Le juge MauryCe 17 septembre s’annonçait pour le juge Maury à l’image des autres dimanches. Il s’était levé à 7 heures, avait pris son bain, avait déjeuné d’un bol de café noir, debout, seul dans la cuisine. Puis, en écoutant les Brandebourgeois de Bach, il avait rangé son bureau, classé des dossiers, épousseté ses reliures : pour rien au monde il n’eût confié cette tâche à Séverine ou à sa mère. A 10 heures, il avait retrouvé à la cathédrale, en haut de la nef, le prie-Dieu réservé, marqué à son nom sur l’accoudoir au moyen de clous de cuivre : son père, le colonel, l’occupait déjà avant lui. La messe dite, il avait laissé refluer la masse des fidèles, avant de s’éclipser lui-même par une des portes latérales. La maison était toute proche, de l’autre côté de la place de la Cité, mais il avait bifurqué à droite vers la vieille rue du Touat, foisonnante de gens endimanchés. On l’avait reconnu, des chapeaux se soulevaient à son passage. Il répondait d’une brève inclinaison de tête, pressait le pas, encombré de son grand corps, un peu voûté, les jarrets raides.
A la pâtisserie Castarède, il avait choisi quatre gâteaux (deux tartes aux myrtilles et deux éclairs au café) pour sa mère et pour Séverine. Pendant qu’on lui préparait sa commande, les yeux au sol il avait essuyé le bavardage de Mme Castarède qui l’interrogeait sur Séverine, qu’on ne voyait plus et qui n’était pas souffrante au moins ? C’était dans le rituel dominical, depuis que Séverine allait passer le week-end auprès de sa mère à Toulouse, le moment le plus désagréable, auquel il faisait face avec une application bourrue.
Alors qu’il débouchait sur la place de la Cité, il aperçut le président Bessières, qui flânait mains au dos près de la statue de Mgr Affre. Maury espéra une seconde qu’il pourrait l’éviter. Mais Bessières avait levé le bras et venait vers lui. Maury réprima une grimace de contrariété. Il se sentait ridicule avec le carton rose suspendu à son doigt. Et il n’aimait pas le président Bessières. Très répandu en ville, fort disert, il bridgeait, dansait, papotait avec un égal bonheur, on citait ses mots et ses petites phrases. Il y avait du gandin et de la concierge dans ce quadragénaire de charme, à l’embonpoint rassurant.
Il était évident qu’il guettait le passage du juge. Maury l’avait entrevu à la cathédrale, au pied de la chaire, encadré de sa riche progéniture. Il avait renvoyé femme et enfants, et s’était posté là pour l’attendre.
Maussade, Maury subit ses banalités fleuries. La boîte de gâteaux au bout de son bras ondulait doucement. Bessières souriait.
— Si je ne craignais de troubler votre intimité, mon cher confrère, j’oserais vous prier de m’accorder quelques instants d’entretien...
Maury rengaina sa mauvaise humeur et désigna, à l’autre bout de la place, la maison bourgeoise aux murs de pierre grise non crépie et dont les hautes fenêtres s’ornaient d’imposants balcons de fer forgé :
— Si vous voulez bien me suivre...
Avec des grâces de petit-maître, Bessières baisait les doigts de Mme Maury mère, qui avait surgi de l’office, rouge et transpirante, la taille ceinte du tablier de service de Charlotte, l’employée.
— Et comment va votre charmante épouse ? Cela fait bien longtemps que je n’ai pas eu le privilège de la rencontrer.
— Mme Maury est absente, dit le juge. Elle se rend chaque fin de semaine à Toulouse au chevet de sa mère malade.
Bessières disait : rien de grave, j’espère ? de ce ton léger avec lequel il excellait à remuer du vide. Ils pénétrèrent dans le bureau. Maury referma la porte, montra un fauteuil à son visiteur, s’assit lui-même à sa table de travail.
— De quoi s’agit-il, monsieur le président ?
Est-ce qu’il ne le savait pas depuis la seconde où il l’avait aperçu ? Bessières soupirait, délaçait un bouton du gilet noir qui lui corsetait l’abdomen. Il commençait, avec componction :
— Mon cher confrère, qu’il soit bien entendu que ma démarche n’a aucun caractère officiel. Je tiens à situer notre entretien sur un plan strictement amical.
Il s’arrêta, libéra son gilet d’un autre cran. Il sentait la pipe et la lotion d’après-rasage. Il se pencha légèrement, comme pour mieux chuchoter sa confidence :
— Il s’agit de l’affaire Norge ! Je me trouvais hier matin à la chancellerie. La question a été évoquée, et je dois vous dire que l’on se fait beaucoup de souci à ce sujet et que l’on souhaite vivement, au plus haut niveau, qu’elle connaisse très vite son épilogue.
Il répéta, en détachant les syllabes :
— Au plus haut niveau !
