II
Lorsqu’Adèle se rendit au commissariat pour signaler « l’absence prolongée » de David, elle dut communiquer outre son état civil et son signalement physique, son aspect vestimentaire, la description des objets en sa possession, bijoux, photos, les circonstances de sa disparition, son profil psychologique et moral, son état de santé, la liste de ses amis et relations, les endroits et lieux qu’ils avaient, elle et lui, l’habitude de fréquenter, on lui demanda de fournir des photographies récentes.
On la questionna sur d’éventuels éléments permettant de penser à des intentions suicidaires : médicaments, armes, écrits…
On lui demanda si David avait l’habitude de s’absenter sans prévenir. Elle répondit que c’était la première fois.
On la prévint que les recherches pouvaient prendre la forme de vérifications auprès du voisinage et des personnes habituellement fréquentées et que « si elle avait quelque chose à déclarer, quelque chose qu’elle aurait voulu jusqu’ici, pour une quelconque raison, cacher à la police, c’était le moment ou jamais de faire des révélations ».
Adèle n’avait pas grand-chose à « révéler ». Leurs rapports amoureux étaient au beau fixe. Ils menaient une vie tranquille sans histoires. Leurs relations professionnelles, sociales ou amicales étaient des plus banales. Ils avaient quelques amis communs avec lesquels ils organisaient de temps à autre des sorties, ciné, resto, bowling. David avait un ami de longue date, Robert, qui était devenu également son collègue de travail et son équipier au club de billard. Adèle n’avait qu’une très bonne amie, Victoire, l’unique personne, après David, avec qui elle pouvait tout partager. La seule qu’elle rencontrait assidûment.
Adèle était souffleuse de verre. En parallèle, elle écrivait et illustrait des contes pour enfants. En dehors des clients et des fournisseurs de son atelier, de son éditeur, d’un cercle d’auteurs et d’illustrateurs qu’elle croisait au cours de salons ou de cafés littéraires, elle ne voyait pas grand monde. « Une artiste » pensèrent les policiers.
David écrivait, lui aussi. Des polars pour le plaisir et des articles de presse pour vivre. Il faisait du journalisme d’investigation et pour préserver son anonymat et sa sécurité, il ne signait ni ses chroniques, ni ses romans de son véritable nom.
La profession de David retint davantage l’attention des policiers : « Ces gratte-papiers ont la réputation de fourrer leur nez dans les affaires des autres et ça pouvait ne pas plaire à tout le monde ». Ils avancèrent plusieurs hypothèses : e********t, chantage, e********t suivi de la mort. Ce qui ne serait absolument pas surprenant, vu que son travail le mettait fréquemment en contact avec des gens peu recommandables, liés à la d****e ou à la p**********n.
Une enquête en bonne et due forme fut diligentée : d’abord sous la forme de patrouilles dans les lieux où il avait l’habitude de se rendre, recherches auprès des hôpitaux… puis les enquêteurs entreprirent un véritable travail d’investigation plus en profondeur.
On découvrit que d’importantes sommes d’argent avaient été retirées de son compte bancaire, les relevés présentaient des retraits réguliers dans les semaines précédant sa disparition. Cela pouvait être lié au paiement d’informations.
Adèle fut convoquée une seconde fois pour une audition plus approfondie au cours de laquelle on lui demanda avec une fausse courtoisie si dans le cadre de l’enquête préliminaire elle ne s’opposait pas à une éventuelle perquisition de son appartement.
Adèle était choquée, mais puisque c’était pour le bien-fondé de l’enquête, elle accepta. Elle proposa même de les accompagner immédiatement, sur quoi on lui signifia que ce n’était pas à elle d’en décider et on lui demanda poliment de bien vouloir se rassoir.
Un jeune inspecteur en civil demanda à Adèle, si David et elle, avaient des problèmes conjugaux. Adèle répondit qu’ils étaient ensemble depuis six ans, qu’ils partageaient le même appartement depuis quatre ans et que même s’ils n’étaient pas mariés, ils n’avaient ni plus ni moins de problèmes que tous les autres couples. Elle leur parla de leur séjour à Venise, il y a trois mois, une surprise que David lui avait faite.
— Vous n’avez jamais parlé de séparation ? demanda l’inspecteur sans délicatesse. Votre compagnon n’a jamais envisagé de vous quitter ?
— Cette « éventualité » n’a jamais été à l’ordre du jour, même si, comme je vous l’ai dit, nous avions - comme tous les couples - quelques discussions de temps en temps.
