Chapitre 3

2424 Mots
3Après un vol plané de plusieurs mètres, la voiture d’Adrian atterrit dans le gouffre sur ses quatre roues. Le choc fut légèrement amorti par l’épaisse végétation qui recouvrait le ravin. Elle dévala la pente, écrasant aveuglément les arbustes qui se trouvaient sur son passage. Elle ricocha sur le tronc d’un vieux chêne liège trapu et solide et continua sa course en travers. Un rocher saillant fit rebondir la carcasse sans la stopper, elle bascula et se retourna complètement. Elle continua sa glissade sur le toit avant d’aller s’encastrer contre un sapin. Encastrée entre deux troncs d’arbres, la voiture se stabilisa enfin. Le moteur était éteint. Sur ce qui devait être l’axe avant, il ne restait plus qu’une jante complètement déformée dont le pneu avait été arraché par le choc. Celle-ci tourna librement, grinça un long moment, avant de se figer dans un silence lugubre. Après les chocs à répétition, la dernière plainte du moteur, les grincements de ferraille, les torsions de taule et les craquements secs des branchages, le sinistre vacarme de la dégringolade s’évanouit dans l’air, cédant à une tranquillité presque surnaturelle. La nature sembla se remettre en place après s’être juste un peu ébouriffée. Le passage de la masse d’acier ne laissa derrière elle qu’une blessure superficielle qui se referma aussitôt. Aucune trace de l’accident. La voiture s’était enfoncée si profondément dans le maquis, que de la route, il était impossible d’apercevoir le moindre morceau de taule froissée. Pas la moindre anomalie. Un camping-car passa lourdement, au ralenti, et ne s’arrêta pas. Il fut suivi par d’autres véhicules qui en firent tout autant. L’auto d’Adrian avait fait un saut dans le vide, sans témoins et sans laisser le moindre indice. Propulsée par un puissant rebondissement provoqué par ses roues mises en travers, la voiture avait tout juste effleuré le sommet du parapet avant de sombrer dans l’abîme. Les dégâts occasionnés sur la chaussée étaient si infimes, si insignifiants, que rien ne laissait entrevoir le drame qui venait de se produire. Si par chance des randonneurs passaient à pied sur cette route, et si par le plus grand des hasards, ils se penchaient vers le ravin à l’endroit même où l’accident s’était produit, ils n’y verraient que le spectacle paisible d’une luxuriante nature. Même les oiseaux s’étaient remis à siffler comme si rien d’inhabituel ne s’était passé. Adrian était inconscient, la tête en bas, le corps anormalement tordu, son bras gauche écorché se répandait hors de l’habitacle. De ses cheveux, du sang coulait en goutte à goutte. Éva était hors de la voiture. Éveillée et consciente, elle analysa la situation en quelques secondes. Puis elle se rapprocha de la carcasse. — Adrian ! Adrian ! Il faut sortir de là ! Réveille-toi ! cria-t-elle en le secouant avec vigueur. Adrian semblait ne pas pouvoir émerger. Éva redoubla ses efforts. — Nom d’un chien, Adrian, réveille-toi ! En ouvrant les yeux, Adrian gémit de douleur. — Ça va ? Tu n’as rien de grave ? lui demanda Éva en lui redressant légèrement le visage. — J’ai mal dans la poitrine… J’arrive pas à respirer… Je crois que… Je crois que j’ai des côtes cassées. Et toi ? Tu n’as rien ? — Moi, ça va ! Tu dois sortir de là ! — Je suis coincé, j’ai trop mal, je n’y arriverai pas. — Tu dois absolument sortir de la voiture. — Les secours vont arriver. Ils me sortiront de là. Retourne sur la route, va chercher de l’aide ! — Pas question ! Je ne te laisserai pas dans cette épave au milieu de nulle part ! Je vais t’aider à sortir, dit-elle en le tirant par le bras. Adrian hurla de douleur. — Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Éva affolée. — C’est ma jambe, je crois qu’elle est cassée. — m***e ! — Le mieux, c’est d’attendre les secouristes… — Les secouristes ? Mais mon pauvre chéri… tu ne te rends pas bien compte… on est tombé dans un ravin, personne aux alentours, si quelqu’un nous avait vus, il se serait déjà manifesté, tu ne crois pas ? Il ne faut pas rester là. Crois-moi. — Il faut se faire repérer. Quelqu’un finira