Chapitre 1-5

2229 Mots
La mère se vouait tout entière à ses fils et à son mari. Elle ne craignait pas l’idée de soumission, un rôle endossé avec naturel, revendiqué même. Une vie comme entre parenthèses. Elle ne s’arrêtait jamais. Même lorsque le dimanche les hommes allaient à la pêche dans la rivière Kolubara ou y prenaient le bain l’été, elle profitait de ce peu de temps pour préparer un petit plat, même modeste, qui, espérait-elle, améliorerait l’ordinaire. Ses fils et son mari le méritaient tant. Elle avait escompté la même attitude chez Jana. Mais sa déception avait été à la mesure de l’attente. Le conflit aussi. La jeune fille avait d’autres aspirations et n’entendait pas que sa vie fût si morne. Le village qu’ils habitaient ne comptait que quelques maisons occupées par d’autres fermiers. Mais par malchance, aucun n’avait de fille d’un âge analogue à celui de Jana. Pas de camaraderie possible. Encore moins d’amitié. Ce que voulait Jana, c’était autre chose, c’était du rêve, c’était ne pas être arrimée à cette terre, à ces contraintes matérielles, familiales, morales, c’était prendre le temps de regarder ce qui est beau – et n’étaient belles, ici, dans l’esprit de la famille, que les choses ayant une valeur mercantile. Elle ne savait pas précisément formuler ses aspirations – d’ailleurs elle ne les formulait pas, c’eût été une audace sacrilège –, mais elles s’étaient ancrées en elle et plus le temps passait, plus elles devenaient puissantes, impérieuses et difficiles à garder secrètes. Enfin, un jour, la chance lui avait souri. C’est du moins ce qu’elle concevait intérieurement et qu’elle n’évoqua pas à haute voix. Penser un départ comme une chance lui eût valu, à coup sûr, un sermon cuisant, peut-être même une gifle libératrice et peut-être salvatrice de tant d’insolence. d'un an avant le six avril 1941 C’était un peu plus, ce jour où les bombardiers allemands avaient fait irruption dans le ciel de la Serbie, vomissant un torrent de feu sur Belgrade et la campagne environnante. Immédiatement, des escouades d’hommes armés dont les fanions et les véhicules arboraient fièrement la croix gammée allaient déferler, mettant en péril toute idée de déplacement, tant les dégâts infligés par les bombardements seraient considérables. Dès lors, partout alentour, ce ne seraient que ruines et villages dévastés. Heureusement, Jana n’avait pas eu à connaître ces péripéties dramatiques ni la situation devenue désastreuse à cause de la mainmise de l’occupant sur la production locale. Une période où la peur rôdait nuit et jour, où les contrôles étaient nombreux, où le risque persistant d’avoir maille à partir avec ces valeureux soldats offerts par l’Allemagne ou encore avec des dénonciateurs et sympathisants de tout poil, aux réactions épidermiques et primitives, ne laissaient pas d’inquiéter la population. Elle avait évité ce cataclysme, elle n’était plus là. C’est avant ce chambardement, que les parents de Jana en conseil de famille avaient imaginé une solution pour sortir d’une situation inextricable où chacun y perdait sa quiétude. Les conflits, la tension latente, les cris, les sarcasmes et les pleurs étaient sans fin. En outre, il devenait de plus en plus aléatoire de vivre à cinq sur cette modeste exploitation et l’idée de réduire le nombre de bouches à nourrir avait peu à peu fait son chemin. A dix-sept ans, Jana était presque une adulte. Surtout, de l’avis des siens, une charge improductive. Elle ne cessait de discréditer les avantages de la vie rurale. Sa critique était permanente et impossible à endiguer. Une idée lumineuse, pour tous, avait germé dans la tête des parents : officiellement – et à l’adresse du voisinage aussi – c’était lui donner une chance qu’elle n’aurait jamais dans sa Kolubara natale. En réalité, le motif exact était moins noble. La confronter à une expérience de vie, bien loin d’ici lui ferait voir combien était doux le giron familial. Travailler sous la férule d’un patron lui montrerait sûrement à quel point les exigences de son père ou de sa mère étaient tendres, en comparaison. En un mot, cela lui remettrait les idées à l’endroit. Autre avantage, elle percevrait un petit salaire, ce serait un appoint financier pour les parents même si les émoluments d’une jeune ouvrière seraient modiques. Enfin, la sérénité reviendrait dans la maison familiale : plus de disputes, plus de cris, le bonheur en somme... Et comme Jana n’attendait que cela, la décision avait été hâtive et son sort rapidement scellé. Et heureusement. Lorsque la situation s’était détériorée – que le pays, déjà en butte à des difficultés d’unité nationale avant la guerre, était devenu un pion dans le jeu de l’Italie et de l’Allemagne, les deux envahisseurs, et qu’il avait été démantelé à la suite de la création d’un Etat croate indépendant – le peuple avait subi plus qu’il n’avait compris les rivalités qui s’exacerbaient un peu partout entre les zones vassalisées par les allemands, les italiens, les hongrois et les bulgares. Le bon sens commandait alors la prudence et la