Marco
Quand je rentrai chez moi ce soir-là, une lourde sensation de vide m'envahit. La porte de l'appartement était toujours celle que je connaissais, le hall avait l'odeur familière du café du matin, et tout semblait si… normal. Mais c’était loin d’être le cas. Ce que je venais de vivre, cette transformation, ce masque que j’avais porté, m’écrasait. Chaque détail de ma vie antérieure me semblait désormais fade et insignifiant.
Je n'avais pas encore franchi le seuil de l’entrée que Claire m'interpella depuis la cuisine. Elle était là, affairée à ranger les assiettes du dîner, comme si tout allait bien, comme si de rien n'était. Pourtant, je pouvais sentir la tension dans l’air, une atmosphère suspendue, prête à exploser.
"Alors, comment s’est passée ta journée ?" me lança-t-elle d’un ton un peu trop neutre, tout en évitant de me regarder directement. Elle savait que quelque chose n’allait pas. Claire était douée pour ça, pour sentir que l’air était plus lourd, qu’il y avait un changement, même subtil.
Je tentai de répondre, espérant masquer ma gêne, "Ça a été, pas grand-chose de spécial. Et toi ?"
Elle me lança un regard perçant, ses yeux cherchant les moindres signes de ce que je ne pouvais pas encore lui dire. "Vraiment ? Parce que tu n’as pas l’air d’avoir passé une journée banale. Tu sembles… différent, Marco."
Je me figeai. Elle savait. Pas exactement ce qui s’était passé, mais elle sentait que j’étais en train de changer. C’était comme si elle pouvait percevoir que quelque chose clochait, sans que je n’aie besoin de lui dire quoi que ce soit.
"Différent ? Tu crois ? C’est juste le boulot, je suis fatigué, c’est tout", tentai-je de détourner la conversation, mais la tension dans ma voix trahissait mes mots. Claire me fixa longuement, scrutant chaque fibre de mon être, comme si elle cherchait à comprendre ce que je ne pouvais pas lui dire.
"Marco", dit-elle finalement, sa voix douce mais ferme, "on ne parle plus depuis des jours. Tu rentres tard, tu es distant, et tu ne me dis rien. C’est quoi, ce silence ?"
Elle s’arrêta de ranger, se tenant là, les bras croisés, attendant une réponse. Je la regardai, mon cœur se serra. Elle était là, devant moi, ne sachant rien de ce que j’avais fait, mais pressentant déjà que quelque chose de fondamental avait changé en moi. J’étais pris dans un tourbillon de culpabilité, une culpabilité que je n’avais jamais ressentie auparavant. Je pouvais presque entendre la voix de ma conscience, me criant que ce n’était pas ce que je voulais, que je devais tout arrêter avant qu’il ne soit trop tard. Mais la réalité, elle, était bien plus complexe.
"Claire, je suis juste fatigué, c’est tout. Le travail, tu sais… ça prend plus de temps que prévu ces derniers jours", mentis-je, la voix rauque, en essayant de la convaincre.
Elle secoua la tête, visiblement insatisfaite de ma réponse. "Je vois bien que c’est plus que ça, Marco. Ça ne m’échappe pas. J’ai vu comment tu te comportes. Tu me fuis. Et c’est moi ou c’est ce p****n de travail qui te prend tout ?"
Elle avait raison. C’était exactement ça. Ce travail, cette nouvelle vie que j’avais choisie, devenait une drogue, me consumant peu à peu. Je n’avais plus le temps pour elle, ni pour moi. Je n’avais plus la force de jongler entre cette nouvelle réalité et celle de ma famille.
"Claire, je… je ne sais pas. Je suis juste dans un mauvais moment. Je vais m’en sortir", dis-je en baissant les yeux. J’avais l’impression de lui mentir encore plus, chaque mot qu’il sortait de ma bouche me paraissant une trahison.
Elle soupira, dépitée, et se rapprocha de moi. "Marco, je t’aime. Mais je n’arrive plus à te comprendre. Tu me fais peur. Tu te perds dans ce truc, et je suis là, incapable de te retenir."
Ces mots m’atteignirent en plein cœur. Mais, en même temps, il y avait une part de moi qui se sentait… libéré par cette distance. Elle me rejetait un peu, mais c’était ma faute, je l’avais laissée dans l’ombre sans lui expliquer. Je n'avais pas su lui dire la vérité. Et même si, quelque part, je savais que c’était elle, ma femme, la personne qui avait toujours été à mes côtés, une part de moi, en ce moment précis, avait l’impression d’être plus proche de ces clients que je côtoyais désormais. Ce monde me changeait, et je me perdais dans ce changement. C’était plus simple de fuir que d’affronter la douleur de la réalité.
"Claire, je… je n’ai rien fait de mal", murmurai-je, tout en évitant son regard. Mais la vérité était là, elle n’était plus aussi simple à ignorer.
Elle me fixa un instant, sans rien dire. Puis elle tourna les talons et s’éloigna, me laissant là, figé dans mon propre malaise. Chaque geste qu’elle faisait me rappelait ce que j’étais en train de perdre, et chaque minute passée à mentir m’enfonçait un peu plus dans ce trou noir que j'avais creusé autour de moi.
Je me laissai tomber sur le canapé, les mains dans les cheveux, frustré et perdu. Je pensais à ma fille, aux sourires d’antan, à la vie que j’avais sacrifiée sur l’autel du luxe et du confort. Mais la tentation était encore là, tapie dans l’ombre, plus forte que jamais. La promesse d’une vie plus facile, plus excitante, loin des contraintes familiales. C’était cela, le vrai piège.
Ce soir-là, je compris que je ne pouvais plus reculer. Les portes que j'avais franchies étaient derrière moi. Il n’y avait pas de retour en arrière. Et même si je sentais que ma femme, Claire, était sur le point de me perdre à tout jamais, je n’arrivais pas à abandonner ce que je venais d’embrasser. Parce que, au fond, je savais que je n’étais pas prêt à tout sacrifier. Pas encore.