Blaise marcha vite jusqu’à l’autre côté de sa maison, jusqu’à sa chambre à ‘elle’. C’était toujours ainsi qu’il considérait la chambre à moitié vide où Augusta avait conservé ses affaires. C’était quand ils étaient encore ensemble, une époque qui semblait déjà loin. Malgré cela, c’était toujours aussi douloureux d’entrer dans la chambre poussiéreuse que cela l’était deux ans plus tôt. La séparation avec la femme qui avait partagé sa vie pendant huit ans — la femme qu’il était sur le point d’épouser — n’avait pas été facile.
Essayant de se concentrer sur ce qu’il faisait, Blaise s’approcha du placard et examina son contenu. Il y avait quelques douzaines de robes accrochées là, ainsi qu’il l’avait espéré. De très belles robes longues faites de soie et de velours, les tissus préférés d’Augusta. Seuls les sorciers — l’échelon supérieur dans leur société — pouvaient s’offrir un tel luxe. Les gens ordinaires étaient bien trop pauvres pour porter autre chose que du tissu grossièrement tissé par leurs soins. Chaque fois que Blaise y pensait, l’inégalité terrible qui teintait encore chaque aspect de la vie à Koldun le rendait malade.
Il se souvint qu’Augusta et lui s’étaient toujours disputés à ce sujet. Elle n’avait jamais partagé son souci pour les gens communs. Au lieu de cela, elle profitait de la situation et des privilèges que le statut de sorcier respectable pouvait octroyer. Si Blaise s’en souvenait correctement, elle avait porté une robe différente chaque jour de sa vie, affichant sa richesse sans la moindre gêne.
Enfin, les robes qu’elle avait laissées chez lui allaient au moins servir à quelque chose. Il attrapa une robe — une création de soie bleue qui coûtait sans doute une fortune — et une paire de chaussons raffinés en velours noir, puis quitta la pièce en laissant derrière lui des couches de poussière et d’amers souvenirs.
En revenant, il rencontra l’Être dénudé. Elle était debout près de l’entrée de son bureau et regardait une peinture faite par son frère Louie. Elle représentait un village du territoire de Blaise avec une scène idyllique de fête après une bonne moisson. Des paysans rieurs aux joues roses dansaient ensemble tandis qu’un harpiste ambulant jouait en arrière-plan. Blaise aimait regarder ce tableau. Il lui rappelait que ses sujets prenaient aussi du bon temps, que leurs vies n’étaient pas faites que de travail.
La fille avait elle aussi l’air d’aimer le regarder — et le toucher. Ses doigts caressaient le cadre comme si elle essayait d’en apprendre la texture. Son corps nu avait l’air aussi magnifique de dos que de face et Blaise sentit de nouveau ses pensées s’égarer dans des directions inappropriées.
― Tiens, dit-il d’un ton bourru en entrant dans le bureau et en posant la robe et les chaussures sur le canapé poussiéreux. Mets ça s’il te plaît.
Pour la première fois depuis la mort de Louie, il se rendit compte de l’état de sa maison et en eut honte. La chambre d’Augusta n’était pas la seule à être couverte de poussière. Même ici, où il passait le plus clair de son temps, l’air était vicié et sentait le moisi.
Esther et Maya avaient proposé de façon répétée de venir nettoyer, mais il avait refusé, car il ne voulait voir personne. Même pas deux paysannes qui avaient été comme des mères pour lui. Après la débâcle avec Louie, tout ce qu’il voulait, c’était qu’on le laisse tranquille, c’était pouvoir se cacher du reste du monde. Selon les autres sorciers, Blaise était un paria, un marginal, et cela lui allait bien. Lui aussi les détestait tous maintenant. Parfois, il pensait que l’amertume allait le consumer — et cela aurait sans doute pu se produire, s’il n’avait pas eu son travail.
Et maintenant, le résultat de ce travail tenait la robe et l’étudiait avec curiosité, toujours aussi nue qu’un nouveau-né.
― Comment je la mets ? demanda-t-elle en levant les yeux vers lui.
Blaise cligna des yeux. Il avait de l’expérience pour enlever les robes des femmes, mais pour les mettre ? Malgré tout, il s’y connaissait sans doute plus en vêtements que l’Être mystérieux qui se tenait devant lui. Il lui prit la robe des mains, défit le lacet du dos et la lui tendit.
― Voilà. Mets-toi dedans et remonte-la en t’assurant que tes bras passent dans les manches. Il se détourna en faisant de son mieux pour contrôler la réaction occasionnée par sa beauté.
Il l’entendit tâtonner.
― J’aurais peut-être besoin d’un coup de main, dit-elle.