par nous apercevoir, dit Adrian en respirant péniblement. — Se faire repérer ? Mais comment ? Tu veux que j’allume un feu dans cette brousse ? rétorqua Éva ironiquement. Nous finirions grillés avant de voir arriver… — Ne dis pas de bêtises ! coupa Adrian exaspéré. Tu crois que c’est le moment ? Aide-moi plutôt à attraper mon téléphone portable. Il est… — Il est HS ! Tu crois que je n’y avais pas déjà pensé ? La meilleure chose qu’il reste à faire, c’est de s’éloigner d’ici au plus vite ! Fais-moi confiance ! — Nom de Dieu ! s’écria Adrian désespéré. — Ne jure pas. C’est une chance que nous soyons encore en vie. En unissant leurs efforts, Adrian et Éva réussirent à ouvrir la portière. Éva extirpa Adrian de la carcasse. N’écoutant pas ses gémissements de douleur, elle le traîna sur quelques mètres et l’installa le mieux possible, le dos contre une souche. Adrian reprit peu à peu son souffle. Il regarda autour de lui et put enfin constater la gravité des dégâts. Il comprit tout de suite que la voiture avait dévalé sur plusieurs centaines de mètres. Ils étaient enfoncés dans une végétation si épaisse qu’il ne voyait plus la route. — On ne doit pas rester ici, dit Éva en apportant de quoi faire une attelle. — La carcasse s’est immobilisée entre ces deux troncs, elle est stable. Le moteur est éteint, on ne risque plus grand-chose. Je pense au contraire qu’on devrait rester à proximité de la voiture. En ne me voyant pas arriver, ma mère va alerter les secours. Ils finiront bien par nous retrouver. L’accident a forcément laissé des traces. D’un hélicoptère, la masse de ferraille est assez repérable. Mais si on s’éloigne, ils ne trouveront qu’une carcasse vide. Ce n’est qu’une question de temps. — D’accord. Combien ? — Comment ça, « combien » ? — Combien d’heures crois-tu que nous devrions attendre ? Tu as perdu beaucoup de sang, et je ne pourrai pas faire de feu pour te réchauffer quand la nuit tombera… alors je te demande combien de temps ? — Je n’en sais rien ! — Ta mère connaît-elle ton itinéraire ? As-tu pris le chemin le plus court ? À quelle heure devais-tu arriver déjà ? 20h00 au plus tard ? À quelle heure commencera-t-elle à sérieusement s’inquiéter ? 21h00 ? 21h30 ? Qui appellera-t-elle en priorité ? La police ? Tu crois ? Allô, vous pouvez m’envoyer un hélicoptère ? C’est pour mon fils qui a une heure de retard… — C’est bon, c’est bon… arrête ! Inutile de persiffler ! — IL FAUT ABSOLUMENT QUITTER CET ENDROIT, ET AU PLUS VITE ! Crois-moi ! — Jamais je n’y arriverai, dit Adrian en montrant sa jambe, c’est bien trop accidenté. — Je sais. — Alors qu’est-ce que tu proposes ? — On va se mettre à l’abri, répondit Éva en regardant le ciel. — À l’abri ? Mais à l’abri de quoi ? — Tu peux arrêter de poser des questions et me faire confiance une fois pour toutes ? — D’accord. Je te suivrai, mais je ne sais pas si j’irai bien loin… — Je vais t’aider. — Je ne sais pas pourquoi tu sembles si décidée à décamper. — Question de vie ou de mort, répondit-elle dramatiquement. — Éva, tu es sérieuse ? — Fais-moi confiance ! Éva ouvrait la marche, Adrian la suivait tant bien que mal. En appui sur la fourche d’une grosse branche qui lui servait de béquille, il avançait avec difficulté. Outre la fracture de sa jambe, ses côtes le faisaient souffrir, il grimaçait à chaque inspiration. De son côté, Éva semblait étonnamment à l’aise dans son rôle de guide. Elle leur frayait un passage à travers les entrelacs de branchages et de ronces, et revenait parfois en arrière pour encourager Adrian aux franchissements les plus scabreux. Les surfaces de terres dégagées étaient rares, la « piste » qu’elle suivait était recouverte d’un épais tapis végétal. Derrière eux, juste après avoir été piétinées, la mousse et les feuilles qui tapissaient le sol reprenaient rapidement leur forme. Adrian se dit qu’aucun homme n’avait dû fouler cet espace depuis longtemps. Le boisement était presque entièrement composé de chênes liège noueux, de hêtres tortueux et de sapins. Le sol était revêtu de hautes fougères et de ronces. Dans cet enchevêtrement de