Chapitre 1-2

2084 Mots
Elle en jouait avec une innocence relative, sans savoir jusqu’où ne pas aller. Pourtant, elle percevait instinctivement, car ces choses se sentent plus qu’elles ne se disent, l’existence d’une limite qu’il était sage de ne pas dépasser. Le regard insistant des hommes vieux ou jeunes lui disait parfois avec trop de crudité l’intérêt appuyé qu’elle suscitait. Elle n’avait rien d’une Vénus. Mais rien non plus dans son visage n’était disgracieux, si ce n’est le décollement excessif de ses oreilles. Heureusement, sa chevelure châtain longue et généreuse cachait cette légère difformité, au demeurant seulement visible lorsqu’elle sortait de l’eau. En réalité, rien dans son visage ne captait le regard au premier abord. Mais lorsqu’elle souriait, tout changeait. Le soir venu, Branka dont les parents tenaient un petit café était en quelque sorte consignée et contrainte d’apporter une aide nécessaire au service des clients présents. Contrairement aux autres jours où se pressait là une foule bigarrée diverse – marins, marchands, voyageurs et aussi autochtones –, il n’y avait, à cette heure, qu’un groupe de jeunes hommes armés, pourvus de tous les attributs des militaires en campagne. Ils arboraient avec ostentation sur leur calot, un blason à échiquier rouge et blanc à l’intérieur d’un U à large empattement surmonté d’une croix. Une tenue inédite pour Jana. Ils étaient jeunes, semblaient exaltés et déterminés. Chaque fois que l’un d’eux entrait, il magnifiait son appartenance au mouvement en levant le bras et scandait d’une voix gutturale une devise qui disait à peu près ceci : Pour la patrie-Prêt ! C’est du moins ce qu’elle comprenait. Elle les considéra simplement comme un groupe de combattants, comparables à ceux, nombreux et divers qu’elle avait vus chez elle en Serbie. Ou alors, ce pouvait être une milice. Encore une. Il y en avait tant. L’époque était troublée, plus que l’esprit de Jana, résolument frivole, qui ne s’interrogea ni sur la nature de l’engagement de ces soldats, ni sur l’idéologie qu’ils nourrissaient. Une question d’ailleurs qu’elle ne pouvait pas se poser, la notion de doctrine étant parfaitement étrangère à son vocabulaire et à sa pensée. Ces jeunes gens s’étaient comportés au café comme tous les jeunes gens. Les crétineries, les rodomontades, les exploits de beuverie et les grivoiseries avaient été l’essentiel de leurs conversations dénuées, ce soir-là, de tout propos apologique. C’est à cette occasion que son regard avait croisé celui de Marko. Elle aidait alors Branka à apporter les chopes de bière sur la table. Il avait souri en remerciant. Tout simplement. Elle avait frémi. Simplement aussi. Un frisson à la fois délicieux et insolite avait parcouru son corps jusqu’à son bas-ventre et ses jambes étaient devenues cotonneuses. Elle avait lutté pour contenir cette fièvre perfide qui montait à ses joues et empourprait ses pommettes révélant ainsi son trouble obscur. Elle avait esquissé un sourire, puis tourné les talons aussi vite que l’autorisaient les belles manières. Enfin, dans l’arrière-boutique, à l’abri du regard et du visage charmeur, elle avait pu reprendre ses esprits. Encore qu’ils restassent esclaves de ses sens. – Oh, tu as l’air toute retournée ! Qu’est-ce qui t’arrive ? avait demandé Branka en voyant le rouge qui enflammait les joues de Jana. – Non, non. Rien. – Toi, tu mens ! Tu as filé dans l’arrière-salle, sans même poser le plateau ! L’un d’eux t’a dit quelque chose, j’en suis sûr. Ce sont de joyeux loustics, je les connais. – Ah ? Tu les connais ? – Enfin... pas vraiment. Je sais qui ils sont. Je sais aussi qu’ils aiment bien faire la fête et embobiner les filles. – Mais... d’où viennent-ils ? – De partout. Enfin de la Croatie. Même de Hvar, j’en ai déjà vus. Ils sont courageux, tu sais, ces oustachis. Ils se battent pour nous, ils nous défendent contre tous ces sous-hommes qui sont nos ennemis. C’est sûr que notre Poglavnik, il peut compter sur eux ! – Mais... j’ai pas compris, ils se battent contre qui ? – Eh bien... contre tous ceux qui ne sont pas de notre race, ceux qui ne sont pas catholiques comme nous, tu le sais bien. D’ailleurs, tu devrais aller à la messe plus souvent ! – Pas catholiques... oui bien sûr. Et... le Poglavnik, tu le connais, toi ? – Ben, non. Je ne l’ai vu qu’en photo. Il ne peut pas se promener partout, un chef d’état, ça a sûrement autre chose à faire. Mon père, oui, il l’a déjà vu. De près. Peut-être que ton oncle aussi ? Sûrement même. Tous les vieux, ici, l’ont vu quand il est venu à Split. – Oh... peut-être... mais il ne m’en a pas parlé. Ou je n’ai pas fait attention. Jana avait détourné la tête. Faire semblant devenait de plus en plus difficile. Elle craignait que Branka ne