Et resta à dodeliner de la tête, les lèvres étalées dans une moue ennuyée.
Maury contemplait ses mains qu’il avait posées sur le bureau. Des formules trottaient dans sa tête, séparation des pouvoirs, indépendance de la magistrature, liberté d’appréciation, en mon âme et conscience... Jusqu’à ce jour, les pressions officielles n’avaient pas dépassé le cadre local : conseils confraternels d’un procureur, intervention papelarde d’un parlementaire, ce qu’il appelait le folklore. Voici qu’on faisait donner la grosse artillerie. Au plus haut niveau.
— Vous me rendrez cette justice, continuait Bessières, que je ne vous ai jamais importuné de mes avis, pas plus que je vous ai marchandé ma confiance...
— C’est vrai, dit Maury. D’autres n’ont pas eu vos scrupules...
Bessières écarta mollement les mains :
— De minimis non curat praetor ! Il reste que nous nous trouvons devant une situation exceptionnelle, dont nous devons bien tenir compte...
— C’est-à-dire ?
Bessières le regarda avec surprise :
— Mais enfin, mon cher confrère, vous n’ignorez pas l’exploitation politique à quoi donne lieu cette lamentable affaire ! Et le climat, soyez-en sûr, ne fera que se détériorer avec l’approche des élections.
— Je le déplore comme vous, dit Maury, mais qu’y puis-je ?
— Beaucoup ! Voyez-vous, le problème dépasse infiniment la personne de Norge. Qu’on le veuille ou non, Norge représente quelque chose de très important pour la paix sociale, à un moment où les valeurs traditionnelles de notre région sont assaillies. Rappelez-vous les scandaleuses manifestations du 14 juillet dernier au monument aux morts ! Notre Église elle-même, hélas, n’échappe pas au virus : si l’évêque de Rodez...
— En somme, interrompit Maury, qu’est-ce que l’on souhaite, « au plus haut niveau »?
— Que vous rendiez sans tarder vos réquisitions.
— Lesquelles, bien entendu, concluraient au non-lieu ?
— Je connais votre dossier, monsieur le juge, je n’y vois personnellement rien qui s’y oppose. Quant à votre conviction intime...
— Norge est la dernière des crapules, dit Maury, et vous le savez bien !
Bessières écarquilla les yeux, heurté par la violence du propos dans cette bouche mesurée. Maury poursuivait :
— Il n’y a rien dans mon dossier, dites-vous ! Moi par contre j’y vois beaucoup, les faux témoignages, la corruption, le chantage, parfaitement, le chantage ! Comment baptisez-vous, monsieur le président, la menace proférée par Norge de fermer l’usine d’Espalion ? Cent familles dans la misère, à six mois des élections, je comprends que cela donne à réfléchir, « au plus haut niveau » ! Norge s’est tout permis. Il a fermé la bouche à tous ceux qui avaient quelque chose à dire. Il avait calculé que je n’échapperais pas à la règle...
Bessières se trémoussait sur son siège, nerveux soudain.
— On ne constitue pas un dossier avec des états d’âme, Maury ! Il y a en vous une intransigeance qui m’afflige ! Prenez garde : vous avez pu constater comme moi, lors d’une instruction récente, jusqu’où peut conduire cette sorte de griserie de l’honnêteté.
— Je ne suis pas le juge Pascal, dit Maury sèchement, je ne singe personne. Cela dit, parlons net. Puisque me voilà désavoué, qu’attend-on pour me dessaisir ?
Bessières soupira :
— Di omen avertant ! Dans le contexte explosif qui est le nôtre, on ne réussirait qu’à fournir des armes à nos adversaires ! Seulement, nous n’avons aucun pouvoir sur Norge. Imaginons que ses conseils déposent en cassation une requête en suspicion légitime : ils ne manqueraient pas d’arguments...
Maury eut un bref sourire. Candidement, Bessières avait dit « nos adversaires ». C’était vrai, tout dans la formation du juge, dans son passé, le situait du bon côté, celui de l’ordre établi. En lui confiant le dossier Norge, c’était un peu une affaire de famille qu’on lui demandait de régler, en évitant de trop faire de vagues. Or il y avait maldonne, Maury ne jouait pas le jeu !
Et Bessières ne comprenait plus.
— Quand on jugera utile de me décharger de mes fonctions, je saurai m’incliner avec discipline. Tranquillisez-vous : je ne suis ni un exalté ni un maniaque de l’auto-publicité ! En attendant, j’aimerais que l’on me laisse travailler en paix !
Il se leva, mettant un point final à l’entretien. Bessières reboutonnait son gilet noir.
— J’ai estimé qu’il était de mon devoir de vous parler franchement, monsieur le juge.
— Je vous en sais gré, monsieur le président.
Il l’accompagna jusqu’à la porte extérieure.
