Chapitre 1-4

2073 Mots
Enfin, il s’engouffra dans l’appartement qu’une humidité latente constellait de moisissures. En se mélangeant aux effluves de gras, cette moiteur générait une odeur âcre et difficilement soutenable. Même l’été, alors que la porte restait ouverte toute la journée, elle s’estompait, mais à peine. Le soleil n’y pénétrait que peu à cause de l’exposition du bâtiment et de deux pins maritimes centenaires qui prodiguaient une ombre bienvenue pendant les fortes chaleurs, mais regrettable l’hiver. Un bougainvillier gigantesque adossé à la façade dissimulait l’état lamentable des murs et au plus fort de sa floraison transformait le lieu en décor pittoresque de carte postale. Miroslav trouva le rez-de-chaussée désert. Les enfants n’étaient pas là, mais cela n’était pas surprenant. Ils avaient mieux à faire à l’extérieur. Il s’approcha de l’évier – qui tenait aussi lieu de lavabo –, se saisit d’une serviette pour s’essuyer les cheveux qui étaient trempés. Outre quelques assiettes ébréchées, une casserole poisseuse, des couverts sales plongés dans une eau grasse, il découvrit deux tasses constellées de traces de café et encrassées, dans leur fond, d’un magma de sucre cristallisé bruni. C’est ce détail qui retint l’attention de Miroslav. Il était en effet très rare que quelqu’un vînt à la maison et surtout qu’on lui offrît le café, une boisson réservée aux grandes occasions seulement. La surprise passée, il tendit l’oreille. Un réflexe. Un de ces gestes spontanés que l’on fait quand les circonstances font naître en soi une conviction consternante, une vision prémonitoire. Il perçut un grincement qui venait de l’étage. Il écouta. Il reconnut les plaintes du lit, pareilles à celles qui accompagnaient ses ébats amoureux avec Mirna. Lui parvint alors un gémissement caractéristique, reconnaissable entre tous, suivi d’une sorte de grognement, comme un râle animal. Enfin un hurlement libérateur qui ébranla les murs de la maison Le sens de ce déchaînement frénétique était évident et le blessa profondément. Jamais, lui, Miroslav, n’avait provoqué chez Mirna un tel débridement, jamais, sous ses coups de rein, elle n’avait hurlé avec une animalité si spontanée. Quel était donc le monstre capable d’une telle prouesse ? Il gravit l’escalier quatre à quatre. La porte de la chambre béait. Il y pénétra comme une furie. Le lit était sens dessus dessous. On eût dit qu’une tornade était passée par là. Il se plaça face au lit et toisa les deux sybarites avec une fureur feinte. Probablement, il n’était plus dupe depuis longtemps. Devant la présence menaçante de Miroslav, un jeune homme petit, mais trapu et râblé, attrapa en toute hâte les habits qu’il put, descendit dans le plus simple appareil jusqu’au rez-de-chaussée, sortit et disparut dans le dédale des escaliers et des ruelles. Miroslav sourit intérieurement devant la cocasserie de la scène, bien qu’humilié par le pouvoir orgastique de ce freluquet. Sur le lit, le spectacle était affligeant. Mirna, sur le dos, encore ébaubie de ce qui lui était arrivé et interdite devant la présence de son mari, exhibait sa nudité avec une impudeur coupable. A la vue de ce corps lascif, amas de bourrelets graisseux, offert sans gêne et coupable d'exciter la concupiscence, Miroslav, sentit une violence inhabituelle et incontrôlable l’envahir. Colère ? Frénésie pulsionnelle ? Il arracha sa chemise, puis la ceinture de son pantalon, le dégrafa, le baissa et se jeta sur sa femme, comme un fauve sur sa proie. Plus rien ne pouvait réfréner son impétuosité. Sous les insanités vociférées, sous les coups de rein ardents et agressifs, Mirna subit ce viol avec placidité, sans mot dire. Bientôt, il émit un cri bestial et, sans plaisir mais avec un soulagement immense, il se répandit en dehors d’elle : des bouches à nourrir, il y en avait assez. Mirna s’abstint de tout commentaire, affecta un air contrit et ne fit surtout rien qui pût entraver la léthargie salvatrice dans laquelle Miroslav n’allait pas tarder de sombrer. De ce jour, Miroslav conserva une amertume maussade, une morosité à l’état endémique. A cause de l’infidélité de Mirna, sans doute, mais plus encore à cause de cette passade lubrique qui révélait peut-être chez Mirna un appétit charnel qu’il n’assouvissait plus. Mâle, déchu de son piédestal. Insupportable. Une fatigue écrasante l’accabla. Des doutes l’assaillaient maintenant qui ne l’avaient jamais effleuré. Mirna n’avait-elle jamais que simulé le plaisir ? Ne l’avait-elle pas endormi par ses délicatesses pour mieux le gruger ? N’était-il pas un cocu depuis longtemps moqué partout alentour ? Et le petit Ivan qu’il aimait tant, né si prématurément, si peu ressemblant physiquement, mais si vif et mature, était-il vraiment son rejeton ? Que représentait cette femme, désormais ? Il l’avait rencontrée, par hasard, à Sucuraj où elle était employée de maison. Elle était originaire de Zaostrog, juste en face, sur le continent. Elle avait dix-neuf ans, lui vingt-deux. Ils s’étaient remarqués, avaient perçu dans leurs regards une même solitude, le même instinct grégaire, le même avenir résigné. Ils s’étaient parlé. Un peu. Ils n’avaient pas grand-chose à se dire. La suite avait été prévisible. Un mariage sans festivité, à cause de leur indigence, de leur existence esseulée, de la prépondérance de la raison sur l’enthousiasme. Ce jour-là, Miroslav était à peine ému. La faiblesse d’esprit se devinait déjà dans le visage disgracieux de Mirna, toute en rondeur, accoutrée si mal qu’on discernait chez elle son peu de goût ou de raffinement. Mais faute de mieux... Au moins pas une once de méchanceté n’émanait de son regard enténébré. Son sourire, et elle riait et souriait souvent, était franc, virginal même. Sans une ombre de perfidie. Miroslav se félicitait quand même qu’elle fût là pour de nombreuses raisons : une présence, le soir quand il rentrait, la conscience que cette alliance participait de la norme, comme ses collègues, l’avantage de ne pas s’avilir avec les bassesses du quotidien et de s’en décharger sur elle – au début, au moins c’était comme ça. Enfin, à vingt-deux ans, le corps ne connaît pas de repos, il exulte, ses besoins sont toujours assouvis. Mirna ne refusait jamais de se donner à son mari. Elle ne se rebellait jamais contre ses désirs les plus ardents et les plus obscurs. Un dimanche de mars 1923, alors que le printemps se profilait, précoce, Miroslav et Mirna s‘apprêtaient pour aller à la messe. Une pratique coutumière à laquelle s’adonnaient la plupart des habitants de Hvar. Tous deux ne faisaient pas exception, non qu’ils fussent animés d’une foi profonde, mais il était convenable de s’y montrer et ce moment était l’occasion de quitter, endimanchés, les hauts quartiers miséreux pour une pause dans leur quotidien insipide. Mirna apparut soudain préoccupée et fatiguée, peu pressée, contrairement à son habitude, de se rendre à l’office. Bientôt, des douleurs abdominales insupportables l’obligèrent à s’aliter. Elle les identifia comme des contractions, prémices à un accouchement. Démuni devant la situation bien que l’expérience ne fût pas nouvelle pour lui, il tut sa colère et dans un élan de charité, fit appeler la sage-femme de l’île. Celle-ci très vite corrobora les allusions assez claires de Mirna. L’enfantement était imminent. Sauf complications, la venue de ce sixième petit ne serait qu’une question de minutes. Miroslav lança une œillade sévère contre sa femme et il se morigéna non moins sévèrement. Comment n’avait-il pas remarqué la grossesse ? Alors que la sage-femme s’activait à préparer les linges, il se tourna vers Mirna, les dents serrées par une colère blanche : – Tu savais que tu étais enceinte. Et tu ne m’as rien dit ? Pourquoi ? Tu comptais accoucher incognito ? Sa seule réponse fut un hurlement qui accompagna une nouvelle contraction, et des perles de sueur, apparues sur son cou, dégoulinèrent entre les replis de sa peau blanche. Il quitta la pièce laissant son épouse et la sage-femme travailler tranquillement, avec l’étrange sentiment d’être exclu et de se sentir inutile. Il s’assit sur un bloc de pierre adossé à la façade de la maison, lieu préféré de Mirna pour ses palabres interminables. Il roula une cigarette avec lenteur. L’enfantement dura longtemps et fut douloureux, au grand étonnement des deux femmes. En général, un sixième enfant, ça venait rapidement ! C’était comme si Dieu avait voulu se mêler de l’affaire et, par la souffrance qu’endurait Mirna, marquer sa réprobation et lui donner à réfléchir. A son retour, Miroslav la trouva au lit. Contre elle, un petit homme, la peau encore flétrie et cramoisie, semée d’un fin duvet hésitant entre le blond et le roux. Il fut frappé par les yeux d’un bleu acier, pénétrant, un bleu froid et dur, un bleu si aigu qu’aucune mémoire ne peut oublier une telle acuité. Il se sentit mal à l’aise. Il détourna la tête machinalement, comme s’il avait voulu soustraire son regard à la sagacité du nourrisson. Il somma Mirna de le faire disparaître de sa vue et de son ouïe. Puis il l’attendit en bas dans la cuisine. – Il est de qui ? – Ben... de toi ! – Arrête de raconter des salades ! Je sais qu’il est de cet abruti avec qui tu as couché ! – Qu’est ce que