— De temps en temps, ou fréquemment ?
— De temps à autre, rarement, exceptionnellement, insista Adèle.
— Et à quand remonte votre dernière discussion ?
— Je ne sais plus, il y a longtemps.
— Vous n’avez pas d’enfant ?
— Non.
— En quatre ans de vie commune, vous n’avez jamais envisagé la possibilité de faire un bébé ?
— Mais en quoi ça vous regarde ? s’insurgea Adèle.
— Cela pourrait être le motif de vos discussions… un sujet récurrent de désaccord… dit l’inspecteur avec calme. Lequel de vous ne peut pas avoir d’enfant, c’est vous, ou c’est lui ? insista-t-il en lui tournant autour.
— Ni l’un ni l’autre ! Ça vient de moi. Je ne me sens pas prête.
— Et comment le prenait-il ?
— Comment voulez-vous qu’il le prenne ? Nous n’étions pas d’accord, c’est tout. Nous en discutions parfois, mais ce n’était pas le seul sujet de nos discussions. Pourquoi toutes ces questions sur notre vie privée ? Ça vous avance à quoi de savoir si nous voulions ou non des enfants ? Vous croyez que vous le retrouverez plus facilement avec ces informations de premier ordre ? Pourquoi perdez-vous votre temps à m’interroger ? Je suis suspecte ? Je vous rappelle que c’est moi qui suis venue vous signaler sa disparition !
— Certes, c’est bien vous qui avez signalé la disparition de votre ami, mais puisque vous évoquez le sujet, parlonsen : Je trouve justement étrange que vous ne vous soyez manifestée qu’au bout de trois jours. Pourquoi avoir attendu tout ce temps ? Votre compagnon ne rentre pas et vous ne vous en inquiétez même pas auprès de ses collègues… je trouve ça stupéfiant !
— Nous ne fonctionnons pas comme ça ! répondit Adèle, énervée.
— Je ne sais pas comment vous fonctionnez, vous les « artistes », peut-être êtes-vous plus « libres » ? Cependant, je persiste à trouver votre comportement étrange. Selon votre déclaration, vous ne vous disputiez que très rarement, et la dernière fois remonterait à fort longtemps… pas de sujet de discorde, rien qui puisse faire penser à une éventuelle séparation… tout va pour le mieux, pourtant votre ami ne rentre pas le soir, ce n’est pourtant pas son habitude, nous aviez-vous précisé lors de votre première déclaration.
Adèle fut stupéfaite de l’attention que portaient les policiers au moindre de ses propos et des recoupements qu’ils étaient capables de faire.
— Son éloignement se poursuit durant plusieurs jours d’affilée, continue l’inspecteur, et il ne vous prévient pas. Cette absence prolongée et imprévue, et même son silence ne vous troublent pas jusqu’au coup de téléphone de son collègue ! Alors, c’est vrai, je vous trouve suspecte mademoiselle Béranger et je doute de la véracité de votre déclaration. Peut-être que vous ne nous avez pas tout dit ?
Adèle n’en croyait pas ses oreilles. Jamais elle n’aurait pensé que son mode de pensée pouvait un jour se retourner contre elle. Elle décida de ne plus rien dire. Elle en informa l’inspecteur.
— En choisissant de vous taire, vous aggravez votre situation, lui confia-t-il.
Adèle ne répondit rien.
— Comme vous voudrez ! dit-il en sortant.
Un autre inspecteur en civil entra quelques minutes plus tard. Il lui fit comprendre entre les lignes qu’elle devait s’estimer heureuse de ne pas être mise en garde à vue et qu’il était préférable qu’elle collabore. Adèle se reprit et l’inspecteur poursuivit son interrogatoire. Cette fois-ci les questions prirent une direction différente.
— Mademoiselle Béranger, connaissez-vous le sujet sur lequel travaillait votre mari avant sa disparition ?
— Nous ne sommes pas mariés.
— Votre « Ami » ? Votre « Compagnon » ?
— Compagnon, c’est bien, répondit Adèle sur un ton mélangé d’affront et de crainte.
— Savez-vous sur quoi travaillait votre compagnon mademoiselle ?
— Non, David ne me parle presque jamais de son travail.