* * *
Les deux couverts étaient disposés de part et d’autre de la longue table de noyer teinté. Charlotte ayant congé le dimanche, Mme Maury ce jour-là régnait sur la cuisine. Maury attendit que sa mère se fût assise et s’installa à son tour en face de la vieille dame. Il n’avait pas faim. S’il fit honneur aux écrevisses à la crème – son plat préféré –, il dépiauta du bout des dents le pintadeau farci dont elle lui avait préparé la surprise. Mme Maury l’observait à la dérobée avec contrariété : un bloc de pensées imperméable et glacé. Elle eût bien aimé le sonder sur cette visite insolite de Bessières. Si peu qu’elle se frottât aux choses et aux gens, elle n’ignorait pas les développements de l’affaire Norge et soupçonnait que la venue inopinée du président n’y était pas étrangère. Pourtant elle n’osa pas questionner son fils. Le juge interdisait qu’on fît chez lui la plus petite allusion à sa vie professionnelle. Et Mme Maury avait depuis longtemps appris à respecter ses silences. Devant lui elle redevenait l’humble servante un peu craintive que son mari s’était appliqué à façonner au long de vingt années de despotisme conjugal sans partage. A la mort du colonel Maury, son fils l’avait recueillie, et rien d’essentiel n’avait été changé. Quoique très différents (le juge ne manquait pas d’éducation, alors que son père n’était qu’une ganache rustaude), les deux hommes affichaient la même conception autoritaire de leur responsabilité de chef de famille. Mme Maury acceptait son rôle, n’en souffrait guère plus, la pratique ayant rogné en elle depuis longtemps toute velléité d’indépendance.
La salle de séjour, peu éclairée par les deux fenêtres à petits carreaux, encombrées de voilages épais, baignait dans une pénombre de crépuscule, où luisaient les cuivres de la desserte. La lourde horloge alsacienne raclait les secondes. Maury distraitement grignotait des chips. Mme Maury songeait à Séverine avec une sourde irritation. Jamais plus qu’en cet instant elle n’avait déploré l’absence de sa belle-fille. Quand Séverine était là, la pièce paraissait moins sombre, les deux femmes bavardaient et Maury se déridait un peu. Ce soir, lorsque la jeune femme rentrerait de Toulouse et qu’elle viendrait dans sa chambre lui souhaiter la bonne nuit, elle tâcherait de lui faire sentir combien sa présence était nécessaire à l’équilibre domestique. Elle ne lui demanderait certes pas de supprimer ses visites à sa mère, rien que de les espacer. Est-ce que Séverine comprendrait ?
Le juge vidait son demi-verre de bordeaux, s’essuyait les lèvres, repliait avec lenteur la serviette que Mme Maury avait brodée à leur chiffre, se levait.
Il décrocha en passant dans le hall son feutre marine et sortit. Il fit sa grande promenade dominicale le long de l’Aveyron dont il suivit la berge jusqu’à la côte du Monastère, puis il revint vers le centre. La ville semblait morte. Éteinte la fièvre du matin autour de la cathédrale et de la place d’Armes, elle redevenait la morne cité provinciale repliée sur elle-même et n’offrant aux rares passants qu’une face vieillotte, presque hostile.
A 14 h 30, Maury avait retrouvé son bureau, à l’étage. Vieux garçon embarqué tard dans le mariage, il avait aménagé cette retraite à son usage exclusif, en avait accentué le caractère de sévérité. Tentures, tapis épais y entretenaient une atmosphère feutrée. Maury aimait ce silence de sanctuaire, l’élégance du mobilier de vieux merisier, l’odeur des gros in-quarto dont il caressait parfois la reliure d’un doigt voluptueux. Ses instants de détente y avaient quelque chose de délicieusement clandestin. Porte close, il lisait, entendait de la musique – il avait ses disques, son électrophone, à quoi personne d’autre n’avait accès. La pièce était petite, carrée, éclairée par une baie étroite donnant sur la place de la Cité. De son fauteuil il apercevait la flèche sculptée de la cathédrale jaillissant au-dessus des toits de la vieille ville.
Maury ouvrit un classeur, en retira une énorme chemise grise, barrée de la mention « NORGE ». Il dénoua l’attache, parcourut le plan de travail qu’il avait élaboré pour la semaine :
Lundi matin. Audition de Despujols. Éplucher les ressources actuelles du gardien-palefrenier. Après-midi : descente impromptue à Saint-Geniez ; voir le père de Despujols, qui aurait récemment accusé Norge devant témoins (cf. billet anonyme du 12 septembre).
Mardi. Me transporter à Villecomtal. Réentendre Chayrigues, le barman de la Commanderie, lui faire répéter son emploi du temps de la soirée du 19/04/71. Chayrigues s’est laissé acheter. Ne pas lui cacher que je suis décidé à l’inculper pour faux témoignage. L’homme m’a paru avoir peu de caractère, il est possible qu’il prenne peur.