Mercredi matin. Audition de Norge. Confrontation avec Despujols.
Jeudi 11 heures. Audition de l’inspecteur général de la compagnie d’assurances L’Universelle. Séance difficile. Peu d’armes contre lui. Pourtant il détient une des clés. Un groupe d’assurances ne cultive pas la philanthropie. Pour que la société envisage de jeter l’éponge, il faut que la pression ait été particulièrement puissante. – Après-midi : recevoir sur sa demande Claris, le président du Rotary.
Vendredi 14 heures. Deuxième reconstitution à la Commanderie.
Maury relut le canevas qu’il avait préparé pour l’occasion. Il ajouta au crayon rouge : « En informer dès lundi la presse. Assurer à l’événement le maximum de publicité. Il faut créer l’irréversible. »
Le crayon lui tomba de la main. Il avait jeté la note d’un trait, presque sans réfléchir, éperonné par cette hargne de savoir, qui depuis tant de mois le galvanisait. D’un coup le découragement le gagnait, une lassitude jamais ressentie. Certitude de l’échec, imminent, inexorable. Il tourna les innombrables feuillets du dossier, sténographies d’auditions, témoignages, articles de presse, croquis descriptifs, rapports, billets sans nom, lettres d’insultes, de menaces, parfois d’encouragement... Son univers depuis seize mois. Seize mois de sa vie ramassés dans cette liasse de papiers, dont certains déjà jaunissaient...
Il releva les yeux. Il revoyait Bessières, assis à ce fauteuil, consterné et réprobateur : « La griserie de l’honnêteté. » Bessières au fond ne l’avait pas si mal jugé : il se roulait avec délices dans sa propre honnêteté ? Exigence de justice ? ou exhibitionnisme ? « Je ne suis pas le juge Pascal ! » Volupté d’être seul contre tous, unique !
Maury se leva, alla se poster devant la fenêtre. La place de la Cité était déserte. Au centre du parking, Mgr Affre continuait de brandir son rameau d’olivier en direction des gargouilles de la cathédrale, autour desquelles tourbillonnait un vol de corneilles. Un couple débouchait de la rue du Terral. L’homme poussait une voiture d’enfant, la femme s’accrochait à son bras. Ils contournaient la place par la gauche, lentement, de cette allure roide où s’inscrit l’ennui des dimanches.
Maury observait avec une inexplicable angoisse ce décor familier. La conscience d’une totale solitude écrasait ses épaules. Ce qu’il était pour tous : une mécanique parfaite, une machine à juger, précise, jamais en défaut. Mais derrière cette façade ? Sa vérité profonde, qui y avait accès ? Il butait sur ce paradoxe : son métier, son ambition de tous les instants était de sonder les consciences. Or son propre cas démontrait assez l’absolue incommunicabilité des êtres. Qui connaissait Maury ? l’homme Maury ? La place de Séverine, par exemple, dans cette existence d’horloge, le sentiment exclusif qu’il lui vouait, personne ne s’en doutait, et Séverine pas plus que les autres. « Moi-même, j’ai été longtemps aveugle. Séverine n’était pour moi qu’une poupée fragile... dix-huit ans d’écart entre nous... Sa fraîcheur contre ma rudesse... Une épice charmante... Et encore aujourd’hui, je n’avoue rien ! Ni à Séverine ni à ma mère. Je persiste à tenir un rôle. »
Quand Mme Maury entra, vers 16 h 30, il n’avait pas quitté sa faction près de la fenêtre. Elle lui apportait son goûter, comme chaque dimanche. Elle posa sur un des coins du bureau le plateau avec le thé et les tranches de fouace, remarqua :
— Il ne fait pas mauvais aujourd’hui. Tu devrais ouvrir ta fenêtre au moins quelques heures.