— Parmi les relations de votre compagnon, voyezvous quelqu’un qui pourrait attirer notre attention ? Ne vous a-t-il jamais parlé d’une affaire difficile sur laquelle il travaillait, d’une personne particulière qu’il rencontrait fréquemment, de quelqu’un qui l’aurait menacé …
— Non plus, non je ne vois pas, je vous l’ai dit, il ne me parlait pas de ses relations professionnelles.
— Ne vous a-t-il jamais fait part de la moindre inquiétude ? Enfin, vous partagiez bien votre vie avec lui ! Même sans être mariés, on se fait des confidences, non ?
— Oui, bien sûr ! Comme tous les couples j’imagine ! Mais nous voulons surtout faire de notre vie commune autre chose qu’une réunion syndicale et nous prenons soin de laisser nos poubelles respectives à l’extérieur de notre appartement !
— Mademoiselle, vous ne semblez pas comprendre. Votre vie privée ne m’intéresse absolument pas !
— Ah bon ? Ce n’est pas l’impression que j’ai eu jusqu’ici !
— J’essaie simplement de trouver une piste. Votre compagnon était journaliste d’investigation…
— Était ? Je vous interdis de parler de lui au passé !
— Très bien. David Bailey est journaliste et nous savons qu’il n’écrit pas dans la rubrique des chiens écrasés… je ne vous apprends rien, vous connaissez mieux que nous la teneur de ses articles. Vous n’êtes pas naïve au point d’ignorer le milieu qu’il est obligé de côtoyer pour obtenir des informations. Maintenant, si vous voulez vraiment nous aider, je vous demande de faire un petit effort de mémoire, le moindre détail, même insignifiant à vos yeux, peut avoir son importance. Donc, une fois encore, je vous pose la question : N’y a-t-il pas, à votre connaissance, un nom ou un lieu qui pourrait nous intéresser ?
Adèle se tassa sur sa chaise un moment, puis elle se redressa lentement. Elle était vexée qu’on la traite comme une suspecte depuis son arrivée et cela avait affecté son attitude. Elle s’attendait à plus d’égards de la part des policiers. N’était-ce pas elle qui les avait alertés ? Elle était venue leur demander de l’aide et au lieu de ça, ils la questionnaient comme une coupable ! Alors elle s’était refermée. Mais outre ces considérations, avec un peu de recul, elle reconnut que le policier n’avait pas tout à fait tort, bien plus que toute autre, une piste liée à son travail serait à creuser. Et celui-là au moins ne s’insinuait pas dans leur vie privée.
À ce moment, le premier enquêteur entra et se cala dans un angle de la pièce sans un mot. Adèle en fut passagèrement contrariée, mais elle n’en montra rien.
— Comme je vous l’ai dit tout à l’heure, reprit-elle en s’adressant au « gentil », David ne me parle que très rarement de son travail. Pour me préserver j’imagine… mais je me souviens que lorsqu’il s’excusait d’un retard ou devait remettre à plus tard quelque chose que nous avions prévu de faire ensemble, c’était toujours à cause d’une personne qu’il devait absolument rencontrer ou qui l’avait retenu plus tard que prévu… et c’était souvent la même personne. Ça me mettait toujours en colère, parce qu’il s’agissait d’une femme, et souvent de la même femme. David m’a toujours laissé entendre que cette femme était quelqu’un de très important pour lui, pas pour lui en tant qu’homme, mais important pour sa carrière de journaliste.
— Vous savez comment s’appelle cette femme ?
— Vaguement. Je me souviens plus exactement de son prénom, un prénom que j’ai fini par détester… Michaëla… Michaëla… Attendez, ça va me revenir, dit Adèle en frottant son index sur ses lèvres. C’est un nom qui fait penser à un grand musicien…
— Mozart ? demanda l’inspecteur. Berlioz ?
— Non
— Beethoven ? hasarda le policier calé dans le coin, n’imaginant pas une seule seconde que cela puisse être possible.
— Chopin ? proposa l’inspecteur, et il enchaîna : Verdi ? Vivaldi ? Wagner ?
— Non… arrêtez, vous m’embrouillez ! s’écria Adèle. Les policiers firent silence afin de laisser à Adèle le temps de se concentrer. Au bout de quelques secondes, Adèle se leva de sa chaise le doigt en l’air, comme une bonne élève, heureuse de formuler une réponse juste.
— Nardini ! Michaëla Nardini !
Les deux hommes se regardèrent circonspects, visiblement ils ne connaissaient pas ce compositeur. À vrai dire, le nom de Nardini avait pour eux une résonance plus mafieuse que lyrique.
