PLIAGE N°2-1

2194 Mots
PLIAGE N°2 On voit des gens qui avalent des sachets entiers de churros. Les odeurs de friture se mêlent aux effluves de barbe à papa. Nous ne sommes pas à la foire du trône. Nous sommes dans l'enceinte,… dans l'enceinte du stade de Nîmes. On vient d'habitude de très loin pour applaudir la bravoure d'un taureau de combat, mais aujourd'hui ils sont là pour soutenir le Nîmes Olympique qui affronte le voisin marseillais. Un derby qui sent plus le souffre que la merguez. Le stade Jean Bouin s'est fait rebaptiser depuis peu stade des Costières et rien n'y change : les joueurs nîmois sont toujours bien mal en point. S'ils venaient à perdre ce match au couteau, leurs chances de se maintenir en première division seraient fortement compromises. Plus que l'avenir de cette équipe, ce sont mes retrouvailles avec mon copain Pablo Carlos qui m'intéressent. Quel chemin parcouru ! Dans quelques minutes, je le verrai gambader à l'échauffement avec son plus bel équipement de joueur professionnel. Je suis finalement heureux qu'il ait pu faire un si bel usage de mon forfait gastrique de l'époque. C'était il y a dix ans, c'était il y a un siècle. Je n'avais pas remis les pieds dans la cité gardoise depuis bien longtemps. Une période nécessaire pour refermer définitivement la cicatrice des sélections avortées. Et dire que je pourrais être assis dans les vestiaires, à côté de mon compère, pour écouter les consignes du coach avant le match. Aurais-je dû m'entêter et poursuivre contre vents et marées la route qui menait à la célébrité ? À quoi bon ? Pour frapper chaque jour dans un ballon pendant dix ans ? Et après ? Il faut parfois faire preuve d'humilité pour se laisser guider par les signes de la vie. Dans quelque temps, je décrocherai peut-être un diplôme d'ingénieur. Un joli lot de consolation et certainement la plus grande fierté pour mes parents. J'aurais sacrifié bien des choses pour voir briller dans les yeux de mon père une lueur de fierté ou pour voir sourire ma mère. Quand je serai ingénieur, il descendra de son toit pour me donner l'accolade. Quand j'obtiendrai mon diplôme, elle interrompra ses lectures pour me prendre dans ses bras. Donner un peu de bonheur à ceux qui vous en ont offert depuis la naissance, ça n'a pas de prix. Pour Pablo, tout était différent : la culture familiale, l'amour filial pour ce sport et un horizon scolaire passablement obstrué. C'était écrit, il deviendrait un jour le fer de lance d'une attaque de l'élite. Son rêve est exaucé, le mien le sera bientôt. La cabane à churros accentue la cadence. Dans une heure quarante-cinq, les fameux vendeurs de merguez prendront le relais. Je présente mon laissez-passer au planton du parking. On est bien loin du tapis rouge mais la mention « accompagnateur de Pablo Carlos » ouvre toutes les portes avec la magie d'un sésame. Les hôtesses de la tribune présidentielle, à peu près aussi sexy que des manches de pioches, me conduisent sans sourire vers la travée des privilégiés. Là, tout de suite, je regrette que la complicité avec mon père se soit toujours arrêtée à la pose d'un solin ou d'un madrier. J'aurais adoré partager ce spectacle avec lui. Un père, ça accompagne souvent son fils au football. Ça jure, ça chante et ça crie avec lui. Mon père a toujours considéré les footballeurs comme des « tapettes » en leur préférant de loin l'univers fantaisiste des caisses à outils. Le vert du gazon, tondu comme une pelouse de golf, contraste magnifiquement avec les équipements des joueurs qui débutent leur échauffement. Les chants du virage sud rivalisent avec les cris des Marseillais que l'on a installés à l'autre extrémité. On est assez loin de l'ambiance campagnarde du stade municipal de Mende. Dans quelques minutes, on verra s'embraser des fumigènes aux quatre coins du terrain et le cœur des vingt mille aficionados battra pour l'une des deux équipes. Il est là, à quelques mètres de moi. Plus trapu, plus agile, plus rapide et toujours aussi scruté par les spectatrices. Avec des pectoraux de culturiste et une bonne dose de gel dans les cheveux, ce coquin a encore développé son statut de tombeur espagnol. « Pablo on t'aime ! », « Pablo Carlos, c'est toi le plus beau ! » Il n'y a qu'à entendre les commentaires des groupies pour comprendre l'impact de ce footballeur sur la libido des jeunes nîmoises. Un seul regard de braise pourrait entraîner en quelques minutes l'une de ces minettes dans n'importe quel hôtel de la région. De mon côté, je dois dire que c'est plutôt le calme plat. À part quelques petites histoires sans lendemain, conclues durant nos virées nocturnes, je ne suis pas en mesure de rattraper le compteur affolant de mon ex-coéquipier. Mes aventures se comptent encore sur les doigts d'une main. Certes, la pauvreté de ma vie sexuelle pourrait être considérée comme affligeante, mais comment pourrais-je me plaindre de la physionomie de ces dernières années ? Moi qui ne pensais qu'à embrasser une carrière de footballeur, me voilà dans l'antichambre d'un itinéraire tout aussi extraordinaire. À force de battre la campagne lozérienne et d'investiguer tous les coins du parc national, j'ai découvert ma véritable vocation : celle qui me dirigera tout droit dans les bras de cette nature que je chéris tant. Cette nature généreuse qui m'anime, m'apaise, m'appelle et qui partage ma vie. Cette nature aux mille et un secrets qui foisonne à quelques kilomètres de chez moi : plaines, forêts, chemins, lacs et montagnes, vous êtes mes amis pour toujours et je vous respecte pour l'éternité. Il y a quelques années, je souhaitais découvrir le monde en échangeant quelques coups de pied dans une balle. Aujourd'hui, je sais que ma place prend racine à quelques kilomètres d'ici, dans cette jungle de pins et de chênes où la rudesse de l'hiver flirte avec la moiteur des mois d'été. Les monts Lozère m'appartiennent et je m'offre à eux. Je sais que mon avenir s'écrit en vert et je mets tout en œuvre pour atteindre ce noble objectif. Cinq années de sacrifice et de labeur pour me retrouver si près du but : devenir diplômé de la prestigieuse école des mines d'Alès. Dans quelques jours, le voile sera levé sur le bien-fondé de mes choix. Avec le titre en poche, je pourrai prétendre à toute une série de fonctions publiques en lien étroit avec la flore, la faune ou la préservation de l'environnement. Alors, même si la beauté d'un terrain de foot me fera toujours frémir, c'est d'une toute autre verdure dont je rêve aujourd'hui et il me tarde de fouler la pelouse de ce nouveau terrain de jeu. Les Marseillais ont donné le coup d'envoi, puis se sont rués à l'attaque comme des sangliers cévenols à la poursuite d'un troupeau de glands. C'est une rencontre virile, tendue, un match qui se déroule avec son lot de surprises, de duels, d'exploits techniques et de déchets. Bref, une vraie partie de football professionnel. Conformément à son standing, l'ogre marseillais inscrit deux buts en première période avant que les « crocos » ne réduisent le score grâce à une passe lumineuse de mon ami Pablo. Après cette nouvelle défaite, le Nîmes Olympique défendra probablement ses couleurs l'année prochaine en seconde division nationale. Autant dire que l'on verra certainement Pablo Carlos porter une autre couleur de maillot. L'arbitre met son sifflet à la bouche alors que ce sont d'autres sifflets bien plus agressifs qui accompagnent la sortie des joueurs nîmois. Les travées des Costières se vident à la vitesse d'une fourmilière dévastée. Personne n'a envie d'immortaliser cet instant de défaite. Je vais en profiter pour rejoindre le paddock au plus vite. C'est le moment de saluer mon vieux copain en essayant de me frayer, comme je le peux, un passage à la sortie des vestiaires. Il est là, affable et disponible, sollicité de toutes parts dans le terrible capharnaüm d'un après-match. Les cheveux encore humides, il me lance un sourire en coin tandis qu'il s'apprête à répondre avec un aplomb terrible à l'assaut des journalistes. — Pablo, c'est une défaite qui fait mal au Nîmes Olympique, ce soir ? — Oui, c'est sûr… on espérait repartir avec quelque chose. Au minimum un point, et je crois qu'au vu du scénario du match, c'était quand même mérité. C'est le football, c'est comme ça. Maintenant il va falloir travailler encore pour retrouver notre niveau du début de saison. On est tombé sur une bonne équipe de Marseille qui a su concrétiser ses occasions, mais pas nous… — Sur un plan personnel, encore une passe décisive ? — Oui, mais ce soir je ne retiens malheureusement que la défaite et on doit vite se reprendre si on ne veut pas terminer en Ligue 2. — Pablo, Pablo ! Encore une question, s'il vous plaît… Et dire qu'il aurait fallu que j'en passe par là. Moi qui souffre terriblement dès qu'il s'agit de dialoguer avec un inconnu, j'ai peine à m'imaginer sous la lumière d'une caméra. L'autre jour, dans un café d'Alès, une belle serveuse est venue taper la causette en me déposant sous le nez une coupelle pour l'addition. Je me suis mis à bredouiller deux ou trois banalités avant de rester muet durant de longues secondes. Elle, elle me torturait de son regard interrogateur. J'étais complètement figé. Plus les gens s'expriment clairement et avec une certaine aisance, plus mes moyens d'expression s'étiolent pour atteindre rapidement le niveau zéro de l'expression orale. Avec Pablo, c'est autre chose. De la cours de récré au rond central, on s'est tellement abreuvés de conversations en tous genres, que l'on aura toujours des choses à se dire. — Hola, Gaspard, mi amigo… que tal ? — Salut camarade… comment tu vas ? — T'as vu ces enfoirés ? Ils étaient sur tous les ballons ! On a rien pu faire… — Ouais, mais bravo pour ton match, gars. Suis fier de toi… — Alors, qu'est-ce que tu deviens ? Il paraît que tu vas devenir ingénieur. — Qui t'as dit ça ? Attends, c'est pas encore fait ! — Je savais que tu y arriverais. Tu vois, finalement heureusement que t'avais eu mal au bide, non ? — T'as raison. Le foot, c'était sûrement pas pour moi… — T'aurais quand même pu passer me voir avant, non ? — Tu sais, c'est un peu le couvent, là-bas ; et pis entre les trajets le week-end à Mende et les semaines de malade, j'avoue que c'était pas facile. — Et moi, tu comprends que j'avais pas vraiment envie de faire du tourisme à Alès ! Ah, ah ! — Oui je comprends… — Excuse-moi Gaspard, faut que j'aille en salle de presse. Tu m'attends ? On s'appelle ? — On s'appelle, Pablo. On s'appelle. — OK. Suerte, amigo ! Les allées du stade des costières sont désertées et je laisse derrière moi une amitié de quinze ans. C'est évident, nos routes vont se scinder. Il y aura d'un côté la notoriété, les projecteurs, l'argent et l'éphémère, et de l'autre l'intimité, la stabilité et l'essentiel. Surtout, ne voyez aucune fanfaronnade dans cette philosophie de stade. Juste la certitude que nous sommes bel et bien engagés l'un et l'autre dans des voies diamétralement opposées. Plombés par le score, les plus fidèles supporteurs traversent en silence les grilles de l'entrée avec un air résigné. Ils paieraient cher pour que le match reprenne. On se croirait davantage sur le trottoir de la salle Pleyel que dans les travées d'un match de ballon rond. Il ne fait pas bon être vendeur de merguez à la sortie d'une défaite. Ce soir, il restera du rab de saucisses. On me répète à longueur de journée que je suis fluet et j'ai fini par le croire. Suffisamment pour me laisser tenter par les fameux churros de l'espagnol d'en face. Je les aime chauds, peu sucrés et servis dans un papier sulfurisé. Du pur bonheur. Manger en marchant reste le privilège du peuple. On peut déguster son cornet tout en observant les mouvements de foule, la beauté des édifices et des scènes de tous les jours. Le papier est si gras qu'on ne pourrait pas en tirer autre chose, pas même un pliage grossier. Juste bon à éponger des restes d'huile bouillante. En face de moi, il y a ce grand café dont mes parents me parlaient déjà. Un établissement qui a su résister à des décennies entières de soirées tauromachiques. En périodes de ferias, la population de la ville est multipliée par dix sans que les rues ne s'agrandissent. Pour commander un pastis ici en terrasse, il vaut mieux connaître l'oncle du cousin du barman ou bien avoir participé à la mise en place de la bodega du coin. En cette saison, le centre-ville nîmois conserve un certain esprit champêtre. Beaucoup plus facile de boire un verre. Je pousse jusqu'aux arènes en achevant mes dernières centaines de calories. Il fait soif. Moi qui ne ressemble pas du tout à un pilier de bar, je ressens tout à coup l'envie d'une petite halte salutaire devant n'importe quel comptoir. Il fait vingt-six degrés, ce qui est un peu prématuré pour une soirée de printemps. Coïncidence ou signe du destin, c'est précisément la Brasserie du Printemps qui me tend ses bras. On voit des vieilles boiseries et des jambons qui pendent au plafond. Le comptoir zingué offre ses anecdotes à quiconque saura les écouter. Sur un large mur arrière, des muletas, monteras et autres attributs du torero (pas mon Pablo, les vrais) trônent devant les regards blasés des aficionados. Quelle que soit la période de l'année, le jour ou l'heure, les débits de boissons de cette ville attirent toujours une fidèle clientèle. Dans le centre d'Alès, on ne peut évidemment pas en dire autant. À part deux ou trois pochetrons bien connus de nos services, la fréquentation des établissements de ce genre se compare plutôt à celle d'une ville bombardée. C'est morne plaine. J'attends quelques minutes avant qu'un serveur daigne m'accueillir avec un air détaché. Comme si l'on avait décidé de proposer un service inspiré des grandes brasseries parisiennes, on a attifé le pauvre bougre du pire uniforme de la profession. Il m'explique que je devrai me contenter d'une table à l'intérieur et je lui réponds que je rêvais d'une climatisation. Il m'installe près d'une femme seule que je remarque immédiatement. Brune, les cheveux noirs fixés à un chignon, elle fume en regardant dans le vide sans savoir qu'elle vient de déclencher un incendie à trois mètres d'elle. Si Pablo me voyait, j'aurais certainement droit à une énième démonstration de phase d'approche. Moi, je ne suis pas Pablo. Je ne suis qu'un jeune loup solitaire.
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