I – Le chant du vin
I
Le chant du vinL’automne était revenu. Pierre Enjolras jeta un regard furtif au cheval attelé à la charrette qui supportait le tombereau dans l’allée de la vigne. Son père lui avait demandé de chasser les mouches et les taons afin que ceux-ci ne piquent pas le cheval, mais la bête était calme. Cette année-là, pour les vendanges, un mistral bien aiguisé lissait le ciel d’automne. La limpidité de l’air, une seconde, troubla le regard du jeune garçon. Il cligna des yeux, repoussa d’une main précautionneuse le sarment d’une souche où pendaient de belles grappes de raisin noir que les abeilles butinaient. Pierre n’était guère plus grand que la plus haute souche de la vigne.
De la terre montait une odeur de chaleur singulière que le vent mêlait à celle du raisin écrasé. Le jeune garçon leva la tête et vit, au bout de la rangée, un « porteur » avec sa comporte de raisins sur la tête qui venait à grandes enjambées vers le tombereau. Il en fut émerveillé. Au-dessus du vert du feuillage, le torse robuste de l’homme se dégageait sur le bleu du ciel. Ses bras élevés jusqu’aux mancherons de la comporte ressemblaient aux deux cornes d’un taureau. Il croyait voir marcher un prince la tête ceinte d’une couronne de lys. Quand l’homme arriva enfin, essoufflé, à la charrette, il grimpa à l’échelle et renversa sa comporte dans le tombereau. Celle-ci fit entendre un bruit mou et l’homme, libéré de sa charge, parut un instant goûter aux plaisirs de cette journée ensoleillée.
Pierre courut alors en direction du sud, vers la limite du domaine. À perte de vue s’étendait une marée de vignes. La brise marine qui se levait apportait au jeune garçon le goût de la mer. Pierre aimait ce monde où la nature renaissait chaque printemps, où le vent le poussait à prendre possession d’un monde encore inconnu. Quand il arriva au fossé, il eut un frisson de joie. Un jour, il s’en irait découvrir le marais et son étang mystérieux. Rempli d’eau grâce aux derniers orages de l’été, le fossé hébergeait des rainettes qui prospéraient en toute tranquillité. Le chant des mâles au crépuscule ressemblait au son d’une clochette.
Au pied des souches qui bordaient le ruisseau, poussaient dans le fuseau des racines de savoureux pissenlits. La vendange battait son plein. Pierre entendit des cris joyeux de vendangeurs.
Bientôt, Augustin, le père du jeune garçon, arriva à la charrette. Il portait en guise de chapeau un petit-bord noir. Ses cheveux qui blanchissaient tombaient en longues mèches sur ses épaules. Il était grand et sec, les mains longues, le visage buriné à la peau brune et ridée comme un jujube. C’était un homme déjà d’âge mûr. Il parlait peu, le plus souvent courbé sur sa besogne.
La charrette avec son chargement de raisins partit bientôt pour le mas. Pierre entendit crisser le fer des roues dans les ornières du chemin, tandis que son père, de sa voix grave, encourageait le cheval à tirer. Chaque journée de vendange procurait à Pierre des moments de bonheur.
À midi, sa mère, Vinciane, aidée de son amie Minga, apporta le repas aux vendangeurs. Les deux femmes étaient accompagnées de Sara, la fille de Minga. À quelques mois près, Sara et Pierre avaient le même âge et leur enfance s’était déroulée sur le même terrain de jeux : le domaine.
Le père de Sara, Paul Jéricho, facteur de son métier, était un habile créateur de charrettes miniatures qu’il exposait chaque année à la salle des fêtes du village. Pierre l’admirait pour cela. Assurément, le père de Sara avait un don.
Quand les femmes arrivèrent ce jour-là dans la vigne, les vendangeurs venaient d’arrêter leur travail pour se réfugier à l’ombre d’un micocoulier. Sara offrit du pain à chacun pendant que Pierre servait du vin aux hommes. Vinciane et Minga remplirent les assiettes d’un ragoût d’aubergines et de tomates.
Tous les amis des Enjolras étaient là : Paul Jéricho, Jeanne Manadon, la marchande d’escargots, Mélanie et Léonce Macaire, le garde-vignes, et d’autres vignerons du voisinage : Roch Boulou, Margot et Jan Auton, Marie-Paule Agnéli, la femme du coiffeur, Antonin Érau, le jeune Joachim Bitroulet et ses sœurs jumelles Ana et Claudine… Car les vignerons s’entraidaient, et si l’on vendangeait d’abord les vignes des Enjolras, ensuite venait le tour de Jéricho, de Boulou, d’Érau et des autres.
Au moment où Pierre et Sara partaient ramasser des jujubes, ils furent rejoints par Oriane, la petite-fille de Roch Boulou que son grand-père élevait depuis la mort de ses parents. Elle était blonde comme la couleur des blés au mois de juillet.
— Je peux venir avec vous ?
Sara lâcha la main de Pierre.
— Si tu veux, répondit-elle, en évitant de la regarder, nous allons cueillir des jujubes pour le dessert des vendangeurs.
— Et des figues, ajouta Pierre, ça donne des forces.
Quand ils revinrent sous le micocoulier, beaucoup de vendangeurs s’étaient assoupis. Joachim Bitroulet, qui avait à peine une dizaine d’années de plus que les trois enfants, se gaussa d’eux :
— C’est maintenant que vous arrivez ! Mais tout le monde fait la sieste !
Il se servit copieusement en jujubes et en figues. Ce qui fit pousser de hauts cris à Sara :
— Mais pense donc aux autres, goujat !
Le jeune homme haussa les épaules.
— Il faut bien que je mange !
* * *
Septembre tirait à sa fin. Dans le caveau du mas, au grincement du pressoir avait succédé l’odeur prenante du moût. Sa fermentation tumultueuse fouettait le sombre liquide. Il serait bientôt soutiré pour être séparé du marc. Les jujubes que Pierre goûtait, ces jours-là, craquaient sous ses dents. Les jours diminuaient. La vigne se refermait chaque jour davantage sur elle-même. Autour du fouloir s’éparpillaient les premières feuilles mortes.
Pierre pensait que la terre célébrait le retour de la délivrance. La sève peu à peu se retirait des plus hauts sarments. Elle achevait, d’une ultime touche, les courbes langoureuses de la vigne. Avec les jours qui baissaient, les charrettes s’en allaient, on ne savait trop où, mais le crissement d’une roue disait la désespérance des pierres. Dépossédés de leurs fruits, les ceps se détournaient de l’homme. Le temps des jours d’impatience était venu. Est-ce que le vin serait bon ?
Une eau de lumière coulait sur le mas. Elle guidait Pierre sur les chemins proches des enclos où l’on finissait de vendanger les dernières vignes. Un chant doucement murmuré par la brise se réclamait du bonheur de vivre. Mais maintenant, dès l’aube sur le chemin de l’école, pendue aux azeroliers, Sara ramassait de petits fruits rouges qu’elle glissait dans son tablier. Elle ne disait pourtant rien à l’institutrice de ces azeroles dont sa mère faisait de savoureuses confitures.
Parfois, un chien humant suivait la trace d’un sillon. Irait-il jusqu’à la ligne d’horizon, le museau mouillé pointé vers le sol ? Abandonnées près de la malle aux grains ou d’un tonneau de bois, ou bien même au fond de la cave, anonymes, les bouteilles de cartagène pressentaient l’oubli.
Pierre, en bouclant son cartable le matin, mesurait l’épaisseur même du silence qui obligeait le vin à la quête de l’ombre, au dédain de l’aventure humaine. Elle reviendrait sur le devant de la scène, à Noël ou à Pâques, la cartagène, dorée et chaude, d’un bonheur ancien retrouvé.
Quelques minutes après qu’il eut embrassé sa mère, Pierre rejoignit Sara sur le chemin de l’école. Le poids des charrettes avait effacé la trace des roues jusqu’au creusement. C’était le temps des premiers labours d’automne, du bêchage pour enlever les mauvaises herbes et le chiendent pernicieux. Sara et Pierre s’arrêtèrent devant l’atelier du charron. Un bruit mystérieux, un son creux, sortait d’une antique remise. De ce territoire lointain, des coups résonnaient sur le cercle d’une roue que le vieil homme fabriquait. Les deux enfants entendirent le charron jurer : « Ah ! bordel ! »
Quelques secondes s’écoulèrent, pendant lesquelles Pierre et Sara pouffèrent. Puis le charron jura encore, le marteau à la main. Apeurés, les deux enfants s’enfuirent en riant. Et c’est alors que les rues de Maillargues s’emplirent des cris du repasseur de couteaux, de ceux du rempailleur de chaises ou de l’acheteur de peaux de lapin.
Peu à peu, le soleil se fit plus chaud. Pierre et Sara s’enfoncèrent dans une rue qui leur paraissait plus pauvre que les autres. Tout en marchant, ils écoutèrent avec attention le bruissement des mots des travailleurs des champs, leurs chuchotements incessants, leurs phrases chargées de café et imprégnées de l’odeur âcre du tabac qui révélèrent aux deux enfants la force du travail et l’importance de la vigne.
Pour ces hommes modestes, c’était le début d’une longue journée de labeur dans les champs. Au moment du départ, les bicyclettes crissaient, tandis que brinquebalait la banaste sur le porte-bagages arrière.
Pierre entendit dans une rue proche le roulement d’une charrette partant à la vigne. Dans la tiédeur du matin, les premières automobiles cornèrent.
* * *
Ce fut un matin de cette année-là que le vigneron Augustin Enjolras suspendit dans la remise la daille, cette faux qui symbolisait le voyage de leurs ancêtres venus se louer sur les routes de Provence et du Languedoc avant que Bernardin Enjolras, qui avait fait fortune dans le commerce du grain, n’achetât la terre de Fanabregas.
Fanabregas. Dans la langue des gens du pays, cela voulait dire les micocouliers. C’était, en quelque sorte, le mas des Micocouliers, ce mas de Fanabregas dont les fondations remontaient au XIIe siècle et où des générations de paysans avaient fait fructifier la terre.
Le cycle de la vigne avait commencé en 1850, époque où un certain Baptiste Enjolras, le fils de Bernardin, avait planté la propriété en aramon. Les vendanges avaient alors ramené chaque année les mêmes familles de montagnards. Puis, à leur tour, les enfants et les petits-enfants avaient pris le même chemin. Les Enjolras en avaient connu de ces joyeuses équipes de travailleurs qui arrivaient au mas en chantant. Hommes, femmes et enfants. C’était comme un grand brouhaha dans la cour. Les femmes riaient et les enfants parlaient entre eux la langue rude et âpre des montagnes. Les hommes étaient vêtus de pantalons de charpentier et de vestes de velours usé. La plupart étaient ceints d’une ceinture d’étoffe rouge.
Augustin les accueillait toujours avec joie, leur offrant à boire et à manger. Dès lors, les belles journées de septembre pouvaient commencer leurs rondes ensoleillées.
* * *
Pierre, depuis son plus jeune âge, aimait la vigne. Quand le printemps revint, ce jeudi-là, l’enfant alla avec son père recéper dans le domaine. Il était à l’aise dans ses vêtements rapetassés. Certains ceps, rongés par la maladie, dépérissaient. En général, Augustin en sauvait toujours quelques-uns, les plus robustes, ceux qui n’avaient pas voulu s’abandonner à la mort.
Au retour, sa mère lui demanda de nettoyer la cour avec le vieux balai de bruyère. Il se souvint tout à coup qu’il était arrivé une fois, par temps de grand vent, que la charrette d’Augustin se renversât sur le chemin. Quelques roulons s’étaient brisés sans que la ridelle eût subi quelque dégât. Depuis ce moment-là, Pierre avait craint le mistral, le vent maître, comme disait son père. Ce jour-là d’ailleurs, Augustin avait dû faire venir le vétérinaire, car le cheval était atteint de roux-vieux, gale de l’encolure. Le chien l’avait attrapée et avait eu le dos attaqué.
Augustin Enjolras était connu pour être un travailleur infatigable : il donnait à ses vignes, avant les premières bourres, un quatrième labour. Il disait alors qu’il quartageait. Mot magique qui crépitait à l’oreille de son fils comme une sauterelle dans les graminées. Il évoquait en lui le fond lointain du soir, l’appel de la terre, le hennissement du cheval.
Pierre admirait aussi la qualité du travail de son père : Augustin n’oubliait jamais de soufrer ses feuillettes. À la fin du printemps, lorsque l’herbe avait poussé, à l’aide de son faucard, il coupait la végétation du fossé. Et si Pierre lui posait la question de ce qui était le mieux pour la vigne, le cheval ou le tracteur, Augustin souriait. Après un temps de réflexion et un long soupir, il finissait par répondre d’une voix douce :
— Rien n’est plus beau qu’un cheval à l’aube tirant une charrette sur un chemin de campagne.
Il fallait bien que Pierre se satisfasse de l’explication de son père.
Sans que Pierre le sache vraiment, le monde dans lequel il vivait, qui n’avait guère changé durant des siècles, allait disparaître à tout jamais quelques années plus tard. Ni lui ni les enfants de son âge ne pouvaient le savoir. La libération de la France leur avait apporté beaucoup plus que la liberté. Dans quelques années, plus personne ne saurait faire la différence entre un soc de charrue et un vulgaire morceau de métal. Le monde paysan, le monde où ils avaient vécu leur enfance, Sara et lui, ne serait plus qu’un souvenir.
Pierre grandissait pourtant, insouciant et heureux, comme les enfants de son âge.
Chaque année, à l’époque des vendanges, l’odeur du moût imprégnait toutes les pièces du mas. Augustin faisait son vin et le vendait. Sur l’étiquette de la bouteille d’un beau gris clair représentant le mas, le nom du nectar sautait aux yeux : Souquet de Fanabregas. C’était un vin long en bouche qui tirait sur la mûre et la violette.
* * *
Augustin approchait de la quarantaine quand son fils naquit. Il avait quitté Minga, avec qui il avait eu une relation amoureuse, pour épouser celle qui allait devenir la mère de Pierre, Vinciane Foulquier, une jeune institutrice. Minga, la gitane, « Minga, la sorcière », comme les habitants du village la nommaient, avait toujours su qu’elle ne se marierait pas avec le propriétaire de Fanabregas. Ne lisait-elle pas l’avenir dans les philtres ?
Quand elle avait rencontré Jéricho, elle avait compris tout de suite que c’était lui, son homme. Les deux femmes s’étaient trouvées enceintes en même temps. Les enfants les avaient rapprochées. Minga et Paul Jéricho s’étaient établis, non loin du mas, dans la grande maison de Paul, héritée de ses parents.
Puis, les liens entre Paul et Augustin ayant toujours été très forts, les deux familles avaient entretenu des rapports amicaux. Vinciane disait souvent à Minga, avec un sourire complice : « Pour me séduire, Augustin m’a fait boire son vin. Après, j’avais la tête qui tournait. »
La gitane riait, mais si Vinciane l’avait observée attentivement, elle aurait vu passer dans son regard un voile de tristesse.
* * *
La première odeur que Pierre, enfant, perçut dans le mas, ce fut l’odeur du vin. Un sentiment étrange dès lors l’habita : fasciné par les effluves, il courait vers le cellier à la recherche de son père, persuadé que celui-ci lui livrerait le secret des arômes. Augustin riait et le renvoyait à sa mère.
— Le vin, lui disait-il, c’est une gourmandise, mais ce n’est pas pour les enfants !
Certains matins, Pierre se tenait sur le pas de la porte. Il aimait regarder Augustin atteler le cheval à la charrette. Le vigneron vérifiait minutieusement l’attelle, la têtière et l’avaloire, le trousse-queue. Puis il ouvrait le portail et faisait avancer le cheval. C’est à ce moment-là qu’il s’adressait à son fils :
— Tu viendras avec moi dans quelque temps.
Pierre était heureux de la promesse de son père. Son cœur battait plus fort. Il lui faisait signe de la main. Il criait :
— Au revoir, papa !