— Nardini ? Ça te dit quelque chose, à toi ? demanda le premier policier au second.
— Ne me dites pas que vous n’avez jamais écouté une sonate de Pietro Nardini ? intervint Adèle.
— Évidemment si, mademoiselle, nous connaissons votre compositeur, dit le plus grand en jetant un regard entendu à son partenaire, en revanche, il serait intéressant de savoir si cette personne était connue de nos services… Nous allons nous renseigner. À tout hasard, vous pourriez nous décrire cette femme ?
— Désolée, je ne l’ai jamais rencontrée.
Les inspecteurs sortirent de la pièce.
— Et moi ? demanda Adèle. Je peux partir ?
— Pas tout de suite, répondit le plus petit.
— Et la perquisition ?
Il ne répondit pas et sortit.
David n’avait emporté aucun vêtement, mais curieusement on n’avait pas retrouvé son passeport. Aucune trace de lutte dans l’appartement, aucun déséquilibre, aucun signe de camouflage apparent. Les draps n’avaient pas été changés, rien d’extraordinaire dans la poubelle, il y régnait un désordre normal de vie quotidienne. Les photos récentes d’un voyage à Venise, épinglées avec les souches des billets d’avion, confirmaient l’harmonie du couple. Les premiers témoignages de proximité, recueillis dans le voisinage, corroboraient les déclarations d’Adèle.
Deux heures plus tard, le policier de garde entra, suivi d’un autre inspecteur, plus âgé et plus élégant que les deux premiers.
— Vous êtes libre mademoiselle, dit l’homme en uniforme sans donner d’autre explication.
Le policier en civil s’approcha d’Adèle et l’informa du résultat de la perquisition. Il s’excusa ensuite de la procédure. « C’est une procédure de routine. » précisa-til. Adèle lui répondit qu’il se rassure, qu’elle n’avait pas l’intention de leur faire un procès. L’inspecteur reprit les mots du policier de garde.
— Vous êtes libre, dit-il en lui montrant la sortie.
— Je n’en ai jamais douté ! lui répondit-elle avec assurance.
En s’approchant de la porte, Adèle demanda s’il était possible qu’il fût vraiment arrivé quelque chose à David. Mais l’inspecteur n’était pas fort causant. Adèle insista, mais sans résultat. Elle demanda alors s’il pouvait voyager avec son passeport. Il répondit que oui, puisqu’il n’avait commis aucun délit. Pourquoi ne pourrait-il pas voyager librement ?
— Alors il est possible qu’il ne soit plus en France ? demanda-t-elle.
— Vous craignez qu’il vous ait abandonnée pour partir avec la mystérieuse Michaëla ?
Adèle haussa les épaules et ne répondit rien. L’inspecteur lui tendit sa carte en lui demandant de le tenir informé, si elle avait des nouvelles.
Adèle pensa qu’elle avait souvent vu cette scène à la télévision, et que ça la faisait sourire à chaque fois. Elle se demandait toujours s’il était cohérent qu’un inspecteur de police laisse sa carte comme le ferait un représentant de commerce. Elle savait désormais que c’était comme ça dans la réalité, et ça ne la faisait plus rire.
Elle demanda si elle pouvait espérer qu’on la tienne au courant elle aussi, si David était parti à l’étranger, elle aurait aimé le savoir… de nos jours c’était facile de le vérifier auprès des aéroports…
L’inspecteur l’interrompit.
— Une personne majeure a le droit de partir sans donner de nouvelles, de couper les liens avec sa famille, dit-il en lui prenant le bras.
— Mais c’est insensé… N’est-on pas en droit de savoir ce qui se passe ? Non ? Alors c’est tout ? Il n’y a rien d’autre à faire ? demanda Adèle en se dégageant.
— Nous allons creuser du côté de son travail, mais si rien ne laisse supposer une disparition inquiétante, ça ne sera plus de notre ressort. Vous pourrez néanmoins engager une procédure de recherche dans l’intérêt des familles. Mais…
— Mais ?
— Mais une fois retrouvée, la personne majeure est informée qu’elle est recherchée par sa famille, toutefois ses nouvelles coordonnées ne peuvent être communiquées qu’avec son consentement. Par respect pour la liberté individuelle, on ne peut pas l’obliger à reprendre contact avec ses proches. Et c’est le cas neuf fois sur dix.
Adèle contint sa révolte.
