Chapitre 3 - Crew

1430 Mots
Chapitre 3 - Crew Après avoir récupéré une caisse planquée dans un des garages de Dam, je file chez David. Il a seulement écopé de trois ans de prison avec sursis, rien comparé à mes six années fermes. Je me doute qu’il doit encore avoir quelques contacts avec nos fournisseurs, avec nos clients. Et c’est absolument ce dont j’ai besoin pour avancer. Le pied lourd sur la pédale d’accélération, je roule à travers la ville. Un rire s’échappe de mes lèvres, tant je suis empreint d’un p****n de sentiment de liberté. La pluie qui s’abat sur le pare-brise devrait me miner le moral, et pourtant, j’ai l’impression que rien ne pourra entacher ma journée. Vivre en prison n’a rien de spectaculaire. Certains sont persuadés qu’on y est tout de même bien, que nous jouissons de tout le nécessaire, que nous avons des cellules parfaites avec console de jeux, télévisions ou encore ordinateurs. Mais il n’en est rien. Un lit, une cuvette, et un évier ; une table et une chaise soudée au sol. Une console disponible dans une salle de repos. Une console, pour deux cent quarante hommes en quête de divertissement, autant dire que je n’y passais pas de temps. Les sorties au préau sont l’unique répit de nos journées. On court après un ballon, on fume une clope payée cinq fois le prix normal en bavardant avec d’autres détenus, ou en se foutant de la gueule des plus faibles. Les bastons entre les condamnés éclatent chaque jour, les plateaux-repas volent dans la tronche des autres, les gardiens se mangent de mauvais coups qui entraînent à chaque fois de nombreuses manifestations. Incontrôlables, bestiaux, anormaux, voilà ce que nous devenons à force d’enfermement et d’ennui. La taule n’est pas une sinécure, elle n’est pas censée l’être de toute façon, mais elle n’est pas censée non plus être ce lieu où face à la neurasthénie, les cafards que nous étions mutons en des créatures plus voraces encore. Aaron et moi passions notre heure de « liberté » à la salle de sport. Il se défoulait dans les sacs de frappe, injuriant l’absence de sa femme, pendant que je poussais de la fonte pour me convaincre que la mienne ne m’avait pas quitté. Ensemble, nous prévoyons déjà nos futurs plans : récupérer sa femme, rattraper la mienne et rebâtir l’empire des Cobra sur les fondations en ruines que l’état nous avait laissées. Il a encore un mois et demi à tirer derrière les barreaux ; il m’en reste autant pour nous remettre sur pieds. Lorsque j’arrive devant la vieille baraque de David, je coupe le moteur et aspire longuement sur ma clope. L’ambiance est toujours aussi pathétiquement pourrie que chez moi : ciel noirci de nuages chargés, trottoirs et rigoles pollués, briques grises de poussières. Le volet en vieux bois sali est toujours fermé, aucune lumière ne passe par la vitre de la porte d’entrée. L’horloge du tableau de bord indique qu’il est passé dix-huit heures, et je rumine d’avoir passé ma journée à ne rien foutre si ce n’est de sombrer dans mes souvenirs. Je recrache la fumée dans l’habitacle, la chasse d’un revers de la main, et ouvre la portière de la voiture. Nous sommes en novembre, la neige menace de tomber à chaque instant, pour le plus grand bonheur du gamin qui sommeille en moi. Fermeture de veste remontée à son maximum, bonnet tiré sur la tête et paumes qui se frictionnent en quête de chaleur, je grimpe les deux marches en béton avant de tambouriner à la porte. J’attends, regardant d’un côté et de l’autre de la rue. Je suis pressé d’avancer même si le stress me bouffe. Du bruit se fait entendre de l’intérieur, pourtant on ne m’ouvre pas. Je refrappe du poing sur le bois avant de me pencher vers la fente de la boîte aux lettres. J’y colle mes lèvres et hurle : — David, je te jure que si tu ne viens pas ouvrir, je défonce cette porte à coups de pieds et te défonce la gueule dès que je te trouve ! Un cri étouffé, des pas qui résonnent à l’intérieur, la porte s’ouvre enfin. La nana qui me fait face est blafarde, jolie malgré son regard noir. Elle m’est surtout inconnue, et enceinte jusqu’au cou. — David n’est pas là. — Il est où alors ? — Je ne le connais pas, répond-elle. Sourcils froncés, j’enlève mon bonnet et le serre dans mes poings avant de me passer une main sur le crâne. — T’as dit qu’il n’était pas là. D’un coup d’épaule, je la pousse pour entrer dans la maison. Elle crie, tente de me retenir par le bras pour que je cesse de marcher à travers ce couloir étroit. — Il n’est