Chapitre 1 : Les sphères ascensionnelles

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Chapitre 1 : Les sphères ascensionnelles Leçon de terrain appliquée aux planétoïdes : « Qu’est-ce qu’un astéroïde, si ce n’est un corps fantôme croisant au large d’un mastodonte, bourlinguant au cœur des espaces infinis ou bien attaché contre son gré au limon lointain, ou proche, d’un monde survivant ? Un vaisseau cabotant aux frontières d’une terre en marge d’un univers connu, alors que lui-même demeure invisible la plupart du temps ? Qu’en savons-nous ? Peut-être, n’est-ce qu’une entité se suffisant à elle-même dont on peut craindre l’influence cachée ? » Maylis avait douze ans lorsque le phénomène avait commencé à inquiéter les scientifiques. Au Centre des Apprentissages de Technosciences, au cœur des promotions juniors, ses professeurs en parlaient parfois comme d’un évènement sans précédent. Puis l’excitation s’était amenuisée au fur et à mesure du temps qui s’écoulait sans incident. Si l’objet non identifié conservait son mystère, il ne faisait plus peur, du moins plus autant. Les chercheurs y flairaient, au contraire, une source de discussions interminables et d’hypothèses soumises à débats… Certains étaient parvenus à y déceler un réservoir de matériaux abscons, par l’intermédiaire de sondes et d’une onde expérimentale. Les grands entrepreneurs avaient fini par en entrevoir toutes les potentialités. Les astéroïdes incarnaient depuis longtemps le champ d’activités industrielles touchant à des secteurs croissants dont la chimie, la métallurgie2 et la pharmacie n’en étaient que quelques-uns des plus importants. Il n’y avait qu’à voir les innombrables satellites et les territoires hors-sol, en orbite autour d’Origine dont Laefin et Meltpoint qui étaient des exemples typiques d’astéroïdes capturés par des champs magnétiques tels des animaux sauvages. Du fait de leur petitesse, ces corps stellaires n’avaient généralement pas subi la différenciation planétaire, commune à tous procédés de genèse de mondes ; ils étaient donc riches en métaux lourds et en terres rares, précieux matériaux que s’arrachait la vindicte des trusts. Le coût en temps et en énergie était faramineux, mais c’était sans compter les sommes astronomiques dépensées pour arrimer certains des astéroïdes, aujourd’hui en place, au moyen de harpons et de projectiles que l’on ancrait dans les profondeurs de l’astre mobile par le biais de machinerie et de treuil. Parfois l’un de ces corps célestes se libérait de son entrave. Par le passé, quelques anecdotes avaient circulé dans le domaine, anecdotes qui avaient fait froid dans le dos aux entreprises occultes cautionnant les financements dans cette discipline. Alors, découvrir à présent l’un de ces astéroïdes venir jusqu’à eux, sans qu’il y ait à en assumer les frais dispendieux, ouvrait des opportunités d’une puissance incalculable. Il leur fallait simplement patienter en estimant la faisabilité d’un projet d’extraction à long terme de leur future proie des étoiles. Durant les huit années qui avaient suivi la détection initiale du mastodonte, celui-ci était parvenu à s’approcher, puis à s’ancrer dans l’espace au-dessus de SolO sans produire les bouleversements majeurs auxquels s’attendaient les plus éminentes autorités scientifiques, en dehors d’une ombre permanente portée sur tout le territoire situé sous l’astéroïde, une ombre qui amenait des baisses de températures de plusieurs degrés et l’émergence d’un nouveau climat pour les « terres d’en dessous », selon l’expression et l’engouement à la mode. Des marées de fortes amplitudes s’étaient également déclarées dans les premiers temps, mais des champs magnétiques surpuissants exercés par des chambres à plasma particulières, disposées à des intervalles définis en hauts lieux, avaient atténué les variations les plus conséquentes. Les mesures réalisées à distance par des appareillages complexes des plus sophistiqués, appartenant à des firmes à l’autonomie financière colossale, avaient toutes été convaincantes : l’astéroïde possédait tout ce qu’il fallait pour se rattacher à l’une des classes les plus prisées. Ses concentrations en métaux plasmatiques apparaissant infinies, et plusieurs fois supérieures à celles de nombreuses classes d’astéroïdes recensées jusque-là. Cependant, des ombres persistaient dans l’apprentissage à distance de ce qu’était exactement ce morceau d’étoile, figée dans sa position orbitale, ne faisant qu’accompagner le mouvement d’Origine. Certaines zones de l’astéroïde s’avéraient désespérément épargnées par les sondes qui demeuraient, pour la plupart d’entre elles, étonnamment sourdes et muettes, et ne réussissaient pas à franchir une barrière fictive qui les limitait et dressait un obstacle à leur rayon d’action en profondeur ou en surface. Ce qui conduisait les scientifiques à s’interroger sur le contenu du noyau stellaire et de son atmosphère dont ils discernaient quelques traces infimes, contraires à toutes les règles de l’astrophysique. Si l’année de sa mise en orbite, l’ancrage satellitaire du corps spatial avait causé beaucoup de bruits et amené un développement accru de l’intérêt général pour tout ce qui touchait