Chapitre 1-3

2038 Mots
– Ça y est, tu es prête ? lança-t-il d’un ton agacé. Son impatience était guidée par une inquiétude manifeste. Les étreintes d’amour étaient déjà loin. Il l’empoigna par le bras et ils coururent à travers les champs, longeant ou escaladant les murs de pierre sèche pour gagner du temps. A l’entrée du village, il s’arrêta. Alors qu’elle attendait encore un enlacement amoureux, une tendresse chaude contre son corps, il se recula, comme pour la repousser, l’embrassa furtivement et partit sans un mot. Elle osa : – Marko... tu... ? – Je ne sais pas, c’est moi qui décide. Ne me cherche pas et ne m’attends pas. Quand je reviendrai, et quand je voudrai te voir, je saurai où te trouver. cria-t-il en s’éloignant. Elle resta figée. Son regard suivit la silhouette pressée de Marko. Au loin, sous les lumières blafardes des lampadaires, il courait vers un lieu qu’elle ignorait, noyé par une foule nombreuse qui déambulait dans les rues en direction du port. Il ne se retourna pas, ne fit pas le moindre geste de la main. Rien. Les belles heures de l’après-midi dans la cabane appartenaient déjà à un temps lointain. Jana était anéantie. Elle aurait tant voulu qu’ils se quittent avec des mots et des gestes tendres. Qu’ils se promettent de se revoir. Qu’ils fassent le serment de s’aimer toujours. Qu’ils se projettent, dans un avenir à deux. Au lieu de quoi, ça n’avait été qu’empressement et exaspération. Elle ne voulait pas penser que son corps ait pu servir d’exutoire à un trop-plein de tension ou à une continence trop prolongée. Non, c’était impensable. Un si beau garçon au regard si charmant, au sourire si enveloppant ne pouvait être guidé par la lubricité. Et puis, malgré une détermination immodérée, il l’avait prise sans violence, il avait su écouter ce corps novice qu’il déflorait... Cela ne révélait-il pas chez ce garçon des signes d’humanité, de tendresse, d’amour peut-être ? Elle était là, seule dans la nuit qui tombait. Triste. Abandonnée. Prête à pleurer. Une journée si délicieuse, pleine d’effusions, enivrée de promesses où le mot bonheur commençait à prendre du sens et qui se finissait comme ça. Dans un désenchantement profond. Dans une incompréhension absolue. Dans une incertitude cruelle. Déjà, commençait l’attente. Stérile, illusoire peut-être, dépourvue de ces jalons que sont les heures et les jours et qui la rendent supportable. Comment parviendrait-elle à accepter cette précarité inédite ? Ne savoir ni la raison, ni la durée, ni le sens de l’absence était pire que l’absence elle-même. Comment pourrait-elle vivre avec son corps aux mystères désormais révélés qu’elle ne regarderait plus jamais de la même façon. Si au moins, elle avait connu l’échéance du retour, elle aurait biffé les journées inutiles sur un calendrier. Mais elle ne saurait jamais ce qu’est l’imminence des retrouvailles, elle ne connaîtrait pas la fièvre qui précède ce moment où l’autre enfin réapparaît. Il ne lui avait même pas promis ce futur-là. Elle ne connaîtrait jamais cette joie intime, intense bien que fugace. Pourquoi s’était-il comporté ainsi ? Lui-même, ne savait-il rien de ses lendemains ? Etait-ce une manière virile de cacher sa tendresse et sa peine de la quitter ? Y avait-il de la lâcheté dans cette manière de l’abandonner qui lui aurait évité un aveu indigne ? Mais alors, l’attente pourrait durer une vie, l’espoir vain ne mourrait jamais ! Jana s’obligea à faire le vide dans son esprit. D’un geste sec, elle essuya une larme perfide et déambula, elle aussi dans les rues du petit village. Hébétée, étrangère au monde qui l’environnait, elle avança sans prendre garde aux passants qu’elle heurtait, sans prononcer le moindre mot d’excuse. Elle allait avec lenteur, sans faire attention à quoi que ce fût, absorbée par ce visage à la fois doux et viril qui la rendait si triste et par des pensées pernicieuses. Les choses étaient allées très vite. Avait-elle été inconséquente ? Aurait-elle dû lui dire non au risque de lui déplaire ? Elle avait volontiers consenti à ce que les mains de Marko se hasardent sur son corps, elle avait même attendu et espéré en secret davantage que les caresses chastes. C’était plus qu’un assentiment. C’était une supplication intérieure. A aucun moment, elle n’avait eu envie de se refuser à lui. Elle arriva enfin devant la maison de son oncle qu’elle croisa alors qu’elle allait entrer. – Ah ! Te voilà, Jana. J’étais si inquiet ! Jana suivit son oncle, cependant que des images confuses de sourires, de corps alanguis, de dague et de revolver se brouillaient dans son esprit troublé par le départ de Marko. Elle regrettait de n'avoir rien sollicité du jeune homme quant à leur futur, de ne pas l'avoir questionné sur ces choses élémentaires que l’on doit savoir quand on rencontre un garçon : Quel âge a-t-il ? D’où est-il ? Que fait-il à Hvar ? Et une question, sans doute plus inquiétante encore : Pourquoi a-t-il ce tatouage sur le pubis et toutes ces armes sur lui ? 