retenue. Les parents s’étaient félicités d’avoir éloigné Jana qui avec sa spontanéité, sa faconde et sa désinvolture – voire l’envie ou le besoin de les contrarier – aurait constitué un danger potentiel pour eux-mêmes et pour ses deux frères par des paroles hasardeuses. Jana partie, la vie à la ferme avait retrouvé harmonie et sérénité. Par chance l’exploitation avait été épargnée par les bombardements et tous les moyens de production étaient intacts. Ce n’étaient donc pas les troubles politiques et notamment la scission du pays qui inquiétaient les parents. Les deux frères non plus. Produire, vendre, profiter de la confusion, s’enrichir au besoin, voilà ce qui guidait leurs actes. Peut-être n’étaient-ils pas dépourvus d’opinion politique, mais on n’en parlait pas, ces considérations étaient taboues et la méfiance était de rigueur. Il était tant d’oreilles indiscrètes. La neutralité était le maître mot. Le père surtout insistait : était-il besoin de prendre parti pour les uns ou les autres ? Du moment que les affaires étaient prospères, quelle importance ? Et puis, les grandes idées, c’était pour les potentats, les gens instruits, les riches, ceux qui n’ont pas besoin de suer sang et eau au travail ! Comme par exemple, monsieur Jovanic, qu’on vénérait. Pas pour ses idées – on n'en avait cure – mais pour la bienfaisance dont il enveloppait tous ceux qui la méritaient. Que ce fût par leur travail, leur attitude ou tout autre motif. C’était sans contrepartie. Officiellement au moins. L’homme habitait à Belgrade où il avait ses affaires. On le voyait presque tous les dimanches à Belo Polje, dans sa maison de campagne, achetée quelques mois auparavant. Un petit manoir situé à quelques dizaines de mètres de la ferme des parents de Jana. C’était quelqu’un d’important, il se considérait comme tel et se plaisait – c’est ce qu’il disait – à serrer la main des villageois après la messe. Paternaliste, bienveillant, il apparaissait comme indispensable, que l’on voulût obtenir l’aménagement d’un chemin communal, régler un problème de voisinage, une succession ou encore bénéficier de services plus obscurs. Ces derniers étaient les plus requis. Un bienfaiteur tombé du ciel et qui avait le bras long. Il se laissait aussi parfois aller à un peu de prosélytisme et comme il maniait bien la langue, ses arguties bien construites faisaient mouche auprès des populations les moins averties. De fil en aiguille, il en était arrivé à faire savoir qu’il était le beau-frère de Dimitrije Ljotic, idéologue fasciste, et futur collaborateur zélé de l’occupant. Il se targuait bien sûr de disposer de moyens pour aller partout où il voulait et sans encombre. C’est cette dernière rodomontade que les parents de Jana avaient retenue. Une chance inespérée de mener leur dessein à bien, sans faire courir de risque à leur fille. L’affaire avait été entendue. Y avait-il eu des contreparties ? Personne ne le savait. Mais la mission des hommes de main de Jovanic avait été accomplie. C’est grâce à eux, après un voyage clandestin truffé de péripéties, que Jana avait débarqué un jour de février 1940 à Stari Grad, petit village de l’île de Hvar. La confiance en monsieur Jovanic était totale. Ses parents n’avaient jamais manqué de dire que lui et ses hommes étaient des gens sûrs et sérieux. Elle était en de bonnes mains. Comme leur renom était soi-disant un sésame absolu, qu’ils bénéficiaient, malgré l’instabilité croissante, de relais sûrs, elle pouvait être tranquille, elle disposait d’un bouclier invulnérable. Malgré le péril omniprésent, les précautions de chaque instant, elle n’en avait gardé aucun mauvais souvenir. Au contraire, pour elle, ça avait été seulement une aventure romanesque, prémices d’une nouvelle vie pleine de promesses. Une épopée un peu longue qui avait comblé son avidité d’ailleurs et s’était terminée sur le territoire croate, pas vraiment amical, bien que la haine ne se fût pas encore déchaînée à ce moment-là. De ce voyage, elle avait peu parlé. N’avaient été les conditions parfois spartiates de logement, il était demeuré en elle comme une merveilleuse expérience. Son immaturité et sa naïveté avaient occulté toute perception du réel et du danger. Son enthousiasme avait primé sur tout : elle quittait sa vie rustique et archaïque dans ce bout de Serbie, froid, gris, encroûté au milieu des terres, elle allait découvrir un environnement chaud, sec, lumineux, elle allait mener cette existence insulaire tellement idéalisée et laisser errer son imagination, avide de se représenter ce qui se cache de l’autre côté de la mer. Stari Grad, petite bourgade, lui était apparue immédiatement comme une sorte d’éden paisible et euphorique. Et si par une fatalité démoniaque, la situation devait se troubler, la douceur du climat et surtout la présence de la mer, immensité mystérieuse et insaisissable, en atténueraient les effets. Elle en était sûre. La rudesse ne pourrait être aussi intense dans cette atmosphère tiède et douce. L’invitation au plaisir oisif serait évidente, le soleil chaud participerait