pas là ! Sors de chez moi ou j’appelle les flics ! Je pousse les portes qui se présentent à moi, et m’arrête lorsque nos regards se croisent. L’odeur se dégageant du salon est immonde tant la m*******a enfume l’espace. Il est avachi dans un canapé en tissu beige noirci sur les accoudoirs, une gamine endormie sur ses genoux. — Qu’est-ce que tu fiches là, Crew ? Sa voix grave et sèche à la fois me prouve à quel point ma visite ne le ravit pas. Sous le regard de David, je m’avance dans la pièce, m’installe dans le fauteuil vide et le toise : — Sérieux ? T’as des gamins, maintenant ? Il ricane, et hoche la tête avant d’observer la nana en cloque debout dans l’embrasure de la porte. — Va coucher la p’tite, et fais-nous un thé. Elle acquiesce et soulève l’enfant avant de sortir de la pièce. Nous ne sommes plus que tous les deux, à nous lancer des éclairs de nos yeux. — Alors ? — Alors quoi ? soupire-t-il. Les choses changent en six ans. — Mais pas les gens, affirmé-je. Tu n’as jamais été fait pour vivre une vie aussi morne que celle d’une famille. Il rit, mais je suis on ne peut plus sérieux. — Les Cobra sont morts le jour où nous avons été embarqués. Je suis sous contrôle judiciaire, mec ! Tu ne te rends pas compte de ce que ça implique pour moi ! — Genre fumer des splifs dans ta baraque pourrie en présence de ta gosse ? N’importe quoi, me moqué-je. Les Cobra ont toujours existé, d’aussi longtemps que je m’en souvienne. On va redresser notre royaume. Mais seul, je n’y arriverais pas. David ramasse son paquet de tabac sur la table basse, prend une feuille et sa beuh. Ses mains tremblent lorsqu’il porte le tout à sa bouche pour lécher le bord de la feuille et qu’il roule son joint avant de l’allumer. — T’as envie de retourner derrière les barreaux ? T’es cinglé Crew. Trouve-toi une femme, fais-lui des mioches et vis ta vie sagement. Les BlackD ont mis la main sur le marché, ont récupéré nos clients. T’as rien mis à part ce hangar. Intérieurement, je me marre. S’il pensait qu’A ne prendrait aucune précaution pour nous, il se trompait. — J’ai du fric. Beaucoup, beaucoup de fric. Je dois juste trouver un portable, et me rendre chez Ahmed. Après le tour sera joué. T’es de la partie ? Il jure, tire sur son cône avant de recracher la fumée au plafond. Nous nous taisons quand sa femme revient dans la pièce, un plateau chargé d’une théière et de tasses dans les mains. Elle fuit mon regard, cherche dans celui de son mari un réconfort qu’elle n’obtiendra pas. — Combien ? demande David. — Cinq millions deux cent mille. De quoi redémarrer gentiment. Il grimace, j’exulte. Il va accepter. L’attrait du pognon est fort lorsque nous vivons dans la misère de Logen. — Il te faut une bagnole ? — J’ai celle d’A, réponds-je. — Parfait. Je te retrouve chez toi demain à quatorze heures. Je me lève, victorieux. Je serre la main qu’il me tend, en guise d’accord, en guise de promesse : on va y arriver. Le fric va affluer et notre business reprendre. ∞ Dreck a donc pris les commandes de la ville. Je ricane, jette mon mégot par la vitre de la voiture et réfléchis à comment reprendre le contrôle du marché. Dans l’enceinte carcérale, j’avais entendu qu’il était plus redoutable encore que Bastian. Mais j’avais refusé de croire qu’un petit con de sa trempe pouvait gérer seul un gang. Comme quoi, moi aussi je me trompe des fois. La voiture défile à travers les rues de Logen, et je me perds pour une énième fois dans mes pensées. Je me fais une liste mentale des choses à faire, en tentant de les mettre dans l’ordre : — Vérifier la planque indiquée par A — Trouver cette p****n de carte bancaire avec ses divers numéros — Et enfin, me connecter à nos comptes au Guatemala. Ensuite, il me restera la partie la plus compliquée en étant sous contrôle : le racolage. Récupérer nos clients exige une grande subtilité, une intelligence hors du commun et une tactique bien précise. Mon plan ? Leur vendre de la meilleure marchandise que celle qu’ils peuvent se procurer pour l’instant. Je couperais moins la came, je leur dégoterais des armes de guerre que nous n’avions pas avant. Je suis prêt à tout pour ériger ce que nous avions perdu. Certains diraient que je suis complètement fou de me relancer dans cet univers, d’autres hurleraient à la connerie, surtout après six années en taule. Moi, je me trouve génial. Les Cobra sont ma famille, je n’ai pas le droit d’abandonner les miens.
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