2 Marko était un enfant de Hvar, une terre posée sur la mer Adriatique à quelques encablures du continent. Une terre seulement riche de ses oliviers, de sa garrigue, de ses champs de vigne, de son passé vénitien, de ses ports, havres pour les pêcheurs, les touristes et les bateaux militaires. Jamais jusqu’à peu, il n’avait quitté la ville éponyme de l’île, faite de maisons en pierre blanche et de ruelles étroites. Miroslav Morovic, le père de Marko, pêcheur de son état, vivait avec sa femme Mirna et ses enfants dans la partie supérieure du petit port. Autour de la petite place circulaire, se serraient quelques maisons hautes, insalubres et toutes composées de plusieurs appartements. La plupart des pêcheurs comme Miroslav y avaient leur domicile. Le confort sobre, la promiscuité et l’accès difficile leur conféraient une médiocrité dont se contentaient les impécunieux. Elles étaient tout naturellement dévolues aux familles de cette ville les plus indigentes. Mais la vie n’y était pas désagréable à condition qu’on en prît les bons côtés ou que l’on transformât les inconvénients en agréments. Pour les épouses, c’était par exemple l’assurance de ne pas être seules quand les maris étaient à la pêche. C’était la certitude de bénéficier d’un mutisme solidaire qui pouvait résister à toutes les formes d’inquisition quand l’une d’entre elles s’abandonnait à une petite infidélité conjugale. Aucune n’aurait trahi. Même sa pire ennemie. Chacune comprenait que l’on pût offrir son corps pour mieux nourrir sa progéniture. Quant aux enfants, la place, la rue, les rigoles qui recueillaient à la fois les eaux de pluie et les eaux usées étaient des aires de jeux incomparables. L’entre-soi favorisait une cohésion et une interdépendance, deux valeurs essentielles permettant des entreprises hardies et à des concours d’audace. Quand il rentrait, Miroslav retrouvait les siens sans grand enthousiasme. Il avait souvent eu envie de les abandonner tous. Mais un fond de moralité l’en empêchait. Au moins, un toit l’attendait tous les soirs. Même si l’amour avait déserté depuis longtemps le foyer, il savait trouver en sa femme, la plantureuse Mirna, un exutoire à ses poussées libidinales ardentes et compulsives. Elle ne se refusait jamais à ce devoir de bonne épouse qu’elle subissait avec flegme, résignation ou volupté. Selon les jours. Ou plutôt selon les faveurs qu’elle avait déjà accordées. Miroslav imaginait cette éventualité sans en avoir de certitude. Marko était le sixième de la fratrie. Tous nés selon une bonne ou une mauvaise fortune. Cela dépendait de la perception que l’on avait de ces événements. Perception qui pouvait changer selon les circonstances. Par moments, ce n’étaient que des bouches à nourrir. D’autres fois il y avait un retour sur investissement. Les filles ne vivaient que partiellement à la maison, le temps de l’une était déjà largement occupé par un emploi multitâche dans un bar, l’autre ne refusait jamais les caresses des marins de passage. Quant aux frères leur extraction modeste les pousserait inéluctablement vers le travail de la terre – les vignerons de l’île avaient besoin de main d’œuvre. Ou vers la mer – les patrons de pêche requéraient l'appui de bras jeunes et vigoureux. Pour l’heure, ils étaient improductifs quoique... leur habileté et leur hardiesse facilitaient bien des aventures parfois fructueuses. De par son équanimité proverbiale et la volonté de ne rien savoir, Miroslav était l’homme le plus insouciant du monde et le plus tranquille. Jamais son sommeil ne fut troublé par des préoccupations sur le bien-fondé de l’éducation qu’il prodiguait. Au reste, les garçons n’étaient que peu souvent à la maison, et Miroslav se félicitait de ne pas avoir à supporter les cris, les bagarres, les coups. Surtout, il était ainsi exonéré de statuer sur la culpabilité de l’un ou de l’autre. La liberté, le chacun pour soi étaient des préceptes d’éducation, sinon revendiqués, du moins assumés. Le père ne demandait jamais l’origine des kunas qui apparaissaient de temps en temps et qui autorisaient de petites goinfreries familiales. Le principe de l’autruche était fondamental. L’aîné des fils, Joso, avait eu un accident, à l’âge de huit ans, le handicap était devenu un avantage, il ne manquait jamais