Sans jamais le manifester, il aimait cette sollicitude inquiète, qui s’était encore renforcée depuis l’accident pulmonaire qui l’avait contraint, quelques années plus tôt, à se reposer en montagne. Il comprenait qu’elle se rattrapait d’une longue continence, épanchait un trop-plein d’affection. Maury avait en mémoire son enfance, la dureté de son père réprimant tout signe de tendresse, qu’il baptisait sensiblerie. Et Mme Maury toujours obéissait... Lui-même, agissait-il différemment avec Séverine ? Il l’avait mise à l’abri, comme une fleur de serre. Maury fuyait les mondanités, déclinait toutes les invitations. Les seules sorties de Séverine, c’étaient la messe de 10 heures à la cathédrale, le dimanche, sur le prie-Dieu aux clous de cuivre, et les promenades parfois au bras de Mme Maury, le long des remparts de l’évêché... Il avait fallu la maladie de sa mère quelques mois plus tôt pour qu’elle rompe ce filet invisible dont il l’avait entourée. Il avait accepté ces voyages hebdomadaires à Toulouse, mais il en souffrait, comme d’une dépossession.
Mme Maury le regarda quelques minutes grignoter sa brioche, puis elle sortit. Maury but son thé, déposa le plateau contre la porte. Il cueillit un livre d’histoire à l’un des rayons de la bibliothèque, s’assit. Voilà. Il s’était coulé dans le moule, il s’installait dans l’attente. Maury n’avait pas ouvert le livre. Yeux clos, il revivait l’atmosphère de ces dimanches soir, d’une ordonnance immuable. Ce jour-là, il ne descendait pas dîner. Mme Maury se retirait tôt dans sa chambre, où Séverine dès son arrivée venait lui dire bonsoir. Ils goûtaient en tête à tête au buffet froid que la mère avait dressé sur la table de la salle... reliefs de la volaille du déjeuner, fruits, les tartes achetées par lui chez Castarède. Séverine racontait sa visite à sa mère et à sa sœur Suzanne, elle parlait du train qui était surchauffé, des militaires qui n’avaient pas arrêté de chanter depuis Albi... Il l’écoutait, s’imprégnait de son pépiement de colibri. Il lui semblait chaque fois qu’il y avait des semaines qu’elle était partie. Ils montaient à l’étage. Séverine s’attardait dans la salle de bains. Il était déjà couché quand elle entrait dans leur chambre. L’abat-jour de l’applique jetait sur le drap une tache rose. Il éteignait dès qu’elle s’était glissée contre lui. Elle sentait l’eau de toilette et, au-dessous, une fragrance plus subtile, le parfum des gares et des trains. Les doigts de Maury parcouraient la peau de Séverine ; il la redécouvrait, il effaçait le voyage et l’absence, centimètre après centimètre, il plaquait ses mains contre ses seins, dans la soie de son sexe, en un grand geste de possession. Il la prenait vite, il jouissait dans ce corps menu, sans retenue, violemment, longuement...
... Maury entendit l’appel du train, très loin encore vers le passage à niveau de La Primaube. 21 h 03. Il replaça le volume à son rang, quitta le bureau. Par la porte de la chambre entrouverte au fond du corridor, sa mère lui donnait ses recommandations coutumières :
— Le pintadeau est sur la table. Il y a des oranges et des poires, les poires sont bien mûres. J’ai mis les gâteaux au réfrigérateur...
Il revêtit un pardessus léger en ratine bleu foncé à col de loutre, décrocha à la patère du hall son feutre et ses gants de peau. Il alla sortir la DS du garage. L’air de la nuit était déjà vif, la buée encrassait le pare-brise. Il longea la place d’Armes, que le soir allumait d’un regain de vie. Derrière les vitres des cafés, des hommes buvaient en commentant le tiercé. Il traversa rapidement la ville basse, arrêta la voiture au parking de la gare. En face de l’entrée deux taxis attendaient. Il consulta l’heure au tableau de bord : 21 h 20. Encore cinq minutes. Il s’abandonna contre le dossier du fauteuil.
