IIL’enfant assis par terre au milieu de la cour doit avoir quatre ou cinq ans. Ina a remarqué qu’au fur et à mesure de son adoption par la maisonnée, le petit Bouba se rapprochait d’elle. Peu à peu. Les premiers jours, il avait eu peur de l’étrangère, mais comme il n’a plus deux ans, et se prend pour un grand, il ne voulait pas montrer sa méfiance. Alors il faisait mine d’ignorer l’inconnue. Ina, tout aussi intimidée, n’a pas fait de zèle pour lui plaire. Les enfants ne manquent pas ici. La cour des Keita compte six bambins en bas âge. Dont le bébé de la toute jeune bonne qui a très vite atterri dans ses bras, sur ses genoux, puis s’est calé dans son dos, après quelques heures d’apprentissage. Le port d’un enfant sur le dos est un véritable sport pour une toubab inexpérimentée aux courbes à peine soulignées. Il faut se cambrer exagérément, se plier souplement aux mouvements de l’enfant, puis l’oublier, ou mieux : faire comme s’il faisait partie intégrante de son propre corps. Ina s’entraîne plusieurs fois par jour, elle ose depuis peu sortir ainsi de la cour, pour quelques pas dans la rue. Succès assuré. Elle regrette juste d’être si légèrement dotée, côté décolleté. Le pagne glisse, glisse… Au dos : descente en toboggan, l’enfant finit sa course sur les fesses de sa porteuse, parfois même à ses mollets. Bouba regarde tout ça lèvres serrées, la bouche emplie de fous rires qu’il ne veut surtout pas libérer. Il aimerait bien essayer. Au passage, il pourrait toucher les cheveux d’Ina. Ils sont tellement bizarres, on dirait qu’elle s’est collé sur la tête le crin d’un poulain. Il faudrait d’abord qu’il se montre plus aimable, moins sauvage. C’est ce qu’il commence à faire, c’est pour cela qu’Ina a pu remarquer qu’il progressait vers elle, vers le rideau de sa chambre plus exactement, en suivant une diagonale. Aujourd’hui, donc, il a posé ses cubes au beau milieu de la concession. Demain, il abordera l’autre moitié de la cour, le côté jardin, ou plutôt fleur. Ina est venue de France avec ses deux cactus. Si peu pratiques à emballer qu’elle a dû les porter en bagages à main, se délestant pour ce faire de son chapeau et de sa gourde.
Emporter une gourde : l’idée était parfaitement inepte. Ici, quand on a soif, on achète un sachet d’eau fraîche. Dji suma bé, dji suma bé. Les petits vendeurs d’eau fraîche ne manquent pas et fournissent au badaud, pour le prix d’un bonbon ou d’une cigarette locale, de quoi se désaltérer. On y plante une dent et l’on vide à grandes lampées l’outre cristal. Cinq décilitres : on assouvit sa soif, et on laisse l’excédent à un gamin qui passe. C’est comme cela que l’on boit, quand on se promène à Bamako. Vraiment, la gourde, ça n’avait aucun intérêt ; les cactus sont bien plus utiles. Ils ont déjà donné lieu à quelques visites. Un beau sujet de conversation car le cactus d’appartement est une curiosité. Justement, ils sont en fleurs. Un vrai bonheur. Presque un signe. En France, ils n’avaient pas daigné fleurir. Et là, à peine arrivés, ils ont commencé à bourgeonner. Bouba aimerait bien les voir de plus près, les toucher peut-être, les arroser aussi, comme il voit Ina le faire au coucher du soleil.
« Prête-moi un cube, Bouba, je vais écrire des lettres tout autour. » Aux mimiques d’Ina, l’enfant comprend et obéit. Le résultat lui plaît bien, il lui tend les autres cubes. Je vais t’apprendre à lire, Bouba, on a tout notre temps. Quelques mots de français phonétique amélioreraient leur communication. Cube – crayon – cheveux – z’yeux – viens – super – oui – non. Bouba enregistre vite et sait être très gentil. Lui aussi a des yeux clairs « à la Oumar », et peut aussi afficher un mauvais caractère, quand il le veut. Pour faire rire Ina, Bouba n’a rien trouvé de mieux que de mimer un caméraman à l’œuvre. Il tourne autour de son sujet, il zoome avant, zoome arrière, grimpe sur un tabouret, se jette à genoux. Parfois, son sujet c’est Ina. Ça, c’est quand il veut un résultat immédiat. Entre les nuages qui assombrissent subrepticement l’humeur, et la concentration quasi palpable qu’Ina imprime sur son visage et dans ses gestes lorsqu’elle sort ses carnets pour écrire, Bouba ne distingue pas toujours avec discernement les moments où il peut la divertir des instants où il ferait mieux de ne pas intervenir.