En se retournant, Blaise fut soulagé de voir qu’elle n’avait besoin de lui que pour attacher le lacet dans son dos. Elle avait déjà compris comment mettre les chaussures. La robe lui allait étonnamment bien. Augusta et elle faisaient la même taille, même si cette fille paraissait en quelque sorte plus délicate. ― Soulève tes cheveux, lui dit-il. C’est ce qu’elle fit en tenant ses longues boucles blondes avec une grâce innocente. Il attacha rapidement le lacet et recula, car il avait besoin de mettre un peu de distance entre eux.
Elle se retourna pour lui faire face et leurs regards se croisèrent. Blaise ne pouvait pas faire autrement que de remarquer la froide intelligence réfléchie par ses yeux. Elle ne savait peut-être encore rien, mais elle apprenait vite. Et elle fonctionnait incroyablement bien, si ce qu’il soupçonnait de son origine s’avérait exact.
Pendant quelques secondes, ils se contentèrent de se regarder, partageant un silence confortable. Elle n’avait pas l’air pressée de parler. Elle l’étudiait, ses yeux parcourant son visage et son corps. Elle semblait le trouver aussi fascinant que lui la trouvait intéressante. Et ce n’était pas étonnant : Blaise était sans doute le premier humain qu’elle rencontrait.
Finalement, elle brisa le silence.
― On peut parler maintenant ?
― Oui, sourit Blaise. On peut et on doit. Il marcha en direction du canapé et s’assit dans un des fauteuils près de la petite table ronde. La femme suivit son exemple et s’assit en face de lui.
― Je crains que nous allions devoir trouver les réponses à tes questions ensemble, lui dit Blaise et elle hocha la tête.
― Je veux comprendre, dit-elle. Que suis-je ?
Blaise inspira profondément.
― Je vais commencer par le début, dit-il en se creusant la cervelle pour trouver la meilleure façon d’aborder la chose. Vois-tu, je cherche depuis longtemps une façon de rendre la magie plus abordable pour les gens ordinaires.
― Elle ne leur est pas accessible pour le moment ? demanda-t-elle en le fixant avec attention. Il voyait qu’elle était extrêmement curieuse à propos de tout et n’importe quoi, absorbant comme une éponge tout ce qui l’entourait et chaque mot qu’il disait.
― Non. Pour l’instant, la magie n’est possible que pour une petite élite, pour ceux qui sont prédisposés par leur esprit analytique et mathématique. Même ces chanceux-là doivent étudier assidûment pour arriver à lancer des sorts complexes.
Elle acquiesça comme si cela lui semblait compréhensible.
― D’accord. Mais quel est le rapport avec moi ?
― Tout, dit Blaise. Tout a commencé avec Lenard le Grand. C’est le premier à avoir appris à exploiter le Domaine des Sorts.
― Le Domaine des Sorts ?
― Oui. Le Domaine des Sorts est le nom que l’on donne à l’endroit où sont créés les sorts, l’endroit qui nous permet de faire de la magie. Nous ne connaissons pas grand-chose à cet endroit, car nous vivons dans le Domaine Physique, ce que nous considérons comme le monde réel. Blaise fit une pause pour voir si elle avait des questions. Il pensait que cela devait être bouleversant pour elle.
Elle pencha la tête sur le côté.
― D’accord. Continue s’il te plaît.
― Il y a environ deux cent soixante-dix ans, Lenard le Grand inventa les premiers sorts verbaux : c’était une façon pour nous d’échanger avec le Domaine des Sorts et de modifier la réalité du Domaine Physique. Ces sorts étaient extrêmement difficiles à réussir, car ils nécessitaient un langage ésotérique spécialisé. Il fallait prononcer et planifier le tout avec précision pour obtenir le résultat voulu. Un langage magique plus simple et une façon plus facile de lancer des sorts ne furent inventés que récemment.
― Qui l’a inventé ? demanda la femme d’un air intrigué.
― Eh bien, Augusta et moi, en fait, admit Blaise. C’est mon ex-fiancée. Nous sommes ce que vous appelleriez des sorciers, ceux qui ont les aptitudes pour l’étude de la magie. Augusta a créé un objet magique nommé Pierre d’Interprétation et j’ai inventé un langage magique plus simple pour l’accompagner. Maintenant, au lieu de réciter un sort compliqué à voix haute, un sorcier peut utiliser le langage simplifié pour écrire son sort sur des cartes qu’il soumet à la pierre.
Elle cligna des yeux.
― Je vois.
― Notre travail était censé améliorer le monde, continua Blaise en essayant de ne pas laisser filtrer l’amertume dans sa voix. Ou du moins, c’est ce que j’avais espéré. Je pensais qu’une façon plus simple de faire de la magie permettrait à davantage de gens de la pratiquer, mais ce n’est pas ce qui s’est passé. La classe puissante des sorciers devint encore plus puissante, et plus réticente à partager son savoir avec les gens ordinaires.
