Chapitre 11 : Anomalies

1402 Mots
Chapitre 11 : Anomalies Sciences et techniques des mondes connus : « Le connect est un moyen de communication dont le concept remonte bien avant les dislocations de l’ère séculaire. Sa technologie, fondée sur les quelques antiquités d’outils communicants de l’époque, n’est que le pâle reflet d’un savoir-faire aujourd’hui disparu. » Dans le second bloc du silo Trois, devant sa console de surveillance, Dhanar tentait de combattre le malaise mental qu’il ressentait depuis une bonne heure. Il ne voulait pas passer pour un traîne-la-patte, et pensait réussir à traverser le moment déplaisant. En jetant un coup d’œil à son coéquipier avec lequel il partageait les tâches qui leur étaient assignées pour ce bloc, il le vit courbé sur sa propre console, un filet de transpiration sur le côté de son visage orienté vers lui ; il avait l’air aussi mal en point que lui-même. Dhanar avait passé une sale nuit, anxieux d’un rien, stressé sans cause, et ne parvenant pas à trouver le sommeil. Il avait cru qu’un bon petit déjeuner l’aurait requinqué, mais une fois dans le bloc, l’impression de malaise, indéfinissable, s’était amplifiée. Il lutta contre un v*****t mal de crâne avant qu’un haut-le-cœur le fasse se plier en deux. En relevant la tête, il aperçut le technoS, visiblement perdu, qui se levait et avançait vers l’une des tuyères, sans prendre la peine d’enfiler son masque facial. – Oh, camarade, qu’est-ce que tu fais ? Comme l’autre commençait à empoigner, à main nue, la pièce tubulaire à l’intérieur de laquelle s’écoulait avec une vitesse accrue le condensé visqueux, Dhanar se força à se lever à son tour et venir à lui afin de le stopper dans ses efforts pour détacher la tuyère de ses points d’attache. C’était inconcevable qu’il y parvienne, le métal plasmatique les aurait fauchés incontinent. – Bon sang, qu’est-ce que tu fais ? Arrête ! Dhanar le secoua, puis le bouscula suffisamment pour que le technoS aille valdinguer hors de la zone sensible. Puis lui-même retira sa protection faciale, et se mit à vomir sans plus se contenir. Une caméra bougea dans leur direction. De l’aide allait arriver. L’opérateur matait une caméra du bloc E qui paraissait bloquée sur son support, dans le silo Quatre. Un coup d’œil aux écrans de la console l’informa que dans le bloc en question, la pression dans les tuyères grimpait en flèche. Le technoS garant des opérations usuelles semblait en mauvaise posture ; il avait l’air de divaguer, le regard dans le vide. L’opérateur se précipita sur un micro, et lança son appel d’urgence : – Bloc E ! Silo Quatre ! Nous avons une urgence humaine et une urgence technique. Je répète : une urgence humaine et une urgence technique ! Bloc E, silo Quatre ! Une voix ferme et rassurante lui répondit : – Nous intervenons, Opérateur. Dighby Dhage soupira. Il s’en fallait de peu, souvent. Ce matin, il avait l’impression que tout allait de travers. Son collègue du silo Trois l’avait avisé d’une anomalie dans son secteur, et maintenant celle-ci dans son propre silo. Pour la troisième fois, il vérifiait la fermeture de sa combinaison et le bon positionnement de son casque sur son crâne. Malgré les parois salutaires du centre de surveillance du silo, il privilégiait son casque plutôt que le masque facial, pas aussi étanche selon lui. Tripatouiller le métal s’avérait une opération à risque, et aujourd’hui plus qu’un autre jour, si l’on se référait aux alertes en salves. Pas seulement techniques. Parfois, l’idée que le plasma qui prenait corps tentait de se venger de ce qu’ils lui infligeaient s’intriquait dans son esprit en même temps que toutes ces putains d’extractions, ces putains de recherches et ces putains de surveillances. L’endroit lui semblait dangereux, pas comme un danger dont on sait prédire l’imminence ; non, un danger empli de complications impossibles à localiser, impossibles à anticiper. Il avait hâte que sa mission prenne fin. D’ici trois mois, ils l’avaient prévenu qu’il pourrait rentrer sur SolO. Enfin. Silo Deux. Dernier bloc. Le technoS en service était affalé sur sa chaise. Seul. Son binôme avait dû s’absenter en lui abandonnant la responsabilité du bloc. Les tuyères soupiraient en cadence, tandis qu’un souffle d’air, puissant, en provenance d’une ventilation encastrée dans l’une des parois du module, malmenait anormalement sa combinaison qui se déchira, là où il l’avait malencontreusement accrochée l’autre jour à une arête ressortant d’un montant qui devait être réparé. Il avait averti les supports généraux pour le montant déboité, mais avait préféré ne rien dire pour la combinaison ; il ne voulait pas qu’on la lui remplace ; celle-ci lui allait parfaitement, contrairement à celles qu’on lui avait refilées dans le passé. Il l’avait rafistolée lui-même, rapidement, en se promettant de faire mieux lors de sa prochaine phase de repos. « Hey ! » s’inquiéta-t-il en tournant sa chaise vers le