« ‘Gad… ! ‘Gaaad… ! » dit Bouba en trottinant vers elle. Ina regarde, par réflexe. Par reddition, aussi. Comment résister à un tel engouement ? Elle laisse en suspens sa pensée du jour : comment pourrait-elle se procurer ses lectures de sauvetage, à savoir Stendhal, Baudelaire, Musset, oublier Eluard, Pessoa et Neruda, forcément introuvables ? Comment s’y prendre ? Où aller ? Y a-t-il des bibliothèques, des librairies ?
« ‘Gad, Ina ! Cubes. Ouma’. N’a crit Ouma’ » « Ah oui… Bravo, Bouba, tu es un vrai petit écolier. Oumar… comme ton oncle ? Ou bien ? » Oui de la tête. « Mais… Tu le connais ? » Oui de la tête. Lui prend la main, l’entraîne vers son petit lit de fer. Dessous, une boîte de conserve. Concentré de tomates, modèle régiment. À la place du rouge condiment, des trésors. Les trésors de Bouba. Parmi eux, quelques photos. Bouba bébé, tel un trophée porté à bout de bras. Bras d’Oumar. Tête d’Oumar. Torse d’Oumar. Un cliché à développement instantané. Oumar ici, dans cette concession, il y a trois ou quatre ans peut-être. Curieusement, elle n’avait jamais imaginé Oumar sans Tour Eiffel ni café parisien. Elle avait fait abstraction de son cadre africain. Pourtant, c’est à travers Oumar, pour l’essentiel, que l’Afrique s’était concrétisée. L’imaginer prenant ainsi la pose à l’emplacement qu’elle occupe maintenant lui semble insolite. Incongru même. À la mine ravie du petit Bouba brandissant sa photo-trésor, il est facile de déduire l’affection mêlée d’admiration de l’enfant pour son oncle. Oumar, dans le rôle de l’oncle d’Amérique, du voyageur aux poches emplies de bizarreries, aux paroles extravagantes, aux histoires extraordinaires. Sur les deux visages, un sourire de connivence.
L’enfant entraîne à nouveau Ina devant les cinq cubes alignés. « Ferme tes yeux », lui fait-il comprendre. « Un, deux, trois… Ouv’ et gad’. » Sur le sol de terre battue : a-m-o-u-r. Belle anagramme. Elle n’y avait encore jamais pensé. Rires d’enfant. Bruit de cubes projetés dans la bassine de tôle émaillée qui tient lieu de coffre à jouets.
Il lui faut pouvoir écrire à tout moment, en tout lieu, sans préméditation, sans justification. Avec ou sans lumière, seule ou au beau milieu d’une foule, d’un marché, aux abords d’une mosquée ; n’importe où, n’importe quand, n’importe comment. C’est très important. Pour répondre à cette exigence, condition de son voyage, Ina ne se déleste jamais de son carnet, qui porte déjà son chiffre : numéro Un, parce qu’évidemment il faudra bientôt une valise pour contenir les carnets chronologiquement numérotés qu’Ina va noircir de sa drôle d’écriture filiforme. Parfois, elle pense même n’être là que pour ça. Une raison d’être ici, en quelque sorte, un rôle, une mission. Oui, une mission. Petit militaire parti muni de carnets, d’oreilles, d’yeux et d’une curiosité aiguisée à affûter sans cesse. Mission : rapporter l’empreinte humaine de Bamako. Il avait aussi parlé de photos souvenirs, sous forme de fragments écrits, ou encore d’illustrations, de portraits, de scènes, d’histoires, et cætera. Elle avait le choix de la matière, des couleurs, du format. Il lui avait dit cela en crescendo. Premiers mots très légers, à peine pensés, puis il s’était penché sur ses propres mots, lui-même surpris d’avoir eu cette excellente idée. Il avait fini en apnée, plongé profondément dans cet impromptu scénario et, accessoirement, dans les yeux d’Ina. Il la tenait par les deux épaules et lui parlait maintenant comme s’il dictait une règle du jeu. « Des textes qui me diront si tu as su voir Bamako, si tu as trouvé un sens, une essence, un cœur, un foie, une bouche à cette ville. » Il avait continué plus bas, juste pour lui-même peut-être : « Ma ville. Sauras-tu aimer ma ville ? » Il s’était ressaisi, ce qui consistait à prendre, comme à l’accoutumée, un ton plaisantin, sourire en coin. « OK ma belle ? Et hop, tope là. Tu aimes écrire, tu fais des papiers régulièrement – au fait, où en es-tu de tes nouvelles ? Ça ne devrait pas te coûter de m’envoyer des rushes de temps en temps. Bon, si ça me plaît, je te prends en deuxième épouse. C’est promis ! » Ina avait démarré au quart de tour : volée d’insultes en tout genre ponctuées de « Vraiment… toi… » en suspension. Elle avait tout de même topé dans la main pour signer le pacte. Et c’est pour cela précisément qu’elle ne se sépare jamais de son carnet de notes.
Pourtant le plus souvent c’est dans la concession des Keita, devant sa chambre, dans un fauteuil en roseau, qu’elle se met à écrire. Ou à décrypter les notes en pattes de mouche, prises à l’aveuglette, à les réécrire en les assaisonnant d’herbes et d’épices. Jardin de sa pensée.
Souvent dérangée. Tant mieux, elle aime qu’on la dérange, la dissipe, la divertisse. Spontanément, comme Bouba quand il vient la chercher par la main. Délicatement, comme le fait Maïmouna, pleine d’aimables précautions. An bé taa sugu la. Tu viens, Ina ? lui lance-t-on. J’arrive. Elle aime aller au petit marché d’à côté. Elle en est encore à regarder, intimidée, les négociations virtuoses et efficaces de sa « cousine ». Et balbutie, dans un ordre approximatif, la kyrielle de questions-réponses qui constitue les salutations, sans lesquelles aucun échange n’est envisageable. Sur ce petit marché de quartier, accompagnée d’un membre de cette honorable famille, Ina attire les grâces des boutiquiers. Elle goûte tout ce qu’on lui donne, à la grande joie des commerçants et de Maïmouna, pas peu fière de l’adaptation de la cousine toubab.
Les virées au marché avec Maïmouna sont, à chaque fois, une partie de bonheur. Ina aime déambuler en sa compagnie dans les rues de terre du centre de la ville. Maïmouna ondule entre les échoppes des marchands de tissus. Il y en a partout. Lors de sa première sortie au cœur de la capitale, Ina les confondait, imaginant qu’ils vendaient tous les mêmes choses. Des montagnes de pagnes pliés et des forêts d’étoffes en rouleaux. Maintenant elle a compris qu’une organisation tacite mais bien réelle sous-tend ce commerce. Autour du Marché rose, ce sont les femmes qui tiennent le haut du pavé. Elles haranguent bruyamment le client et viennent chercher par la main les badauds susceptibles de tomber dans leurs filets. C’est ainsi que les dépeint Maïmouna, ironiquement mais sûrement. Celle qui, aux yeux d’Ina, symbolise la grâce intemporelle se révèle experte en matière de modes locales et éphémères, de courants vestimentaires. Les tons chocolat sont très appréciés cette année. Le « tomate » de l’an passé se porte encore, en dégradé, en motifs surteints, ou bien encore associé dans le bas du boubou à une teinte café.
D’innombrables pièces uniques, joyaux de la teinture érigée en art, s’empilent dans de vastes bassines de métal qui recouvrent le sol, se calent sur les hanches ou le dessus du crâne.
Au-delà des modes, l’indigo domine et décline subtilement des nuances à rendre jaloux mers et firmament. Puis l’ocre et toutes ses gammes. Du jaune safran au cuivre orangé. Il y a aussi l’odeur. Les pagnes sont amidonnés puis battus et pliés encore humides. L’air sec et brûlant de ce mois d’avril se charge, malgré les plis, de l’ultime évaporation. Mais lorsque la vendeuse déploie haut devant elle l’œuvre des teinturières, de forts effluves de pigments, de terre, de cire et de vinaigre se répandent alors. Fermer les yeux pour humer à plein nez ces saveurs aigres-douces, âcres, presque irritantes. Maïmouna la rappelle à l’ordre : « Ne te fie pas à ces femmes. Ce sont de véritables harpies. Elles sont là pour les touristes, les étrangers. Elles vendent à ces nigauds de badauds des batiks à vomir, à des prix astronomiques ! » La vendeuse, déçue et fâchée, revient à la charge, de son bagou sucré, mais n’ose insister sous le regard réprobateur de Maïmouna, usant pour l’occasion d’une de ses armes de professeur.
Les boutiques de tissus des rues alentour sont réservées aux grands commerçants. De riches Soninkés originaires de l’ouest du pays. D’après Maïmouna, les plus belles pièces de pagnes viennent de Hollande, ce sont les Wax. Les copies de Côte d’Ivoire sont seyantes et bien plus abordables, mais restent plus ordinaires. « Vraiment, rien ne vaut le Wax ».
Plus loin, vers la grande mosquée, on trouve des cotonnades et des coupons importés. « Juste bons à fournir des tenues de service aux fonctionnaires et cadres moyens. » Bien que parfois, Maïmouna y pêche quelques étoffes pour robes ou tailleurs à l’occidentale. Mais elle évite de s’habiller ainsi. Elle l’a fait pendant des années pour paraître elle-ne-sait-quoi, sans jamais retrouver le plaisir d’enfiler un boubou fraîchement teint, ou de se mouvoir aisément dans une large robe traditionnelle, généreusement volantée, assouplie, adoucie par le temps. Son « bon vieux jeans » en quelque sorte, badine-t-elle en imitant à la perfection l’accent faubourien de son jumeau-sacré-cousin.
Avec Maïmouna, le retour, de quelque endroit que ce soit dans la capitale, se fait toujours en taxi. Un demi-luxe qu’elle s’offre depuis qu’un conducteur ivre mort lui a cassé sa voiture. Enfin, celle de son mari avant qu’il ne parte sur la côte atlantique. Ina a eu vite fait de remarquer que le taxi individuel arbore obligatoirement un certain jaune canari, et se coiffe le cas échéant du calot lumineux qui en garantit l’officialité. Son état témoigne d’une carrière longue et chaotique. C’est un rescapé entre les mains d’un chauffeur aux petits soins. L’essence se délivre au goutte-à-goutte, en fonction des pièces de monnaie, ou plus rarement des billets, déboursés par les clients. Pour cette raison sans doute, les pompes à essence manuelles sont légion. L’arrêt essence ralentit considérablement la course. Mais y couper relève de l’exploit. Il faut aussi penser à l’huile, plusieurs fois par jour ; en cas d’oubli une fumée noire vient rappeler à l’ordre le chauffeur négligent. Pour arriver à bon port, il est fréquent de devoir changer de taxi en cours de route. C’est ainsi, et c’est pour ça aussi qu’Ina aime prendre de temps en temps le taxi.
— Tu écris quoi, exactement ?
— Des textes, comme ça, sur Bamako, sur les gens d’ici… Comme ça me vient…
— Des gens que tu connais ?
— Oui, enfin, non, je ne sais pas, j’essaie de cerner la personnalité de ta ville, tu vois, de la comprendre, et de dire d’une certaine façon ce que j’ai ressenti.
— Je ne vois pas bien, non. Pourquoi tu ne le dis pas directement avec la bouche ?
— Parce que moi j’écris, c’est comme ça. Pourquoi pas ? Toi, Souleymane, quand tu fais du rap avec tes copains, tu ne te demandes pas pourquoi tu chantes, pourquoi tu inventes toutes ces phrases. Pourquoi tu ne les écris pas, d’abord, ces mots ?
— Pour quoi faire ?
— Bon, Souleym’, il faut que je finisse mon texte avant la nuit. Je voudrais poster ce que j’ai fait demain, avant le départ du courrier pour la France.
— Tu vas parler de moi dans ton livre ?
— Ce n’est pas un livre, je te dis que c’est juste des textes comme ça, des… euh… des cartes postales. Voilà, j’écris des cartes postales à un ami. Non, non, ne t’inquiète pas, je ne vais pas raconter ta vie. De toute façon je ne la connais pas, ta vie.
— Si je te la raconte, tu pourras parler de moi ? Juste citer mon nom…
— Euh oui, si tu veux… Enfin… je ne sais pas. On en reparle plus tard d’accord ?
— Demain, je t’accompagnerai à la poste, si tu veux bien, Tantie m’a dit que tu te perdais partout !
— À demain, Souleymane, excuse-moi, je suis dans ma bulle, demain, on parlera, je te le promets.
Kam be sini, Koromuso !
Kambe’.