faut comprendre. Du coup, j’ai dit à Ludo, notre fils : quand tu rentres du collège, dis à Lucas de passer à la maison, il mangera un bout de pain avec du chocolat, ça sera moins triste, et puis vous pourrez faire vos devoirs ensemble. Et c’est vrai qu’on l’avait souvent à la maison, du coup. – Vous le voyiez souvent donc, confirma l’inspecteur. Vous pensez qu’il aurait pu fuguer ? – Qu’est-ce que t’en penses, Hervé ? demanda la femme, un peu sceptique, en se tournant vers son mari. Celui-ci resta silencieux, pour signifier qu’il n’avait pas d’avis. Son épouse reprit la parole : – Moi, je pense qu’il était perturbé ce gamin, mais comme il est plutôt gentil, ça ne se voyait pas trop. Et puis, fuguer, ça paraît gros quand même… Mais au fond, j’en sais rien. Une lueur de tristesse passa devant ses yeux. – Une autre petite tasse, inspecteur ? proposa-t-elle. L’« inspecteur » observa le fond de sa tasse : il allait en rester là. La façon simple, naturelle et décontractée avec laquelle ils avaient répondu à ses questions l’avait convaincu que leur implication dans cette disparition était probablement nulle. Mais avant de tirer la moindre conclusion, il fallait réunir tout un faisceau d’indices, aller glaner à droite à gauche et faire les recoupements. Tout cela prenait du temps, hélas. * * * Il lui restait une toute petite heure à tuer avant son rendez-vous de seize heures avec le principal du collège Maurice Pialat, situé dans une commune voisine, rendez-vous qui serait suivi d’un entretien avec Ludovic Dupontel. Il entra dans le premier café venu pour finir de lire Le Parisien, qui titrait dans les pages « Essonne » : « Toujours rien sur la disparition de Lucas au troisième jour de l’enquête ». Ça lui fit comme un coup de poing dans la poitrine. Était-ce sa faute de flic, à lui, si les gosses disparaissaient, enlevés par des malades mentaux, eux-mêmes bousillés sans doute par d’autres depuis des temps ancestraux ? Qu’est-ce qu’il y pouvait au fond ? Quel pouvoir avait-il, quel mince pouvoir ? Aucun. Il faisait son boulot de flic du mieux qu’il pouvait, et c’était tout : remonter les traces, encore fallait-il qu’il y en eût. Mais les flics, s’ils tâtonnaient, étaient vite fautifs : de ne pas aller assez vite, d’avoir négligé des éléments d’enquête, voire salopé les indices. Il se souvint aussi de tout ce qu’on ne disait pas quand il était gosse, de tout ce qui était tabou : les coups distribués généreusement par les voisins à leurs enfants, les yeux cernés et les larmes qui ne coulent plus, le martinet accroché sur le portemanteau de l’entrée, leur sourire obséquieux, qui découvrait une belle rangée de dents affables. Mais depuis la nuit des temps, les cris des enfants se perdent dans la forêt, retombent en pluie de silence, une pluie acide. Jamais personne n’entendait les petits poucets égarés par leurs parents. Tout le monde tournait le dos sur leur passage, en chœur de silence, un silence gêné, de honte humide, suintant la couardise, un silence tonitruant de veulerie humaine, confit en saloperie consentante. C’était un assez grand collège, le collège du fils Trumeaux : plus de cinq cents élèves, toute la France représentée par échantillon, enfin, là, d’après ses renseignements, c’était surtout la classe moyenne plus les HLM. Les autres, ceux des grandes maisons et des beaux gazons, fréquentaient d’autres établissements scolaires. C’est drôle comme les fils de riches trouvent toujours à s’échapper, se détachant comme de grands oiseaux dans l’horizon d’un ciel sans nuage. La personne qui tenait la loge annonça son arrivée au principal du collège, qui le fit attendre un bon quart d’heure. Puis il le vit s’approcher enfin : c’était un homme proche de la retraite, physiquement un peu négligé, engoncé dans un costume clair qui n’était plus de saison. Sur son visage perlaient quelques gouttes de sueur et il avait du mal à retrouver son souffle. – Excusez-moi, capitaine, dit-il en lui tendant la main, tous les ordinateurs sont en panne, aujourd’hui, et je cours depuis ce matin pour essayer de trouver la solution. Venez, suivez-moi, mon bureau est un peu plus loin. Le principal proposa à Jean-Baptiste Le Goff de s’asseoir et lui demanda, dès qu’il eut fermé la porte : – Alors, avez-vous du nouveau concernant la disparition de Lucas Trumeaux ? Le Goff résuma brièvement la situation : les recherches se poursuivaient. Puis le principal sortit d’une pochette un ensemble de documents qu’il se mit à commenter : – Sur le plan scolaire, si l’on se base sur les bulletins de l’année dernière et les résultats de ce début d’année de 4e, c’est un élève moyen, avec un ensemble tout juste correct, sans plus, autour de la moyenne ; d’après ses professeurs, il ne travaillait pas suffisamment. Il ne pose pas de problème particulier de comportement en classe. Il ne bavarde pas, mais n’est pas très actif à l’oral non plus. Du côté de la vie scolaire, aucun incident ne nous a été rapporté : pas d’insultes, de bagarres, ou autre. En revanche, il semble un peu solitaire et renfermé. Vous pourrez consulter son dossier scolaire et, si vous le souhaitez, interroger ses professeurs. – Comment réagissent les professeurs et les élèves du collège devant sa disparition ? – Tout le monde est très choqué et chacun se demande, après coup, s’il n’est pas passé à côté de quelque chose. Mais les Trumeaux n’étaient pas connus des services sociaux ni du médecin scolaire, et tout paraissait à peu près normal. Ils venaient même à toutes les réunions parents-professeurs. Alors, que voulez-vous ? Il y a quelque chose qui nous échappe totalement pour le moment. Je ne suis pas certain que les parents y soient pour quelque chose dans cette affaire, si vous voulez mon avis. La sonnerie retentit et, cinq minutes plus tard, Ludovic Dupontel se présenta devant les locaux de l’administration. Il fut invité à s’asseoir face aux deux hommes. D’emblée, il fit au capitaine la désagréable impression d’un adolescent buté et arrogant qui avait décidé qu’il coopérerait mollement avec la police. Son crâne était surmonté d’une crête confite dans le gel fixant et son pantalon, malgré un large ceinturon D&G, tombait sur ses hanches, et même plus bas, si bien que l’élastique du slip Calvin Klein dépassait largement et fièrement de l’endroit où il aurait dû rester confiné. Le capitaine trouvait cette mode hideuse et ridicule. Les adolescents en général, d’ailleurs, l’irritaient, avec leur air qui vous dit « merde », à vous, pauvres cons d’adultes, qui ne comprenez jamais rien. Il vint même à Jean-Baptiste une furieuse envie de gifler le gosse boudeur et suffisant. – Bonsoir Ludovic, assieds-toi, lui dit-il enfin, ravalant ses jugements et son agacement. Nous sommes ici pour faire le point sur la disparition de Lucas et nous avons besoin de ton aide. J’ai cru savoir que tu étais son meilleur copain et que tu le connaissais bien. – Ouais, grommela l’adolescent, c’est ce qu’on dit partout depuis. – Pourquoi ? Ce n’est pas vrai ? – Bah, en fait, Lucas, comme on est voisins, on se voit, c’est sûr. On part ensemble le matin et, le soir, on revient et on fait nos devoirs chez moi, mais bon… Voilà, pas plus que ça, marmonna-t-il sur un ton blasé et distancié. Il expliqua ensuite qu’il n’avait pas revu Lucas depuis la veille au soir, lorsqu’ils s’étaient quittés devant chez lui. Lucas était rentré, prétextant des « trucs à faire ». Quels trucs ? Il ne savait pas, il n’avait pas posé de questions. Il confirma la version de ses parents concernant l’ambiance familiale chez les Trumeaux – « c’était abuser », ajoutait-il régulièrement pour commenter défavorablement chacun des nombreux faits trahissant le détestable mépris des géniteurs pour leur progéniture. Quant aux profs, la plupart s’en tenaient à une distance indifférente, comme c’était d’ailleurs souvent le cas vis-à-vis des élèves passifs et moyens. Selon lui, oui, il aurait pu fuguer, car c’était vraiment dur pour lui : ses darons lui mettaient « grave » la pression sur les notes et ils ne voyaient même pas qu’il se donnait du mal. Les profs non plus d’ailleurs : ils l’avaient même prévenu qu’il aurait un avertissement travail s’il continuait comme ça ! « Le seum ». À part ça, pas de fréquentation ni d’absence suspectes. Lucas ne séchait jamais les cours. Pendant toute la durée de l’entretien, l’adolescent avait gardé ses yeux fixés sur ses Converse, ne laissant filtrer aucune émotion sur le visage. Il ne desserrait pas les dents. – Tu ne me dis pas grand-chose finalement, dit Le Goff. Pourtant, ici, au collège, on vous voyait souvent ensemble, ça doit forcément te toucher… Enfin, ses yeux s’embuèrent de larmes. Dans un hoquet, il répondit : – Bah, je sais pas. Si ça se trouve, il est tombé sur un dingue et on le reverra jamais… Mais c’est sûr qu’avec ses parents ça se passait vraiment mal. Moi je pense plutôt qu’il est parti… Enfin, je dis ça comme ça, Lucas ne m’en a jamais parlé. Moi, j’aurais pété les plombs à sa place, donc je peux comprendre. Le Goff se tourna vers le principal : – Après tout ce qui vient d’être dit, que pensez-vous de la situation de Lucas ? Celui-ci, gêné, fit signe à Ludovic de partir. L’adolescent remit son sac sur son dos et quitta la pièce. – Écoutez, capitaine…, soupira-t-il. Comme je vous l’ai dit, au collège, Lucas est un peu solitaire mais, à part ça, rien de particulier ne nous a jamais alertés. On ne peut pas non plus aller dans toutes les familles pour leur dire comment élever leurs enfants, vous comprenez ? – Oui, je vois…, acquiesça le policier. – Vous savez, reprit le principal, tous nos élèves se sentent solidaires de leur camarade et ont été très choqués par sa disparition. Ils ont tous accepté spontanément de coopérer avec la police, ainsi que tout le personnel du collège : professeurs, personnel de la vie scolaire, assistante sociale, infirmière et médecin scolaire. Que pouvons-nous faire d’autre ? Nous ne pouvions pas prévoir, d’après les seuls éléments dont nous disposions, qu’un événement épouvantable comme celui-là allait se produire. D’ailleurs, la famille a-t-elle une quelconque responsabilité dans ce qui arrive ? Rien n’est moins sûr, non ? – Malheureusement, je ne peux pas vous en dire davantage pour le moment, conclut le policier. Nous travaillons sans relâche à la recherche de ce malheureux. Je suis désolé. Mais bien sûr, je vous tiens au courant dès que j’ai du nouveau. Le Goff soupira en sortant du bureau, déçu de ne pas avoir pu obtenir davantage de ces entretiens.
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