― C’est une mauvaise chose ? demanda-t-elle en le regardant de ses yeux bleu clair.
― Ça dépend de la personne à laquelle tu poses la question, dit Blaise en pensant au mépris d’Augusta pour les paysans. Je pense que c’est horrible, mais je fais partie de la minorité. La plupart des sorciers sont contents de la situation. Ils sont riches et puissants et cela ne les gêne pas que leurs sujets vivent dans la misère.
― Mais toi, oui.
― Oui, ça me gêne, confirma Blaise. Et quand j’ai quitté le Conseil des Sorciers il y a un an, j’ai décidé d’agir. Je voulais créer un objet magique qui comprendrait notre langage verbal ordinaire, un objet que tout le monde pourrait utiliser. De cette façon, une personne normale pourrait faire de la magie. Il leur suffirait de dire ce dont ils ont besoin, et l’objet le ferait apparaître.
Ses yeux s’écarquillèrent et Blaise pu voir la compréhension s’inscrire sur son visage.
― Tu veux dire que ?
― Oui, dit-il en l’observant. Je crois que j’ai réussi à créer cet objet. Je crois que tu es le résultat de mon travail.
Ils restèrent assis là en silence un moment.
― Je dois avoir mal compris le mot ‘objet’, finit-elle par dire.
― Probablement pas. La chaise sur laquelle tu es assise est un objet normal. Si tu regardes dehors par la fenêtre, tu verras une voiture dans la cour. C’est un objet magique : elle peut voler. Les objets sont inanimés. Je m’attendais à ce que tu sois quelque chose comme un miroir parlant, mais tu es toute autre chose.
Elle fronça légèrement les sourcils.
― Si tu m’as créée, est-ce que ça veut dire que tu es mon père ?
― Non, la contredit Blaise immédiatement. Tout son être rejetait cette idée. Je ne suis certainement pas ton père. Pour une raison quelconque, cela lui semblait très important de s’assurer qu’elle ne le voie pas comme son père. Regarde un peu où s’égare encore ton esprit, se reprocha-t-il.
Elle avait toujours l’air perdue, donc Blaise essaya de lui expliquer davantage.
― Je crois que ce serait plus correct de dire que j’ai créé la conception de base d’une intelligence. J’ai pris soin qu’elle ait assez de connaissances pour s’en nourrir et à partir de là, tu dois t’être créée toute seule.
Il put voir une étincelle de souvenir dans son regard. Quelque chose dans cette affirmation avait fait écho en elle, elle devait donc en savoir plus qu’il y paraissait au premier abord.
― Peux-tu me raconter quoi que ce soit à ton sujet ? demanda Blaise en examinant la créature magnifique devant lui. Pour commencer, comment t’appelles-tu ?
― Je ne m’appelle pas, dit-elle. Comment t’appelles-tu, toi ?
― Je m’appelle Blaise, fils de Dasbraw. Appelle-moi Blaise.
― Blaise, dit-elle lentement, comme pour goûter son nom. Sa voix était douce et sensuelle, naïvement séduisante. Blaise prit douloureusement conscience que cela faisait deux ans qu’il n’avait pas été aussi proche d’une femme.
― Oui, c’est ça, parvint-il à dire calmement. Et nous devrions te trouver un nom aussi.
― Tu as des suggestions ? demanda-t-elle avec curiosité.
― Eh bien, ma grand-mère s’appelait Galina. Voudrais-tu faire honneur à ma famille en prenant son nom ? Tu pourrais être Galina, fille du Domaine des Sorts. Je pourrais t’appeler Gala pour faire court. L’indomptable vieille dame ne ressemblait en rien à la jeune femme assise en face de lui, pourtant l’intelligence vive de son visage lui rappelait sa grand-mère. Ces souvenirs le firent sourire tendrement.
― Gala, essaya-t-elle de dire. Il vit qu’elle aimait le prénom, car elle lui sourit en découvrant même un peu ses dents blanches. Le sourire illumina entièrement son visage et la fit rayonner.
― Oui. Blaise n’arrivait pas à détacher son regard de cette beauté lumineuse. Gala. Ça te va bien.
― Gala, répéta-t-elle doucement. Gala. Oui, je suis d’accord. Ça me va bien. Mais tu as dit que j’étais fille du Domaine des Sorts. C’est mon père ou ma mère ? Elle le regarda avec espoir.
Blaise secoua la tête.
― Pas dans le sens traditionnel, non. Le Domaine des Sorts est l’endroit où tu es devenue ce que tu es maintenant. Est-ce que tu sais quelque chose de cet endroit ? Il s’arrêta pour regarder sa création inattendue. De quoi te souviens-tu avant d’être apparu ici, sur le plancher de mon bureau ?