2Line était célibataire depuis toujours, elle n’avait pas attendu Jean-Jacques Goldman pour « faire un bébé toute seule ». Adrian vit le jour en janvier 1983 et depuis sa naissance, Line n’avait jamais éprouvé le besoin de le partager avec qui que ce soit. Quelques amours de passage avaient bien échoué sur la plage de son cœur, mais aucun ne fut capable de s’ancrer assez profondément pour ne pas être emporté à la première tempête.
Définitivement, Adrian fut son unique enfant. Année après année, son bébé devint son petit homme, et ce petit homme demeura l’unique homme de la maison.
À eux deux, ils étaient invincibles. Ils avaient surmonté toutes les embûches, toutes les intempéries de la vie, de la simple averse à la plus effroyable tornade. Quand elle avait un genou à terre, c’était Adrian qui la réconfortait. « T’inquiète pas m’man, je suis là moi, et je ne te quitterai jamais. On va s’en sortir, tu verras. » Alors, elle relevait la tête et se sentait galvanisée, investie de tous les courages.
Adrian devait avoir quatorze ans, quand un après-midi de mai il avait trouvé sa mère en pleurs en rentrant du collège. Line était assise sur le bord de son lit, la tête entre les mains, une liasse de courrier était étalée sur la couette. Elle avait perdu son emploi, son compte en banque virait à l’écarlate et les relances tombaient les unes après les autres comme des fruits mûrs. Un tunnel dont elle ne voyait pas la fin semblait s’allonger de jour en jour. Elle était au bout du rouleau.
Noyée dans ses sombres pensées, elle n’avait pas entendu le bruit de la porte d’entrée, et n’avait pas réagi à l’arrivée d’Adrian. La voyant ainsi, il lâcha son cartable et s’élança vers elle. Il se cala dans son dos et l’entoura de ses deux bras.
Surprise, Line sécha ses larmes discrètement, mais devant le regard interrogateur de son fils elle ne put se dérober.
Depuis longtemps, Adrian comprenait bien des choses que les garçons de son âge ne soupçonnaient même pas. Confronté très jeune aux soucis financiers que la vie monoparentale pouvait engendrer, il avait appris à ne pas réclamer à tort et à travers, et sut très tôt se rendre utile quand c’était nécessaire. Line le savait bien, mais elle s’efforçait de ne montrer que ce qui était essentiel au maintien de leur relation particulière. Une relation mère/fils quasi transparente, basée sur les échanges et la confiance.
Ne rien lui dire du tout, ce serait le sous-estimer et Adrian y verrait une trahison, mais pour Line, il n’était pas question de se répandre ni de se servir de son fils comme d’une bouée de sauvetage à laquelle on s’agrippe pour ne pas couler. Bientôt Adrian entrerait au lycée et elle ne voulait pas lui encombrer l’esprit de tracas superflus.
— Au fait, je ne t’ai pas dit ? demanda Adrian le ton volontairement léger.
— Non, répondit Line en reniflant.
— J’ai trouvé un job pour l’été ! dit-il avec fierté en desserrant son emprise.
— Un travail ? Mais…
— Ma copine Véro, tu sais, celle qui est toujours habillée dernier cri…
— Véro ? C’est pas elle qui a été renvoyée du collège au deuxième trimestre ? …
— M’man, commence pas s’il te plaît.
— Ben quoi, je n’ai rien dit de mal…
— Bon, Véro m’a dit qu’elle aidait son père à la coopérative chaque été et que ça lui faisait pas mal d’argent de poche !
— Grand bien lui fasse !
— Elle m’a dit aussi qu’il cherchait de la main d’œuvre pour les vacances.
— Mais Adrian, tu n’as pas besoin de travailler, c’est hors de question ! s’insurgea Line en se levant.
— Trier des nectarines, ça n’a rien de bien difficile !
— De toute façon, tu n’as que quatorze ans, ils ne te prendront jamais.
— Quinze dans deux mois et tout le monde dit que j’en parais seize ! De toute façon son père a dit qu’il était d’accord, à condition que je sois discret.
— Mais non ! Je refuse que tu travailles Adrian. Tu n’as pas à assumer mes erreurs ! Je trouverai rapidement une solution, ne t’occupe pas de ça !
— On vit à deux dans cette maison, non ? Et tu trouves ça normal que tu sois la seule à travailler ? Toi tu travailles toute l’année, pourquoi je ne pourrais pas travailler quelques semaines.
Line fut estomaquée par la réponse de son fils. Elle était fière de son petit homme, mais cette fierté se mêlait à un sentiment d’impuissance et de honte. Adrian ne voulait pas travailler uniquement pour se faire de l’argent de poche. Il voulait une fois de plus se rendre utile. Il voulait remédier à une situation dont elle était la seule responsable et pour laquelle il ne devrait pas s’impliquer à son âge.
— L’année prochaine, tu rentres au lycée et je veux que tu ne te préoccupes que de cela ! Le reste, c’est mon affaire !
— C’est là que tu te trompes m’man ! Je ne suis plus un bébé depuis longtemps et je ne vais pas rester les bras croisés pendant que tu te ruines la santé ! Tu ne peux pas tout assumer toute seule. Les autres femmes ont un mari, toi tu m’as, moi !
— Mais je veux que tu penses à ton avenir. Les études, il n’y a que ça qui compte…
— Rassure-toi m’man, c’est juste pour les vacances. Et puis le travail ne tue pas, c’est grand-père qui l’a dit !
C’était une des tempêtes qu’ils avaient su traverser ensemble.
« On est comme les mousquetaires, disait Adrian, sauf que nous, on n’est que deux ! »
Au fil des années, cette phrase résonnait souvent dans la tête de Line.
Adrian fit de brillantes études. Après son BAC qu’il obtint avec mention, il s’inscrivit à l’IUT de journalisme de Nice où il obtint sans trop de difficultés un DUT. Dans la foulée, toujours à Nice, il prépara une Licence, puis se spécialisa dans le journalisme juridique à l’UFR d’Aix-en-Provence. Ce dernier choix, était bien plus lié à la proximité de l’établissement qu’à ses dispositions personnelles. Le journalisme scientifique l’attirait davantage, mais cette spécialité n’était proposée qu’à Lille, et Line n’était pas encore prête à une si lointaine séparation. C’était du moins ce qu’il pensait et ce qui influença son choix.
Face à son manque d’épanouissement, Line eut des doutes à ce sujet. Elle pouvait lire en lui comme dans un livre. Elle lui fit comprendre à quel point elle préférait le voir heureux à mille kilomètres d’elle, que malheureux à la portée de son impuissance. Elle lui fit promettre de toujours choisir dans son propre intérêt, sans se préoccuper d’elle. Elle avait toujours su qu’un jour il bâtirait sa propre existence, et c’était pour ça et uniquement pour ça, qu’elle s’était toujours battue. Tous ses sacrifices auraient été vains, s’il n’était pas complètement heureux dans sa vie.
Adrian tint sa promesse.
Après quatre ans de loyaux services au « Petit journal catalan », un hebdomadaire local, il donna sa démission. Il étouffait, disait-il.
Bouleversé, son patron lui rappela à quel point il lui avait fait confiance alors qu’il n’avait aucune expérience, il l’avait formé, lui avait appris les ficelles du métier, les bases qui lui serviront durant toute sa carrière. Pour le retenir, il lui proposa maladroitement une augmentation. Mais Adrian n’en avait que faire, il voulait juste prendre son envol. Tenter sa chance à Paris.
La décision n’avait pas été simple à prendre. Quitter son village, sa famille, ses amis, un patron qui lui avait tout appris… et surtout, laisser derrière lui Line.
— Oh non mon garçon ! Ne commence pas à m’inclure dans tes doutes ! Je ne tiens pas à porter cette responsabilité ! Ce serait trop facile. Travailler à Paris présente une foule d’avantages, surtout dans ton domaine. Pas seulement parce que les offres y sont plus nombreuses qu’ailleurs, mais surtout parce que les opportunités d’évolution existent bel et bien ! Crois-tu que ton parcours serait plus enrichissant si tu restais dans ta région ? Tu es brillant Adrian, tu mérites mieux que la rubrique des chiens écrasés dans un canard local !
— Et je ne te manquerai pas ?
— Bien sûr que si, tu me manqueras, idiot ! Oh oui, tu me manqueras ! Où que tu ailles, dès que tu passes cette porte, tu me manques déjà. Un kilomètre ou mille kilomètres, ça ne change rien. Seulement je ne suis heureuse que lorsque j’ai la certitude que tu l’es aussi. Ce n’est pas par hasard si tu penses aller à Paris. C’est que c’est là-bas que se joue ton destin, et c’est ce que tu sais au plus profond de ton être. Je me trompe ?
— Non, répondit Adrian timidement. Tu as raison.
— De quel droit je te ferais vivre autre chose ? Imaginer que tu puisses vieillir frustré, amer et plein de regrets dans un bureau poussiéreux… juste pour ne pas me quitter ? J’en frissonne d’horreur !
— M’man ?
— Oui ?
— Je t’aime.
— Moi aussi, je t’aime. Arrête grand bête, tu vas me faire monter les larmes !
Line avait raison. S’installer à Paris, ville de tous les possibles, c’était un tremplin assuré pour une vie professionnelle réussie. Pour sûr que là-bas, il y avait du travail, du bon, du vrai ! Travailler à Paris, et surtout y réussir, ce serait le summum !
Comme c’était grisant ! Adrian s’y voyait déjà !
Line partageait son excitation. Bien sûr dans un coin de sa tête, elle appréhendait son départ, mais elle était sincèrement heureuse pour lui, elle lui souriait, lui offrait sa bonne humeur sans retenue. Elle ne jouait pas la comédie. Elle était réellement contente de cette réussite promise, elle était fière de son fils.
Elle ne comprenait pas toujours ce qu’Adrian lui annonçait. Ce monde inconnu l’effrayait parfois, et même si elle ne voulait pas le montrer, elle ne pouvait s’empêcher de poser mille et une questions. Questions auxquelles Adrian s’empressait de répondre avec patience et empathie. Et malgré ses craintes, Line l’encouragea sans faillir.
Adrian avait vraiment galéré au début. Le provincial qu’il était n’était attendu par personne. Non, Paris ne l’avait pas pris dans ses bras. Il lui avait fallu jouer des coudes pour se faire une place dans la ville lumière, apprendre à marcher vite, reconnaître les stations de métro sans se servir d’un plan, cacher son accent, solliciter du monde, faire confiance à des inconnus, écrire, téléphoner, relancer, et accumuler les stages, tous payés une misère.
Petit à petit, il avait su pénétrer les plus hautes sphères, et obtenir finalement des postes vraiment intéressants. Aujourd’hui il pouvait être fier de son parcours.
Line aussi était fière de son fils. Elle était fière du choix qu’il avait fait, du chemin qu’il s’était tracé, et ça, malgré toutes les souffrances qu’elle avait endurées.
Après cette longue et interminable absence, elle méritait bien de le serrer dans ses bras.
Comme il lui tardait de l’embrasser ce fils qu’elle avait envoyé au bout du monde et qui n’arrivait toujours pas !
Il était 22h30 quand elle décrocha le téléphone et appela sa sœur.
— Nat ? C’est encore moi…
— Alors, il est enfin arrivé ? Comment va-t-il ? Il a beaucoup changé ? Trois ans à Paris, il doit être tout pâle le pauvre chéri…
— Non, il n’est pas encore là et je n’ai eu aucune nouvelle de sa part. Je suis morte d’inquiétude.