de près ou de loin à l’astrophysique et l’astronomie, les deux années suivantes avaient vu étouffer dans l’œuf les discours plus ou moins cohérents des experts. À croire que l’on voulait que les foules oublient l’évènement, pour mieux inciter le corps scientifique à œuvrer dans les coulisses, comme à son habitude. Aujourd’hui, alors que Maylis allait sur ses vingt-trois ans, la presse à sensation ne laissait filer que quelques bribes à intervalles irréguliers, alors même que PlasmAtal, l’une des plus grosses entreprises industrielles implantées en Eurafrique et en Ruschin, avait investi le corps stellaire et installé son site d’exploitation après en avoir obtenu la licence adéquate, auprès des autorités compétentes. Dans les revues scientifiques et dans les quelques rares articles qui abordaient le sujet de l’astéroïde et du type de production que l’on y effectuait, il était question d’un plasma métalloïdique aux propriétés fascinantes, mais les précisions s’arrêtaient là. Pourtant, la jeune femme devinait qu’il y avait davantage que ce que les infos distillaient par doses infinitésimales. Onze ans plus tôt, l’apparition du phénomène dans leur métasphère avait provoqué chez elle une réaction instantanée et surprenante, un peu comme les raz de marée qui avaient accompagné la manifestation. Maylis avait trouvé sa voie et ce que serait désormais sa profession. Mettre les pieds sur le corps céleste était devenu pour elle un leitmotiv. À la suite de cette réalisation inattendue, elle était entrée dans les études spatiales puis avait adopté sa filière, construisant son projet avec une hargne et une persévérance difficile à admettre chez une simple fillette. Mais elle n’avait jamais vraiment été ce que l’on qualifiait de « simple fillette ». Elle n’avait été qu’un garçon manqué sans cesse sur les basques d’un père qui la faisait rêver, mais qui savait en même temps canaliser chez elle, tout le potentiel dont il avait disposé lui-même pour ses propres ambitions. Il l’avait aidée à exprimer les siennes et l’avait chaperonnée lorsque les obstacles, nombreux, s’étaient dressés à ses pieds, et qu’il avait fallu convaincre les institutionnels de ce que les frasques de sa fille n’en faisaient pas moins une surdouée de l’astrophysique dont il fallait encourager les aptitudes innées. Depuis, son père était parti ; il les avait quittées, sa mère et elle, emporté par l’une de ces inventions industrielles qu’il avait concouru à réaliser. Un professionnel hors pair dans le secteur des véhicules hors sol. Un crash qui n’aurait pas dû avoir lieu. À l’origine, le mauvais montage d’un technicien peu minutieux. Depuis, la jeune fille s’était fait un point d’honneur à maîtriser aussi bien l’ingénierie de pointe que la mécanique de base, tout aussi essentielle à ses yeux que les projets d’envergure et la haute technicité. Aujourd’hui, alors qu’elle atteignait son objectif, son père n’était plus là pour la féliciter. La jeune femme s’extirpa de ses pensées, alors que le brouhaha s’intensifiait autour d’elle et que les rumeurs enflaient et s’épandaient ainsi que des nuages porteurs de froid et de glace. Elle balaya du regard la foule qui se pressait vers les sas menant vers le satellite géant. Il y avait quelques femmes que l’on reconnaissait à leur combinaison plus colorée, mais dans l’ensemble, une majorité de représentants masculins. Il en était ainsi dans ce métier. Malgré les encouragements des pouvoirs étatiques pour un plus grand équilibre du genre, la gent féminine se défaussait face à la brutalité des contingences, propres à leur métier. Par petits groupes, des technoS se rassemblaient, échangeant les nouvelles en attendant que les appareils soient prêts et que leurs portes s’ouvrent. Maylis n’avait pas de camarades qui puissent adoucir ces moments d’angoisse, alors qu’un nouvel univers allait se révéler à elle. Elle avait tant imaginé ces instants où les sas s’escamoteraient devant elle. Hélas, les jeunes femmes de sa condition évitaient le métier, lui préférant les facilités qu’offraient invariablement les secteurs branchés des loisirs et du tourisme satellitaire. Du côté des jeunes gens, elle n’était pas parvenue à se familiariser avec leurs jeux rudes et leurs manières ostentatoires. En dépit de ces freins indubitables, Maylis était trop passionnée par ses propres objectifs pour ne pas poursuivre les études qu’elles s’étaient imposées. Sur Origine, les forces de Terra Base œuvraient autour de deux pôles d’intérêt que représentaient le tourisme satellitaire et l’industrie, et la production technique et scientifique de minéraux et de substances nécessaires au développement, toujours plus important, du voyage d’agrément hors-sol. Du moins pour ce qui était de l’Eurafrique et dans une proportion plus restreinte de la Ruschin, car pour le reste, c’était le grand inconnu. Personne ne soupçonnait généralement ce qu’il en retournait sur l’autre continent. À ce qu’elle en savait, ce dernier avait sombré dans la décadence aussi bien technique que sociétale. Mais peu parlaient de ce sujet, depuis longtemps tombé en désuétude. Avec les intempéries qui sévissaient depuis plusieurs jours, la jeune femme avait craint que le projet spatial ne soit reporté. Elle en aurait crevé de frustration. Pour elle qui se passionnait pour le corps étranger au-dessus d’eux, la technique propre aux sciences résumait la seule alternative, et son projet immédiat était de se faire enrôler. Comme elle avançait, poussée par le flot des jeunes recrues, Maylis échoua près d’un groupe bruyant dont elle capta des bribes d’une conversation animée. Il semblait qu’il y ait eu un problème au sein de l’organisation méticuleuse des hauts ingénieurs gravitant sur SolAs, le nom dont on avait affublé le corps stellaire à l’époque ; la jeune fille d’alors avait réprouvé cette dénomination trop édulcorée. Elle se rapprocha discrètement des jeunes gens. Apparemment, un évènement imprévu avait provoqué le décès d’au moins un technoS, là-haut. Une agitation dans la foule la déporta et les sons se biaisèrent. Quelque trois années auparavant, Terra Base avait été agrandie pour accueillir un nouveau spatioport afin de permettre l’accès au corps satellitaire qui avait fait couler tant d’encre. Ce dernier dansait dorénavant sa danse monotone au-dessus de SolO sans émouvoir les peuples occupés à assumer leur existence précaire. En dépit du manque évident de lumière que son ombre générait dans cette partie du globe, et des températures plus fraiches ainsi qu’une végétation caméléon qui s’était modifiée pour accompagner ce contexte inédit, les populations ne s’y intéressaient guère. Les rapports scientifiques s’étaient avérés riches d’informations quant à la teneur de l’astéroïde en constituants métalliques et en minéraux. Les phases d’analyses préalables achevées, celle des conflits leur avait succédé, causée par les industries matures qui s’étaient littéralement battues pour emporter un marché dont la manne financière était estimée de manière plus que généreuse. Encore toute jeune, Maylis avait cru qu’ils allaient tuer la poule aux œufs d’or, à force de sabotages heureusement mal ciblés pour éliminer les concurrents les plus sérieux. Après une période d’atermoiement puis de choix étatique, la phase de production avait débuté aussitôt que les infrastructures avaient été mises en place. Désormais, c’est de ce lieu même, où aujourd’hui se pressait la nouvelle génération de technoS et d’ingénieurs, que partaient toutes les sphères3 ascensionnelles depuis SolO vers la superstructure du corps céleste en suspension, que le milieu scientifique nommait dorénavant aussi bien Nadh que SolAs. Au sein du peuple, on le désignait comme le satellite fantôme. La file des technoS avançait lentement au long des couloirs de Terra Base. La température à l’intérieur ne dépassait pas quinze degrés, mais c’était bien plus confortable que les températures glaciales du dehors. Deux sphères ascensionnelles devaient décoller d’Origine pour le satellite naturel dans le cadre d’un court transfert de près de deux jours stellaires, tandis qu’un astronef quitterait SolO également depuis le spatioport de la base pour voguer durant plusieurs semaines vers une constellation répertoriée depuis peu. Il existait des moyens plus rapides pour se rendre sur le satellite, mais ils étaient réservés à la junte en haut lieu. Parmi ceux-là, les sphères à plasma proposaient un trajet d’à peine un couple d’heures, de ce qui se disait, et par le biais d’une technologie difficile à appréhender pour les non-initiés, nécessitant un réacteur à plasma permettant la manipulation de champs magnétiques et gravitationnels, protégeant les voyageurs, et accélérant les déplacements, au-delà de toute imagination. Quant à l’acheminement du minerai et de son essence, il se faisait par convoyeurs stellaires dont la gestion était endossée par quelques minéraliers notoires ayant eu les épaules suffisamment larges pour remporter ce type de marché, épineux à mettre en œuvre, mais financièrement très lucratif. L’effectif de « tournants », comme ils s’appelaient entre eux, variait en fonction des destinations. Pour le satellite fantôme, ils étaient une kyrielle et les allers-retours plus réguliers que pour des secteurs plus éloignés. Chacune des sphères affectées au transfert des hommes pouvait contenir jusqu’à près d’une centaine d’individus, bien qu’elles ne soient que rarement bondées. Comme une technospace arrivait dans sa direction, flanquée d’un officier revêtu du costume gris reconnaissable, Maylis osa les aborder pour s’enquérir de la rumeur qui enflait autour d’elle. – Il y a eu du grabuge dans l’un des blocs de production, là-haut. – Une explosion ? Le couple s’éloignait, alors que la technospace murmurait à son intention : – La seule allégation qui se propage, c’est qu’on nous envoie dans un secteur chaud. Les jeunes gens furent avalés par la foule aussi vite qu’ils étaient apparus, et Maylis finit par les perdre de vue. Elle songea que la situation ne pouvait pas être aussi dramatique que ces gens le pensaient, et oublia volontairement la rumeur pour se presser vers le stand d’accueil qui leur était dédié. L’excitation de l’instant montait en elle avec une saveur d’acidité qui énergisait la moindre de ses cellules humaines. Elle attendait ce jour depuis son enfance.
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