sas d’entrée au bloc. Quelque chose se mouvait dans la lumière, une chose indescriptible qui le fit prendre peur. Il cria. – Qu’est-ce que tu as, Danil ? La peur du technoS enfla en même temps que les paroles du monstre s’élevaient dans sa direction. Le monstre approchait. Danil se mit à hurler plus fort en se jetant sur l’arrivant. Ce dernier, surpris, s’arracha à l’étreinte inopinée et repartit dans le sens inverse, quittant le bloc et appelant à l’aide de son connect, l’opérateur de service qui répondit aussitôt. – Superviseur ! cria-t-il, le bloc F – silo Deux. Un dérivant ! Un dérivant ! Bloc F – silo Deux. Une équipe accéda au bloc en question dans les cinq minutes, et injecta un sérum au technoS débilitant. La série n’en finissait pas ce matin. Maylis lorgnait l’écran de dissociation des composés chimiques du métal en phase de transmutation plasmatique. Un écart, très infime par rapport au canevas attendu, éveillait son intérêt. Elle appréciait de capter ces minimes déviations du composé métallique. À cet instant, celui-ci lui paraissait transcriptible. Depuis son arrivée dans le silo Un, les données affluaient à son esprit insatiable. Plus encore que les calculateurs des machines à analyse, son cerveau décryptait, étalonnait, voire transposait à des fins d’extrapolation, la moindre des données auxquelles elle accédait, en dépit du déphasage notoire qu’elle n’était, jusque-là, pas parvenue à réduire, entre l’observation d’un élément ou d’une contingence, et le cheminement de ses réflexions propres. Il lui fallait ce temps de latence avant que ne mûrissent en elle les recoupements, déductions, conclusions et autres corollaires. Sa maturité devait s’accomplir pour récolter, ensuite, les fruits d’un labeur aussi bien mental que psychique. Mais il arrivait que le tracé de ses routes intérieures soit interrompu pour céder la place à des perceptions spontanées occultant toute considération scientifique ; dans ces moments-là, elle les laissait l’envahir en sachant que les premiers indices en sa possession devaient être des signaux majeurs qu’elle ne devait pas rater. Tout était sujet à la dissection des informations complexes, afin d’appréhender la genèse et la conception des éléments amenant un corps de données à exister. La jeune femme était le produit de son éducation d’astrophysicienne. Au cours de ses études et de ses courtes expériences passées, elle avait compris que l’intellection des phénomènes astrophysiques procédait notamment de la connaissance de leurs propriétés thermodynamiques et spectrométriques ; de leur subdivision en valeurs secondaires, toutes relatives à l’énergie. Une échelle de gradients permettant la classification et la mesure facilitée des éléments de fréquences, de longueur d’onde et autres valeurs rattachées aux masses de particules. La physique des plasmas en illustrait une pure application, et elle saurait détecter, ce qui, dans le minerai qu’ils extrayaient continûment de la roche stellaire, et dans le métal ou le métalloïde qu’ils récupéraient, favorisait la formation puis la structuration du plasma qui intéressait si vivement le groupe d’actionnaires industriels ayant des parts dans ce morceau de cailloux cosmique. À moins qu’une opération de fécondation électromagnétique, ou de génération spontanée, soit ici à l’œuvre. Le Grand Œuvre revendiqué par tous les alchimistes ainsi que peut l’interpréter, dans les chroniques antédiluviennes, toute personne curieuse de l’histoire de leur monde. L’œil rivé aux écrans, Maylis tentait de déterminer ce qui s’était modifié à son insu, et de traquer l’éventuelle anomalie qu’elle subodorait sans réussir à l’isoler. Frustrée, agacée, elle se leva, revêtit les gants et le masque, et revint comme bon nombre de fois depuis qu’elle travaillait dans le silo Un, vers le puits secondaire du Bloc C. Alors qu’elle pénétrait dans l’espace du puits, elle fut aussitôt submergée par une émotion allogène9 qui l’assaillit et l’amena à douter de ce qu’elle voyait. Il y avait tout à coup cette mouvance qui dérivait vers elle, lentement. Maylis avait l’impression que ses membres ne lui appartenaient plus, ne lui obéissaient plus. De manière subtile, une brume émergeait des profondeurs du conduit, la cernant d’une laitance translucide dans laquelle elle finit par avoir la sensation de se noyer. La scène évoquait cette intensité hypnotique qui fondait le tangible autour d’elle en lui faisant imaginer, tel un cas de projection hallucinatoire, une sorte de rémanence humanoïde, de silhouette s’affranchissant de la brume pour venir à elle, en l’imprégnant d’une forte irréalité. Sur sa peau, comme le contact d’un autre derme d’une sensualité qui la fit gémir, puis s’écrouler à même le sol en croyant rêver toute la scène. Ce fut le superviseur du silo, alerté par les caméras en fonction, qui interrompit l’influence et mit fin à son fantasme.
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