nature brute, la visibilité était quasiment nulle, mais il sembla à Adrian qu’Éva savait parfaitement où elle se rendait. Après plusieurs centaines de mètres, elle bifurqua et abandonna le flanc du coteau pour monter résolument vers le sommet d’une colline très escarpée. — Qu’est-ce que tu fais ? Pas par là ! s’écria Adrian en stoppant net. C’est beaucoup trop abrupt ! En continuant sur le plat, on finira bien par déboucher quelque part ! — Nous ne devons pas rester dans ce trou, nous devons monter, crois-moi ! — Je ne sais pas si j’y arriverai… — Tu y arriveras ! IL LE FAUT. Tu as remarqué comme le temps a changé ? — Le soleil s’est couché sur l’autre versant… — Il va pleuvoir. — Comment le sais-tu ? — Je le sais, c’est tout. Et bientôt il fera nuit, on n’y verra plus rien. Nous ne devrions pas traîner. IL FAUT MONTER. — Je ne ferai plus un pas, dit Adrian en se laissant tomber à terre. Je n’en peux plus ! C’est trop difficile… — Fais un effort ! — Tu veux ma mort ? — L’inertie c’est la mort, la vie, c’est le mouvement ! Bouge-toi ! — J’ai trop mal, je suis épuisé… — Tu es en vie Adrian, tu n’as pas survécu pour crever au milieu des ronces, ce serait trop bête. Tu dois continuer à te battre ! — Facile à dire. Je n’en peux plus, je n’en peux plus… — Comme tu voudras, dit Éva en s’éloignant. J’en ai assez de tes jérémiades ! Je m’en vais ! — C’est ça, casse-toi ! Éva disparut dans le fourré. Adrian se traîna sur les fesses et s’adossa au tronc le plus proche. À bout de forces, complètement épuisé, il se relâcha, ses bras tombèrent le long de son corps, la nuque appuyée contre l’écorce de l’arbre, sa tête roula sur le côté, ses poumons se vidèrent tout doucement. La douleur s’estompa légèrement. En inspirant avec retenue, il s’humecta les lèvres avec la langue. Il ferma les yeux et après quelques secondes de répit, bercé par sa lente respiration, il s’assoupit paisiblement. Adrian dormit quelques minutes, peut-être une heure, peut-être plus… Quand il se réveilla en sursaut, il fut surpris par l’assombrissement du ciel. Il regarda autour de lui hébété et se sentit seul. — Éva ? Éva ? cria-t-il désespérément. ÉVA ! En réponse à ses appels, un épervier passa à toute vitesse au-dessus de la petite clairière en poussant un cri strident. « Éva m’a abandonné, pensa-t-il. Comment a-t-elle pu me laisser seul dans cette jungle, dans l’état où je suis ? Ce n’est pas possible, pas MON Éva ! » Un craquement sec le sortit de sa réflexion. Adrian scruta les buissons dans l’obscurité naissante. L’endroit était sauvage, propice aux mauvaises rencontres. Sa main tâtonna le sol à la recherche d’une arme providentielle, un bâton, une pierre, n’importe quoi… mais dans l’humus, ses doigts ne rencontrèrent que des brindilles minuscules. Le bruit se répéta, plus net, puis un autre craquement, plus impressionnant, le fit sursauter à nouveau. Au son, il pouvait deviner l’épaisseur du bois mort qui venait de céder sous le poids d’un… d’un sanglier peut-être ? Le fourré devant lui se mit à remuer très nettement. Adrian était figé par la peur. Son cœur s’emballa. « Nom de Dieu Éva, tu avais raison, pensa-t-il. J’aurais dû t’écouter et te suivre, où peux-tu être en ce moment ? » — J’ai exploré les environs, de ce côté il y a des mûres à profusion, ça nous donnera de quoi tenir un peu… — Nom de Dieu ! Éva ? C’est toi ? — Qui veux-tu que ce soit ? répondit-elle en émergeant du bosquet. Il n’y a que nous deux dans ce trou ! — Mais tu m’as fait une de ces peurs ! C’est une habitude chez toi ! — Et chez toi, c’est une habitude de me crier dessus ? — Je croyais que tu étais partie… — Tu me croyais donc capable de t’abandonner ? — Je… je ne sais pas… Je suis confus. — Tu as récupéré un peu ? Parce que là, il va falloir se remettre en route, dit-elle en regardant le ciel d’un air sombre. — Bien chef ! répondit Adrian en se relevant. Ooohhh ! Bon sang, j’avais oublié cette douleur. — Encore un petit effort et on pourra se poser au sec pour la nuit. — Au sec ? — Suis-moi. Éva entama l’ascension de la côte et Adrian la suivit en retenant ses gémissements