remarquât son embarras. Elle venait, à l’instant, de réaliser son absence de conscience politique. A l’inverse de Branka. En apparence au moins. Elle pensait à tout ce qui la distinguait de son amie. La race, la culture, la religion. Ces différences étaient-elles rédhibitoires à l’amitié ? Allaient-elles le devenir ? Devait-elle absolument tout cacher de sa naissance comme elle l’avait fait jusqu’à maintenant plus par obéissance que par conviction ? Même à Branka ? Etait-ce là le sens de la réserve que son oncle instillait en elle avec insistance ? Le pire peut-être était de penser qu’elle était devenue, par le jeu de l’Histoire, une étrangère. Il y a peu encore, elle et Branka appartenaient à la même entité politique. Pourraient-elles encore longtemps se revendiquer comme amies ? Jana s’était dérobée devant Branka. En ne relevant pas la remarque sur son manque d’assiduité aux offices religieux, elle avait écarté un sujet sensible. Mais pour combien de temps ? Elle avait feint la désinvolture à propos de la question sur son oncle, et, ainsi, fait en sorte d’éloigner la suspicion. Du moins l’espérait-elle. L’hypothèse d’avoir, par son ingénuité stupide, excité la curiosité et peut-être même la défiance à propos du vieux Josip lui aurait été insupportable. Pour autant, elle lui en voulait un peu de n’avoir que suggéré les dangers sans les lui expliciter, précisément. Pourquoi ne l’avait-il pas éclairée sur la tourmente qui semblait advenir ? Pourquoi ne lui avait-il pas dit avec toute la clarté nécessaire ce qui la séparait de son amie ? Il n’était plus possible de vivre en dehors des contingences géopolitiques. Etre informé, c’était se préparer à une défense efficace. Elle venait d’en avoir la preuve. Elle savait comme tout le monde, parce que cela est ancré dans les mémoires depuis tant de temps, que serbes et croates se repaissaient de rivalités inextinguibles, elle savait pour l’avoir lu et appris à l’école que chacun des deux peuples avait tour à tour exercé une hégémonie sur l’autre, que l’intransigeance, les excès, les cruautés, étaient à mettre au crédit de chacun d’eux. Elle avait vaguement entendu ses parents au sujet de ces différends. Très vaguement. Mais jamais elle n’avait imaginé que les uns voulussent exterminer les autres. Et c’est bien cela que Branka avait énoncé avec impudence. Une manière choquante de dire ces choses-là. Sans vergogne. Surtout de la part d’une jeune fille ordinairement chaleureuse et fraternelle. Cela signifiait donc, selon ses dires, qu’elle aurait pu l’éliminer, elle, Jana, son amie, tout simplement parce qu’elles étaient de religion différente. Quelle ineptie ! Comment était-ce possible ? Il devait y avoir d’autres mobiles qui primaient sur ces considérations à la fois ethniques et religieuses. L’être humain avait sans doute un peu plus de grandeur ! Le lendemain de cette étrange rencontre, c’était dimanche, jour de repos, pour Jana. Pour Marko, quelques heures de permission. Ils s’étaient retrouvés, près du port, par hasard. Une de ces conjectures, inimaginables pour deux êtres étrangers l’un à l’autre. Mais évidente, scellée par un dessein commun pour deux jeunes gens touchés par la grâce du sentiment amoureux. Comme s’il avait été mû par une nécessité impérieuse et urgente, il l’avait attrapée par la main, sans lui dire un mot et elle s’était laissé emmener en dehors du village. Ils étaient là, depuis le début de l’après-midi, dans cette cabane posée au milieu de nulle part qui servait d’entrepôt pour les outils des vignerons de la plaine de Stari Grad. Partout, dans ce lieu, les vignes et les champs de lavande étaient tavelés de ces émergences calcaires construites par les hommes. Marko l’avait entraînée là, d’une main ferme, l’invitant par moment à se dissimuler derrière les murs de pierre sèche qui délimitaient les aires de chaque propriétaire. Elle le sentait inquiet, d’une vigilance extrême. Comme si cette escapade eût été marquée d’un interdit. Elle n’avait pas osé s’étonner de cette méfiance, tant il était taciturne. Elle s’était contentée de suivre sans beaucoup réfléchir l’objet de son fulgurant et impénétrable désir. Sur le sentier qui traversait les vignes, ils avaient volé quelques dernières cerises trop mûres. Sucrées à souhait et presque confites. S’en était suivi un jeu de poursuite bien peu innocent entre eux pour en déguster le plus possible. La dernière, ils avaient voulu la partager. Leurs lèvres s’étaient effleurées avec délicatesse et hésitation, et ils s’étaient abandonnés à un b****r sauvage et glouton. Enfin, seule leur sensualité avait parlé, elle s’était épanouie au contact de leurs mains sur leur peau frémissante. Un désir ardent s’était emparé d’eux. Ils avaient peu parlé sur le sentier. Même