de ces sensations éphémères, si suggestives sur la peau nue. L’hédonisme ne serait plus seulement un mot. Quelles que fussent les circonstances, enfin brillerait la liberté si souvent rêvée, loin des reproches maternels, loin de la primauté accordée aux frères. Enfin, viendrait le temps sucré de l’indépendance. Matérielle notamment, bien qu’elle imaginât la médiocrité des émoluments et le champ des possibles fort restreint. Qu’importe, le bonheur serait dans son futur imaginé. Ultime raison de s’enthousiasmer, la réserve apportée par les parents sur les qualités de tuteur de l’oncle. Ils avaient craint son manque de fermeté, une trop grande amabilité, une impossibilité à endiguer les foucades de Jana. Oh bien sûr cela ne s’était pas dit devant elle, mais ces mots lui étaient arrivés aux oreilles. Au final, devant l’incommensurable avantage de ce doux exil, on s’en était remis au ciel comme souvent en pareille situation. C’était le début de la vie. Jana ne connaissait pas l’oncle qui avait accepté de l’héberger. C’était un frère aîné de son père. Les deux hommes ne s’étaient pas revus depuis le décès du grand-père, quinze ans plus tôt. Elle l’avait croisé à cette occasion, mais elle n’en avait aucun souvenir. Il était veuf depuis trois ans et sans enfant. La venue de sa nièce se dessinait comme une petite éclaircie dans sa vie insipide et sans aucun sens désormais. C’était une aubaine pour assouvir sa bonté légendaire, souvent raillée dans la famille, et pour mettre un terme à cette solitude cruelle. Enfin, perspective heureuse, qu’il n’avouait pas, ce serait la possibilité de s’affranchir, au moins partiellement, des tâches ménagères qu’il exécrait. L’oncle Josip était contremaître dans une conserverie de poisson. Une affaire toute petite, mais prospère que les aléas de la guerre n’avaient pas encore affectée. Un poste d’ouvrière, devenu libre à la suite d’un déménagement, avait fait le bonheur de Jana. Le mot bonheur avait perdu rapidement de son acuité, puis de son sens. L’excitation et l’enthousiasme irraisonnés des premiers jours passés, l’intérêt de sa tâche – vider des poissons et lever les filets – lui était apparu soudain dérisoire. L’odeur de viscères pénétrait les pores et ne la lâchait pas, elle était la marque indélébile de son médiocre statut. Certains jours, ses yeux restaient rivés sur l’horloge et elle se désolait de voir le temps si lent jouer avec sa patience et ses envies de grand air. C’est dans ce lieu sans attrait qu’elle avait par chance rencontré Branka, jeune fille de son âge. Leur complicité était née naturellement et ponctuait plaisamment le déroulement des journées. Malgré les douleurs insidieuses qui raidissaient le dos à cause du piétinement incessant devant les tables de travail, à peine l’horloge marquait-elle la fin de la journée, que les deux amies se précipitaient sur le petit port encombré de caisses, de filets à sécher ou à ravauder. Elles déambulaient avec un déhanchement calculé, juste suffisant pour capter les regards. Instantanément les douleurs disparaissaient et la vie retrouvait une autre saveur. Très vite, la crainte des parents de Jana avait trouvé son fondement. Josip assumait son rôle d’apprenti tuteur comme il le pouvait. Les questions d’éducation ne l’avaient jamais effleuré. Et alors, les jeunes filles... Des créatures énigmatiques qu’il convenait d’appréhender avec la plus grande circonspection. Il se sentait désemparé, hésitait sur l’attitude à avoir et sa naïveté l’empêchait de percevoir la rouerie sans méchanceté, mais tangible de sa nièce. Il se sentait responsable. Du jour où elle était arrivée, il avait été mû par un instinct protecteur en lutte permanente avec son désir de laisser la jeune fille suffisamment libre pour qu’elle fût heureuse. Le matin dès le réveil, le soir quand elle rentrait, il s’épanchait en conseils divers, en mises en garde feutrées contre les inconnus de plus en plus nombreux maintenant, les groupuscules à l’allure comminatoire et les soldats italiens fidèles à leur réputation de séducteurs, heureusement seulement de passage sur l’île. Le dosage était délicat. Il ne voulait pas créer de sentiment d’inquiétude chez la jeune fille, mais cependant, il fallait l’alerter. Dans son incrédulité, il pensait que quelques mots suffisaient pour que la mise en garde fût entendue. Surtout, il ne voulait pas la froisser, il voulait être l’oncle aimé. La questionner sur ses rencontres, sur le sens de ses promenades quotidiennes le long des quais du petit port de Stari Grad eût été pour lui une forme d’inquisition. Naturellement, il s’y refusait. Pourtant, il savait que c’était là que se croisait une population nombreuse et diverse : militaires aux aguets, pêcheurs de retour, gamins à l’affût d’une opportunité, femmes en quête de poisson, ouvriers radoubeurs, badauds étonnés par ce spectacle vivant... C’est là aussi, que demeurait l’essentiel des bars et des restaurants, lieux fort enfiévrés en soirée, jusque tard dans la nuit.
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