d’âme sensible à l’arrivée des bateaux de touristes pour gratifier le pauvre gosse d’une aumône. A l’exception des militaires dont la pitié ne se situait qu’au bout de leurs bottes. Le second, Zvonko, ressemblait à s’y méprendre à sa mère. Comme elle, un large front, des yeux d’un flamboiement pâlot, des oreilles larges et décollées. Et un sourire primaire permanent qui ne participait pas d’une vivacité intellectuelle prononcée. Mais son atout, c’était sa musculature, en quoi il se distinguait de sa génitrice. Son agilité, sa puissance, sa résistance palliaient son raisonnement peu aiguisé, la rue était son royaume et il était passé maître dans l’art de toutes les petites filouteries. Le troisième, Yvan était né quelques années après les autres, prématurément – Miroslav en était sûr puisqu’à l’époque, il travaillait sur un cargo et que les campagnes duraient quelques mois. Il avait aimé sa femme la veille de son départ et, à son retour, six mois plus tard, l’enfant était déjà là, joufflu, rond à souhait, gracieux et souriant. Il ne ressemblait pas à sa mère. Encore moins à son père dont il n’avait ni les cheveux bruns foncés, ni les yeux marron. Mirna, malgré tout, avait réussi à le convaincre qu’en vieillissant, ce petit serait la copie conforme de Miroslav. Ce qui étonnait le plus, c’était cette vivacité inhabituelle chez les Morovic qui pointait dans ce regard enfantin. Les petits yeux pétris de curiosité exploraient avec gourmandise ce monde nouveau plein de promesses. Contrairement aux naissances précédentes, Miroslav avait ressenti une émotion, un sentiment inhabituel et étrange, une tendresse singulière devant ce petit bout d’homme qui semblait le sonder. Celui-là ne lui était pas apparu comme une bouche supplémentaire à nourrir, mais comme une déclinaison de lui-même. Son double, peut-être. Encore que les gènes de Mirna avaient forcément altéré l’hérédité parfaite. Pour la première fois, lui était venue l’idée qu’un enfant pouvait être le vecteur de sa régénérescence. Par sa ressemblance, c’est lui qui perpétuerait à jamais sa mémoire. Devant ce petit bonhomme qui semblait lui dire qu’il l’avait reconnu comme son père, il avait été pris d’une joie sans mesure et insolite à la fois. D’un malaise aussi. La notion de devoir lui était apparue soudain. La contrepartie du bonheur. Mais c’était au-dessus de ses forces. Il n’aurait ni la pugnacité, ni la conviction, ni le courage de supporter cette obligation morale. Epuisé par les questions de sa conscience, il s’était résigné à garder secret cet émoi passager et à éduquer celui-ci comme les autres, c'est-à-dire en s’abstenant d’éduquer, mais sans s’interdire de lui porter une attention particulière et une bienveillance secrètes. C’est dans l’univers médiocre de cette tribu que Marko Morovic était né. Au mois de mars 1923. Une naissance infestée par une suspicion qui ne quitterait jamais Miroslav. Neuf mois plus tôt, alors que le ciel était lourd, que des nuages tourmentés s’amoncelaient et menaçaient de se déchaîner, Miroslav et ses compagnons s’activaient, concentrés sur l’objet constitutif de leur métier, réaliser une bonne pêche. Mais lorsque ces agrégats alarmants se transformèrent en tempête violente, en pluies diluviennes, que leur fragile embarcation, conçue pour une pêche côtière devint un jouet ballotté par les vagues, aspiré par des creux abyssaux, près de chavirer ou d’être fracassé par la puissance conjuguée du vent et des courants, ils choisirent par une sagesse consensuelle, enfin, d’accoster au plus vite et plus tôt qu’à l’habitude dans le port de Hvar. Un grain serré se mit à tomber, tel un mur bouchant l’horizon. Miroslav et les pêcheurs n’eurent que le temps de débarquer leur maigre prise, d’arrimer solidement leur embarcation et de courir se mettre à l’abri. Chacun chez soi. En sortant du bateau, Miroslav courut, en zigzagant pour échapper aux gouttières des toits transformées en gargouilles puissantes, avec sous le bras quelques poissons, fruit de la pêche insignifiante du jour. Il emprunta la ruelle qui venait mourir en face du port, se faufila entre deux maisons et gravit l’escalier rendu glissant par la pluie torrentielle. Avec adresse, il se déjoua des déchets éparpillés ça et là sur la pierre usée, qui rendaient, l’équilibre précaire par temps humide. Essoufflé par l’effort et un usage immodéré du tabac, il suivit un dernier escalier plus étroit, aux marches ébréchées et inégales. Il n’était pas loin de suffoquer lorsqu’il atteignit la place, transformée en lac, tant la pluie tombait en un rideau serré.
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