une fois dans la cabane. Des bribes tout simplement. Des banalités plutôt – la chaleur encore précoce en ce mois de juin, l’absence de vent, les exhalaisons délicieuses de lavande, la vue imprenable d’ici sur la baie de Stari Grad – des lieux communs tout juste destinés à atténuer leur tension mutuelle. Ou à feindre une situation naturelle et évidente. Ou encore à excuser peut-être une promptitude excessive. Toutes ces généralités, en définitive, affranchissaient l’un et l’autre de se révéler. Lorsque leurs corps s’étaient déliés, Marko n’avait rien dit. Avait-il eu du plaisir ? Rien ne le trahissait sur son visage. Les seuls mots qu’il avait marmonnés avant que la torpeur de la félicité le saisît, étaient une mise en demeure qui ne souffrait aucune discussion : Si je m’endors, tu ne dois pas t’en aller. Attends-moi. L’inquiétude de Jana grandissait. Le rougeoiement du soleil avait disparu, la nuit arriverait bientôt. Elle se sentait prisonnière dans ce minuscule espace avalé par la pénombre. La fraîcheur s’engouffrait par la lucarne et par la porte. Elle aurait bien voulu se rhabiller, mais Marko était allongé sur ses vêtements. Elle n’osait toujours pas troubler le repos de son amant, devenu un peu encombrant. Le froid et l’humidité le réveilleraient bien vite, espérait-elle, ce qui mettrait un terme à cette séquestration maintenant abusive. Cela la rassurait un peu. Encore qu’il lui fallût se concentrer sur les motifs qu’elle devrait invoquer auprès de son oncle pour justifier son retard au lieu de jouir en pensée des effusions voluptueuses de l’après-midi. Il n’était pas homme à accepter une explication élusive. Elle devrait être convaincante. Car, la vérité, il était impensable qu’elle la confessât. Elle pouvait sans aucun doute justifier son escapade de l’après-midi – c’était jour de repos – et elle pouvait prétexter une visite chez une amie de rencontre. Elle ne doutait pas que le brave homme, voyant la nuit tomber, dût être pâle d’inquiétude et tourner en rond dans sa petite maison. Elle n’avait jamais enfreint la règle implicite selon laquelle elle devait rentrer avant la tombée de la nuit. Quelle raison plausible allait-elle inventer ? Elle serait contrainte de mentir et cette perspective l’indisposait. C’était un homme bon, affable, qui ne méritait pas qu’on le trompât. Il avait accepté de l’héberger chez lui naturellement, sans contrepartie, au nom de la sacralité de la famille. Malgré l’instabilité de plus en plus grande de la situation politique et les rumeurs assez alarmantes, il n’avait écouté que son cœur, au mépris des risques. Pourvu, se disait-elle, qu’il n’entreprenne pas de recherche avec l’aide de quelques voisins sûrs ! L’idée d’être trouvée ici, nue, en compagnie d’un garçon, nu, lui aussi, lui répugnait. L’affaire ferait un beau scandale qui anéantirait la confiance accordée et ne manquerait pas non plus d’être rapportée à son père. Elle présumait déjà la violence de la réaction. Son retour immédiat, là-bas, en Serbie. Enfin, dans ce qu’il en restait. Et elle n’en avait aucune envie. Alors timidement, en désespoir de cause, elle fit ce qu’elle n’avait pas osé plus tôt. Dans la pénombre, elle effleura les lèvres de son amant. Puis son doigt glissa le long du buste musclé, hésita et s’arrêta au moment où il reconnut, tout d’abord un fin duvet, puis les poils drus et bouclés du pubis. D’un geste brusque, Marko saisit la main de Jana, ouvrit les yeux et se redressa : – Ah... C’est toi ! Mais quelle heure est-il ? Je me suis endormi. Pourquoi ne m’as-tu pas réveillé ? – Je n’ai pas osé, tu dormais si bien ! – Dépêche-toi, il faut que je rentre vite. Je vais être en retard... Allez, ne traîne pas. – En retard de quoi ? – Pas de question, s’il te plaît ! Je suis en permission, il faut que je sois au camp avant la nuit. – Et ? – Rien... c’est mon affaire. Ils s’habillèrent en toute hâte. Marko laça ses brodequins en cuir, et Jana aperçut la lame brillante d’une dague qu’il introduisait dans sa chaussure. Et alors qu’il enfilait à toute vitesse sa veste, un pistolet, enfoui au fond de sa poche, fut projeté au sol. Il se précipita pour le ramasser. Lorsqu’il se releva, il toisa Jana avec insistance et autorité. Il ne dit pas un mot. Mais le message immanent à son mutisme et à sa sévérité était clair. Se taire, ne poser aucune question, feindre de n’avoir rien vu. En tout cas, oublier la scène. Jana osa soutenir son regard pendant quelques instants dans l’attente d’un mot. Elle perçut dans la contraction de son visage une violence latente, prête à exploser, en réaction à cette esquisse de rébellion insolente. Elle céda à cette injonction muette, prise soudain d’un étrange sentiment de peur.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER