Elle esquissa un sourire en coin.
— « T’es pas loin. »
louri était là, fidèle au rendez-vous, les épaules rentrées contre le froid, les mains enfoncées dans les poches de son manteau long. Iouri. Son meilleur ami. Le seul qui lui restait, peut-être. Vingt-sept ans, même âge qu’elle, même désenchantement précoce. Ils s’étaient connus sur les bancs de l’université, elle dans un coin avec son vieux laptop, lui au fond de l’amphi de droit, plus concentré à décrypter les injustices qu’à noter les articles de loi.
Avec les années, il était devenu avocat. Pas le genre à défendre des millionnaires corrompus. Il travaillait pour une petite ONG, donnait des conseils juridiques gratuits aux femmes battues, aux sans-papiers, à ceux qu’on préférait ne pas voir. Il ne roulait pas sur l’or, mais n’en avait jamais eu besoin. Iouri vivait pour défendre, réparer, comprendre. Il était ce regard franc qui lui disait toujours la vérité, même quand elle ne voulait pas l’entendre.
Et aujourd’hui encore, en la voyant approcher, son sourire avait cette chaleur brute et sans masque. Il n’était pas là pour juger. Juste pour être là.
Les minutes s’étiraient, enveloppées dans la chaleur tiède du café, quand un murmure grandissant s’empara de la rue. De l’autre côté de la vitre embuée, une agitation inattendue se répandait. Des passants ralentissaient le pas. Des téléphones s’élevaient pour filmer. Une voiture noire brillante venait de se garer en douceur devant un bâtiment fraîchement rénové.
Iouri tourna légèrement la tête vers l’extérieur, intrigué. Il fronça les sourcils, écarta un peu la manche du rideau pour mieux voir.
— Attends… Je rêve ou c’est… ?
Il plissa les yeux.
— C’est Lev Volkov, souffla-t-il.
Aliona releva lentement la tête, ses yeux s’ancrant dans la foule en mouvement derrière la vitre. Un homme venait de descendre du véhicule. Grand, élégant, costume sobre mais parfaitement coupé, il souriait aux photographes avec une aisance presque gênante tant elle semblait naturelle. Il saluait poliment les officiels, échangeait quelques mots avec des journalistes. Il avait cette beauté tranquille des hommes nés du bon côté du monde. Rien de prétentieux dans son regard. Juste une assurance calme. Et, dans ses gestes, aucune arrogance.
— C’est le fils de Volkov, précisa Iouri. Lev. Architecte. Il inaugure le bâtiment d’en face, je crois. Projet financé par un cercle privé lié à la mairie. L’info est passée sur les sites pro il y a quelques jours.
Aliona ne répondit pas. Elle observait cet homme qui n’avait, en apparence, rien d’un monstre. Aucun air sournois, aucun tic nerveux. Juste un regard droit, presque doux, et une façon de parler aux gens comme s’ils comptaient vraiment. Elle se sentit surprise et contrariée de cette impression.
— Tu penses qu’il est au courant de ce que son père a fait ? murmura Iouri.
Elle secoua la tête, à peine.
— Non. S’il savait… il n’aurait pas ce regard-là. Ce calme-là.
Elle le disait plus pour elle-même que pour lui. Car quelque chose chez Lev Volkov ne collait pas. L’image qu’elle s’était construite du fils du ministre était bien différente : froide, hautaine, corrompue par le pouvoir. Pas ce type-là. Pas cet homme au sourire sincère et au regard attentif.
Mais ça ne changeait rien. Il était le sang du monstre. Une clé, peut-être.
Et Aliona, elle, n’oubliait pas. Pas le sac noir. Pas le silence. Pas les années perdues.
Elle but une gorgée de son thé devenu froid.
— Je vais le surveiller, dit-elle simplement.
Iouri hocha la tête, grave.
— Tu veux que je creuse aussi ?
Aliona acquiesça sans détour, son regard toujours fixé de l’autre côté de la vitre.
— Oui. Tout ce que tu peux trouver. Ce qu’il fait vraiment, avec qui il travaille, ses habitudes, ses fréquentations. Je veux savoir à qui on a affaire… et s’il a quoi que ce soit à voir avec ce que son père a fait.
Elle parlait calmement, mais son ton ne laissait aucun doute : elle venait d’ouvrir une nouvelle piste. Et cette fois, elle n’était pas seule.
Iouri hocha la tête, déjà en train de noter mentalement les premières pistes à explorer. Il connaissait Aliona assez pour comprendre que cette demande n’était pas anodine. Elle n’avait jamais été du genre à déléguer sans raison. Si elle lui demandait ça, c’est qu’elle flairait quelque chose. Et son instinct, il avait appris à s’y fier.
— Je vais commencer par son cabinet. Voir si son nom sort dans les registres officiels, dans les partenariats d’urbanisme ou les appels d’offres de la mairie. Je passerai aussi un coup de fil à une source chez les médias discrètement.
Aliona le regarda enfin. Il y avait dans ses yeux cette lueur qu’il n’avait pas vue depuis longtemps. Pas depuis l’époque où elle piratait les serveurs de l’université pour aider des étudiants sans papiers à obtenir un hébergement.
— Merci, You.
Il sourit.
— Toujours là pour toi. Tu le sais.
Ils restèrent silencieux un moment, chacun perdu dans ses pensées. Dehors, Lev Volkov saluait la foule d’un geste mesuré, presque trop parfait pour être spontané. Les flashs crépitaient. L’image du jeune homme propre sur lui, charismatique, détaché des scandales politiques de son père.
Mais Aliona, elle, voyait au-delà du vernis. Elle n’était pas encore certaine de ce qu’elle chercherait exactement chez lui. Une faille ? Une preuve ? Ou… autre chose.
Elle détourna les yeux, soudain agacée par la facilité avec laquelle il captait l’attention du monde. Rien que pour ça, elle devait savoir : était-il complice ou juste… aveugle ?
Ils quittèrent le café quelques minutes plus tard. Dehors, l’agitation n’avait pas faibli. Lev s’était approché de la façade du bâtiment fraîchement rénové, saluant brièvement les membres du conseil municipal. Une caméra drone flottait au-dessus du trottoir, captant l’instant pour une chaîne de télévision locale. Aliona tira sur la capuche de son manteau pour se dissimuler davantage.
— Tu veux qu’on reste pour voir comment il agit ? demanda Iouri en marchant à son rythme.
— Non. Je veux pas qu’il me voie. Pas maintenant. Je préfère qu’il ignore mon existence encore un peu.
Elle jeta un dernier regard vers le groupe. Lev Volkov riait à quelque chose qu’un journaliste venait de lui dire, les mains dans les poches de son long manteau de laine gris. Il semblait à l’aise, presque trop. Aucun tressaillement, aucune crispation. Un homme dans sa lumière. Loin de se douter qu’il était observé.
— Je te fais un topo ce soir, promit Iouri. Tu restes chez toi ?
— Oui. J’ai encore des choses à croiser. Des fichiers à comparer. Et… je veux vérifier quelque chose dans les journaux d’archives.
Ils s’éloignèrent de la rue. Saint-Pétersbourg, en cette fin de journée, baignait dans une lumière métallique. Le vent poussait les nuages bas au-dessus des toits. Aliona sentait en elle remonter cette énergie froide, celle qui précédait toujours ses meilleurs hacks.
Ce n’était que le début.
Et Lev Volkov, qu’il le veuille ou non, allait devenir une clé.
Aliona rentra chez elle en fin d’après-midi, les joues rougies par le froid et les pensées embrouillées d’hypothèses. Elle referma la porte derrière elle, fit glisser le verrou et resta un instant immobile dans l’entrée silencieuse de son petit appartement. L’écho de l’agitation extérieure s’était estompé. Ici, tout était à nouveau sous son contrôle.
Elle posa son sac, retira ses bottes, et se dirigea sans détour vers la pièce verrouillée au fond du couloir son antre, son refuge, son poste de guerre. Une clé bien gardée dans la doublure de sa veste ouvrit la porte. L’odeur familière de plastique chauffé, de poussière et de métal la frappa dès qu’elle l’ouvrit.
Les écrans clignotaient en veille, la tour principale émettait un léger bourdonnement, signe qu’elle n’avait jamais été vraiment éteinte. Aliona s’installa, remettant ses cheveux en arrière, enfilant son casque antibruit. Elle replongeait.
Iouri lui avait déjà transféré les premières pistes : une copie du curriculum vitae public de Lev Volkov, ses projets architecturaux, ses prises de parole dans les médias. Rien de compromettant en apparence. Mais Aliona savait que la vérité ne se trouvait jamais dans la surface.
Elle créa un dossier chiffré qu’elle nomma simplement : Lev_V__Dérivations.
Puis elle se mit à fouiller. D’abord les archives : des journaux, des bases de données d’urbanisme, les appels d’offres sur les projets publics… Tout ce qu’il touchait de près ou de loin. Elle croisa ses données avec celles qu’elle possédait déjà sur le père : Viktor Volkov. L’homme aux huit visages. Ministre intouchable, homme d’affaires opaque, et tueur de sa mère.
Les heures défilèrent. La nuit tomba sans qu’elle s’en aperçoive.
A suivre