— Ceci dit, parallèlement à cette démarche officielle, rien ne vous empêche de poursuivre vos propres recherches, continua l’inspecteur en lui serrant la main.
Adèle le salua mollement, l’inspecteur lui souhaita bon courage et la laissa partir.
Adèle était « libre ». On venait de lui dire à plusieurs reprises. Elle le savait, elle n’en avait jamais douté, pas une seconde, mais c’était la première fois qu’on lui affirmait, et qu’on lui répétait, comme pour lui rappeler à quel point cette liberté ne tenait qu’à un fil.
Elle était « libre », « libre » de rentrer chez elle, « libre » de tourner en rond et d’attendre, « libre » de chercher des réponses encore et encore.
Si les policiers ne trouvaient rien d’inquiétant dans le milieu de son travail, si on ne le retrouvait pas mort, si son journal ne recevait pas de demande de rançon… d’ici une semaine l’affaire serait oubliée.
« Disparition volontaire ». Adèle ne pouvait pas accepter cette hypothèse. Pourquoi David aurait voulu disparaître de sa vie ? Pourquoi de cette manière ? C’était aberrant. Se pouvait-il qu’il ait eu une liaison avec cette Michaëla ? Absurde. David ne parlait pas beaucoup, et Adèle avait pour principe de ne pas poser de questions. S’il avait quelque chose à cacher, il ne prendrait sûrement pas comme alibi le nom de sa maîtresse ! On ne se sert jamais de sa maîtresse comme alibi auprès de sa femme ! Ou volontairement… pour brouiller les pistes. David serait-il tordu à ce point ? Le doute s’installa, l’esprit d’Adèle partit dans toutes les directions. Qui était cette mystérieuse Michaëla ? Qui était-elle vraiment ? Si elle était aussi importante que David le prétendait, Robert, son collègue devait sûrement le savoir.
Lorsqu’Adèle franchit le hall de son immeuble, la concierge sortit immédiatement de sa loge et l’accompagna jusqu’à son appartement.
— C’est la police, mademoiselle, dit-elle gênée. Ils m’ont demandé d’ouvrir la porte et de rester, je leur ai dit que j’avais autre chose à faire et que je ne voulais pas m’introduire chez vous en votre absence… mais ils m’ont fait comprendre que je n’avais pas intérêt à faire obstruction… que c’était la procédure réglementaire, que je devais rester dans votre appartement tout le temps de la fouille… je suis désolée…
— Ce n’est rien, répondit Adèle en refermant sa porte. Vous n’avez fait que votre travail.
En se retournant, elle constata les traces du passage des enquêteurs. Son cocon avait subi les outrages d’une fouille dans les règles de l’art. Elle n’eut pas le réflexe habituel d’ôter ses chaussures, elle ne retira pas non plus son manteau, comme on le fait lorsqu’on rentre chez soi. Il lui fallut un certain temps pour qu’elle se sentît à nouveau chez elle, en confiance, à l’abri. Elle souffla en regardant autour d’elle.
Il ne s’agissait pas véritablement d’un saccage, chaque chose avait été grossièrement remise à sa place, mais rien n’y était vraiment, tout était à refaire. Chaque petite chose avait été touchée, retournée, manipulée, inspectée, lettres ouvertes, lues certainement, tiroirs chamboulés, linge déplié… Un cambriolage propre et net où rien ne manque, où il semble même y avoir quelque chose en trop. Une ombre persistante.
Quel que fût l’endroit où elle posait les yeux, un désordre aussi infime que flagrant s’imposait. Il y avait beaucoup à faire, mais le courage lui manquait. Elle se sentit soudain submergée par une grosse vague de dégoût. Si seulement Victoire était là ! Pendant une seconde, Adèle pensa l’appeler, mais elle s’en défendit intérieurement. Elle avait bien besoin du soutien de son amie à cet instant, et elle seule serait à la hauteur pour lui remonter le moral, mais Victoire avait déjà tellement fait pour elle ! L’appeler à chaque fois que quelque chose ne tournait pas rond n’était pas fidèle à l’idée qu’elle se faisait de l’amitié. Adèle pensa qu’à force, Victoire pourrait bien se lasser, et qu’elle n’aurait pas tout à fait tort. Adèle ne pouvait pas envisager de lasser sa meilleure amie. Elle préféra se débrouiller seule pour une fois. « Regarde le côté positif ! » lui aurait sûrement dit Victoire. Face au nouvel agencement de son appartement, elle pensa que finalement c’était bon signe, cela montrait que la police prenait la disparition de David au sérieux.