Une sonnerie tintait. Il perçut le ronflement de l’automotrice. Une rumeur parcourait la vieille bâtisse, des portes claquaient, des lumières s’allumaient. Séverine était toujours en tête de train, elle était l’une des premières à franchir le seuil et venait sans hésiter vers la voiture régulièrement garée au même endroit, à droite de la cour. Il sortait, acceptait son b****r, prenait sa valise, lui ouvrait la portière. Il repartait très vite, comme un voleur.
Quelques voyageurs passèrent la porte, s’égaillèrent. Puis apparut un groupe folklorique, coloré et turbulent. Des drapeaux s’agitaient, une cabrette jetait quelques mesures aigrelettes... Ils s’engouffrèrent dans un minicar qui venait de stopper au centre de la place. Distraitement, Maury lut le nom sur la banderole accrochée à la carrosserie : « La Pastourelle ».
Il regarda de nouveau la façade de la gare. La porte restait vide. L’un après l’autre les deux taxis s’ébranlaient. Maury s’accorda encore un petit délai, puis il sortit de la voiture, gagna l’entrée posément. Dans le hall deux jeunes gens s’embrassaient, assis sur une banquette. Le contrôleur refermait la porte d’accès aux quais. Maury s’approcha.
— J’attends ma femme qui doit rentrer de Toulouse. Y a-t-il un autre train ce soir ?
L’homme l’avait reconnu. Il tendit la main :
— Comment allez-vous, monsieur le juge ? Un autre train ! Ah ! non ! pas avant demain matin... le 7850 de 8 h 54. Votre dame aura sans doute eu un empêchement ?
Maury approuva silencieusement et revint à la DS. Il partit à vive allure.
* * *
Mme Maury referma son livre, attrapa le réveille-matin, qu’elle commença à remonter.
— Ce n’est pas du tout le style de Séverine, dit-elle. Il faut qu’il y ait une raison grave.
— Sa mère peut-être est plus malade ? ou elle aura eu un contretemps de dernière minute, elle aura simplement manqué son train ?
Mme Maury secoua la tête :
— Elle nous aurait avertis : elle sait que nous l’attendons.
Elle posa le réveil sur le chevet, à côté du livre. Les aiguilles marquaient dix heures moins le quart.
— Gérard, tu devrais essayer de la joindre.
Il eut un geste agacé :
— Non, pas ce soir. Je ne puis l’appeler qu’à ce bureau de tabac... sûrement fermé à cette heure.
— A ta place pourtant, insista-t-elle, j’essaierais. Si Séverine ne nous a pas téléphoné...
Elle examinait son fils par-dessus les lunettes rondes à monture métallique. Il lut la pensée dans ses yeux.
— Un accident ? Mais non, on nous aurait déjà prévenus. Allons, tranquillise-toi ; elle sera ici demain matin. Bonsoir.
Il lui tourna brusquement les talons. Il s’enferma dans son bureau et resta debout derrière la table de travail, bras croisés, menton dans la main. Puis il rouvrit le dossier Norge, tourna des feuilles, parcourut quelques lignes, sans trop comprendre ce qu’il lisait. La sonnerie du téléphone le fit sursauter. Il attrapa vivement l’appareil, en pensant : Séverine !
— Allô ? Monsieur Maury ? le juge Maury ?
C’était une voix d’homme, inconnue.
... Lui-même...
— Je viens vous donner des nouvelles de votre femme.
Les doigts de Maury écrasèrent l’ébonite.
— De ma femme ? il est arrivé quelque chose à Séverine ?
— Non, dit la voix. Elle va très bien. il dépend de vous que cela continue.
— Qui êtes-vous ?
— Personne.
Un silence. Machinalement la main gauche de Maury refermait la chemise de carton gris. Les cinq lettres du mot « NORGE » dansaient.
Il se laissa tomber sur le fauteuil de cuir.
— Parlez. Que me voulez-vous ?