tu racontes ? Tu ne te souviens pas de ce que tu as fait après ? – Oh si ! Très bien et je sais où je me suis arrêté ! – Ce jour-là, oui ! Mais le lendemain soir... tu as oublié ? – Le lendemain soir ? – Oui ! Tu ne te rappelles pas que tu m’as fait l’amour et que tu t’es endormi sur moi ? – Moi ? Tu ne me raconterais pas des sornettes pour me faire avaler tes cochonneries ! – Tu me fatigues ! Allez, pousse toi, j’ai du travail, moi. Si tu ne te rappelles même pas ce que tu fais ! Miroslav quitta la pièce, envahi par le doute. C’est vrai, il lui semblait vaguement que cette nuit-là... Mais peut-être était-ce une autre nuit ? Il s’en voulait de sa mémoire si défaillante et incertaine qui ne lui permettait jamais d’être péremptoire et de triompher ainsi de ses interlocuteurs. Le soir, il fut question de lui donner un nom. Mirna proposa le joli prénom de Marko : – En souvenir de ton père, Miroslav. C’était un homme si solide et si courageux. Tu as entendu sa voix puissante, c’est sûr, il sera vigoureux comme son grand-père ! Miroslav ne put qu’accepter cette proposition, touché qu’on prît son ascendant comme modèle. Elle était peu vive d’esprit, mais suffisamment rusée pour toucher là un des points sensibles de son mari, l’enjôler et en faire son allié. L’éducation de Marko fut comme celle de ses frères. Etrangère aux préoccupations de Miroslav, selon les principes intangibles sur lesquels il s’appuyait. Tout au plus, il contribuait à la subsistance de l’enfant comme à celle des aînés en dépit d’un serment un peu imprudent. Il ne le maltraitait pas, mais l’ignorait, éprouvait même du mépris et un sentiment diffus à son égard qui s’apparentait à de la rancœur. Il ne la manifestait pas ostensiblement. Le doute l’en empêchait, mais il lui fallait toute sa force pour ne pas céder à un ressentiment permanent. Quand l’enfant se mettait à hurler, jamais il ne s’approchait du berceau pour l’apaiser ou s’enquérir de ce qui n’allait pas. Quand il fit ses premiers pas et que ceux-ci se terminaient par une chute, pas une seule fois, il ne se baissa pour le relever. Quant à Mirna, en dehors de l’allaitement et des soins élémentaires, elle manifestait la plus grande indifférence qui fût. Il pouvait hurler à s’en étouffer, se tordre de coliques, rien n’entamait l’immuabilité de son programme quotidien réduit à de longs bavardages avec ses voisines. Jamais elle ne le prenait dans ses bras, jamais elle ne le cajolait, jamais elle n’esquissait un geste tendre ni ne susurrait des mots doux comme le font toutes les mères du monde. Marko marcha à quatre pattes beaucoup plus longtemps que ses frères. La parole lui vint aussi très tard. Personne ne lui parlait. Il communiquait essentiellement par signes et, parfois, par quelques mots, décryptés ou non, selon l’humeur. Jamais on ne le sollicitait, jamais on ne le stimulait d’aucune façon que ce fût. 3 Cela faisait maintenant un peu plus d'un an que Jana était arrivée ici, sur l'île de Hvar, heureuse de quitter son village de Belo Polje où rien ne se passait. Selon elle. Pourtant, le travail ne manquait pas. Elle pouvait aider aux champs, à la traite des vaches ou se charger de ces menues besognes sans nom dont l'importance n’a d’égale que leur ingratitude. Mais justement, ne fût-ce que par esprit profondément protestataire, elle refusait de s’abaisser à de telles tâches. Ses deux frères cadets, vigoureux et volontaires pour qui la ferme représentait un avenir tout tracé, à défaut d’être réellement choisi, avaient relégué de fait leur sœur dans des tâches subsidiaires et s’étaient arrogé avec leur père la conduite de cette petite exploitation. Elle aurait pu aussi aider sa mère, mais les travaux ménagers ne la comblaient guère. C’était un éternel recommencement : laver, nettoyer, préparer le repas... Et pour quelle gratification ? Des tâches naturelles aux yeux des garçons, mais sans noblesse et tellement rébarbatives qui conféraient absolument un sentiment de servitude qu’elle ne supportait plus. Quant à sa mère qui n’avait d’yeux que pour ses deux fils, Jana en était presque venue à la détester. Un ressentiment sans raison tangible, qui s’était mû en une incompréhension larvée. Au fil du temps, étaient nés des conflits récurrents sans rationalité. Cela se terminait par des cris, des pleurs, des appels implorants à Dieu, des gifles parfois quand Jana ne savait pas contenir la rudesse de ses mots. Enfin la porte claquait et s’ensuivait, pour la jeune fille, une errance prolongée aux confins de la forêt, dans l’attente que le calme revînt en elle.
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