Le nom de Michaëla lui revint en pleine figure. Le ménage pouvait attendre un peu, elle décida de prendre le taureau par les cornes en appelant Robert.
— Bonjour Robert, c’est Adèle.
— Adèle ! Alors, des nouvelles de notre David ? demanda-t-il immédiatement.
— Non, aucune nouvelle.
— Ça fait cinq jours maintenant. Tout de même ! Que fait la police ?
— Je reviens du commissariat central justement. Ma déposition d’avant-hier ne leur a pas suffi, j’ai été convoquée ce matin à leur bureau. « Affaire vous concernant » qu’ils avaient écrit sur l’avis, sans plus de précision, je croyais qu’ils l’avaient retrouvé, j’ai imaginé le pire ! En fait, ils voulaient m’interroger. J’ai eu droit à toutes les questions possibles, même d’ordre très privé.
— Rien d’étonnant, vous êtes la personne la plus proche de lui, la moindre question à son sujet vous paraît d’ordre privé.
— Je vous assure que c’était des questions intimes et sans rapport avec sa disparition. Du genre « pourquoi nous n’avions pas encore d’enfants ? »
— Les questions tous azimuts sans rapport avec l’enquête, c’est un procédé de déstabilisation, une sorte d’étude du comportement, affirma Robert en expert.
— Ils ont aussi fouillé notre appartement…
— Votre appartement ? Ils cherchent dans toutes les directions et procèdent par élimination, supposa Robert. Au moins, vous savez qu’ils se bougent.
— Oui, c’est aussi ce que j’ai pensé, concéda Adèle. Souhaitons qu’ils déploient partout la même énergie.
— C’est le cas. Ils sont venus nous interroger au bureau.
— L’hypothèse d’une vilaine affaire sur laquelle David aurait enquêté ne serait pas à exclure selon eux, confirma Adèle.
— C’est ce que j’ai cru comprendre. Mais ils se trompent. Nous n’étions pas sur la piste de terroristes !
— Tout de même ! David ne me parle pas énormément de son travail, mais comme vous le savez, il écrit des polars.
— Oui, et alors ? coupa Robert.
— Je sais qu’il s’inspire beaucoup des affaires qu’il avait suivies, reprit Adèle. Et les personnages de ses romans ne sont pas des enfants de chœur !
— C’est de la fiction Adèle ! Ne mélangez pas tout.
— Peut-être, dit Adèle peu convaincue. Dites-moi Robert, vous connaissez Michaëla Nardini ?
— Qui ?
— Michaëla Nardini.
— Désolé, ce nom ne me dit rien du tout. Je devrais la connaître ? demanda Robert sincèrement.
— David m’a souvent parlé de cette femme, comme d’une personne importante. Ce nom n’évoque rien pour vous ? Il ne vous en a jamais parlé ?
— Non Adèle. Vraiment. Je ne connais absolument pas cette femme.
— Bon, laissez tomber, ce n’est pas grave. J’espère que la police aura plus de chance que moi…
— Vous croyez que cette femme pourrait avoir un lien avec sa disparition ? s’intéressa Robert.
— Je n’en sais rien. Non, je n’en sais rien. Je cherche. Je cherche. Si vous avez du nouveau, vous m’appelez ?
— Comptez sur moi Adèle. Au revoir.
Adèle raccrocha le téléphone et se laissa tomber sur le canapé. Elle se frotta les tempes longuement, se dit qu’elle avait bien besoin de boire un verre. Elle se leva mollement et se dirigea vers le bar qui séparait le séjour de la cuisine. Elle mit deux gros glaçons dans un godet à whisky qu’elle mouilla d’un trait de gin. En portant le verre glacé à son front, elle fit un tour d’horizon et son regard s’arrêta sur une photo.
Une photo prise en miroir, à bout de bras, joue contre joue, le sourire joyeux et complice à bord d’une gondole vénitienne. Au second plan, le gondolier en polo rayé porte le traditionnel canotier à ruban rouge, il regarde au loin et sourit lui aussi. Derrière eux, sur le Grand Canal, la basilique Santa Maria della Salute.
Venise, une parenthèse constante dans le temps et l’espace, un instant de grâce en continu pour deux amants. C’était trois mois plus tôt, leur complicité semblait impérissable.