de douleur. La nuit tombait, et l’obscurité apportait une difficulté supplémentaire à leur progression. Au bout de quelques minutes, la pluie se fit entendre sur les feuilles les plus hautes. Peu à peu, l’eau perça le feuillage et vint arroser le sol qui devint de plus en plus glissant. À une certaine hauteur, le boisement devint moins dense. En approchant de l’orée, Adrian fut ébahi par le décor qui s’offrait à lui à la lueur de la pleine lune, et l’espace d’une seconde, en oublia sa souffrance. Tout le sommet de la butte était encombré par un immense chambardement granitique dont certains blocs atteignaient plusieurs mètres de hauteur. Éva décida d’en faire le tour, et Adrian la suivit sans discuter. Il souffrait atrocement, était au bord de l’effondrement, mais ne voulait rien montrer. Ses cheveux mouillés lui tombaient dans les yeux, son visage ruisselait de sueur et de sang délavé par la pluie. Ses vêtements trempés lui collaient à la peau et alourdissaient sa démarche. Après quelques enjambées douloureuses, entre pénombre et lueur sélénite, il aperçut une masse qui avait la forme d’une maison. Était-ce possible ? Il s’essuya les yeux, aiguisa son regard et découvrit avec stupeur une cabane. Elle se trouvait du côté opposé à celui par lequel ils étaient arrivés, dans le seul espace plat et dégagé existant dans le secteur. C’était une construction sommaire, mais néanmoins réalisée avec un savoir-faire évident. Les murs étaient bâtis avec des troncs d’arbres entrecroisés aux angles, les espaces étaient comblés par de la mousse et de la terre. Des bardeaux de bois parfaitement taillés recouvraient le toit, dont une partie débordait largement sur un seul côté. Sous cet auvent, un banc de même facture était adossé au mur. Adrian ne fut pas très intrigué par cette découverte. Il connaissait l’existence de ces refuges que seuls les anciens du pays utilisaient encore de temps à autres. L’endroit était désert en cette saison. — Cette cabane tombe à pic ! s’écria Adrian, je n’aurais pas été capable de faire un mètre de plus ! — Espérons que c’est ouvert, dit Éva en s’approchant de la porte avec détermination. — Attends ! cria Adrian. — Quoi encore ? Adrian mourait d’envie d’entrer et de se reposer en toute sérénité, néanmoins sa bonne éducation le faisait hésiter et il s’accorda quelques minutes de réflexion avant d’oser franchir le seuil. — Môssieur préfère peut-être servir de dîner aux sangliers ? ironisa Éva. — Très drôle ! répondit Adrian en faisant tourner le loquet. La porte n’était pas fermée à clef. Une table et deux chaises occupaient le centre d’une pièce unique d’environ quatre mètres sur cinq. Un bloc taillé dans le granit servait à la fois d’appui de fenêtre et d’évier. Une étagère était remplie d’ustensiles de cuisine plus ou moins fatigués et d’objets hétéroclites. Sur la partie plane de l’évier se trouvait un petit réchaud à gaz. À l’opposé de la fenêtre, dans la partie la plus sombre, était installé un lit rudimentaire, fait de planches grossières et recouvert d’une couverture rustique vert foncé, comme celles distribuées par l’armée. Une lampe à pétrole était posée sur un vieux touret en bois qui servait de table de chevet. Éva secoua la lampe pour s’assurer que le réservoir contenait le précieux liquide. Satisfaite, elle demanda à Adrian s’il avait un briquet. Il se fouilla, sortit un briquet de sa poche et alluma la lampe. La lumière qui se propageait donnait à l’espace une sensation de chaleur, alors que dehors, la pluie redoublait d’intensité, accompagnée soudainement par un vent v*****t et froid. « Le temps est à l’orage, pensa Adrian, il ne manquait plus que ça ! » À ce moment précis les éléments lui donnèrent raison. Un éclair illumina la pièce, et quelques secondes plus tard, on entendit le grondement du tonnerre. Trop épuisé pour s’inquiéter du déluge qui s’annonçait, Adrian s’allongea sur le lit en félicitant Éva d’avoir trouvé cet abri providentiel. Il ne lui fallut pas longtemps avant de s’enfoncer dans un profond sommeil.
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