Chapitre 10 : La fosse de métal
Leçon de terrain appliquée aux planétoïdes : « Un ennemi dans la place est, en soi, un garde-fou qui permettra peut-être de ne pas être la première cible de l’hydre qui veille. Le plasma est un être captif qu’il est impossible d’apprivoiser. Qui le pourrait ? »
Il y eut un démêlé entre Maylis et l’un des deux ingénieurs de leur équipe, cette jeune recrue, tout comme elle, cette Annielhe Loch avec laquelle dès le premier matin sur l’astéroïde, elle n’avait éprouvé aucun atome crochu.
En pénétrant dans leur bloc, Loch avait commencé par examiner chacune de leurs actions et à les évaluer négativement. Maylis qui jugeait l’arrivante pas plus compétente qu’elle-même ou que son collègue avait rétorqué que ces conseils n’étaient pas les plus judicieux dans le contexte, et l’avait rembarrée froidement. En déguerpissant, l’ingénieure lui avait spécifié qu’elle ferait part de sa résistance aux deux superviseurs en charge de leur silo. Après qu’elle fut partie, Maylis avait haussé les épaules et repris sa tâche sous l’œil narquois de son binôme.
– Tu t’emballes trop vite, avait-il énoncé comme une évidence.
Maylis l’avait toisé d’un regard noir, mais s’était tue, reconnaissant qu’il n’avait pas tort.
Ils avaient parcouru toutes les documentations à leur disposition, et se sentaient dorénavant prêts à assumer les opérations de base dans le bloc. Chacun à leur tour, chacun à leur console, ils veillaient à la qualité du débit dans les tuyères et à leur tenue. À intervalle, un superviseur ou un ingénieur venait s’enquérir du bon fonctionnement de leur périmètre. Suite à leur altercation sur le bloc, Loch avait été remplacée, ce jour-là, par Lathan Thorq, le second ingénieur collaborant avec l’équipe de technoS. Chaque fois, afin d’en connaître davantage sur ce qui était escompté de leur part, Maylis sollicitait les deux ou trois doyens qu’on leur avait indiqués au sein de l’équipe, si tant est que l’on pouvait qualifier de doyens, des hommes qui ne capitalisaient pas plus d’une ou deux années sur le site.
– La perfection n’existe pas, Lhan, lui avait fait remarquer Thorq qui dénonçait d’un regard torve cette recherche studieuse. Ne vous tracassez pas autant. Nous n’attendons pas d’un technoS le même niveau de contribution qu’un ingénieur ou que l’un de nos experts en astrophysique, même si j’ai entendu dire que vous n’étiez pas mauvaise dans votre genre.
Était-ce à dire que leur travail ne comptait pas ? s’insurgea Maylis qui ne laissa rien paraître de son ressentiment. La stupidité et l’imprévoyance de l’homme l’interpellèrent. Elle enregistra ce dernier dans sa liste de « persona non grata » qui ne faisait que s’allonger depuis son arrivée.
Comme elle jetait un œil sur la console sur laquelle elle pianotait, la jeune femme remarqua une subtile modification dans le niveau de température sans qu’il y ait en parallèle de variations dans la densité ou les pressions transcrites sur les graphes qui s’affichaient, les uns après les autres, sur les différents écrans à leur disposition.
Intriguée, voulant vérifier de ses propres yeux si cette altération était la conséquence d’une évolution du métal, la jeune femme prévint Jhano et se dirigea vers l’enceinte protectrice isolant le puits secondaire. Méticuleuse, elle enfila ses gants, son masque facial et ses lunettes, ainsi que le formalisme l’exigeait lorsqu’il s’agissait de pénétrer l’enceinte interne d’un puits.
Le ronronnement continu et les chuintements sonores ambiants du pompage amenant le minerai dans une première série de courtes tuyères, puis le fondu de métal qui en résultait dans d’autres tuyères, s’avéraient ici plus soutenus, mais pas assourdissants. Elle inspecta attentivement les tuyères qui vibraient sous la pression. Rien d’anormal jusque-là. L’intérieur du puits n’était pas accessible ; on leur avait signalé qu’il leur arriverait rarement d’apercevoir le fondu de métal. Presque déçue, la jeune femme atermoya naïvement, ne sachant pas exactement ce qu’elle espérait ; à part les tuyères et le puits, il n’y avait rien à voir dans les flancs de l’enceinte. Voir aurait été synonyme de dysfonctionnement, ou tout au moins d’une singularité dont elle ne souhaitait pas être le témoin, en cet instant.
Hésitante, n’ayant plus rien à faire à proximité du puits, Maylis se retirait lorsque du coin de l’œil, elle intercepta un éclat métallique et s’immobilisa durant quelques secondes, croyant déjà à l’un de ces débordements que les scientifiques leur avaient décrits. Comme rien ne se passait, la jeune femme se rapprocha prudemment du puits et se pencha légèrement, consciente qu’elle ne suivait plus à la lettre le protocole de sécurité qui leur avait été ânonné, la veille, à plusieurs reprises, captant de nouveau l’éclat minéral de l’épais magma affluant dans le conduit du puits avec une lenteur fascinante.
À cinquante centimètres du bord extérieur, la substance se mit à bouillonner sous son regard exorbité de lapin captif des phares d’un véhicule. L’ébullition du métalloïde n’était pas censée se produire, car sa dynamique avait été neutralisée par un procédé qu’elle ne maîtrisait pas encore, mais dont on lui avait glissé qu’il était efficace. Prise d’une angoisse qui ne lui ressemblait pas, mais ne voulant pas alarmer son partenaire, elle se cantonna au silence, en priant pour que cette sorte de magma ne vienne pas à surgir hors du conduit et à l’éclabousser de sa substance morbide.
Alors qu’elle surveillait la fosse et posait un regard suspicieux sur la surface tourmentée, celle-ci s’apaisa progressivement. Médusée, Maylis songeait que les nuances qu’elle discernait dans le puits n’étaient pas celles qui décrivaient généralement le fondu de métal astéroïdien. Y en aurait-il différentes sortes ? Le lait métalloïdique contractait-il cette nuance, une fois traité, et un reflux des tuyères vers le puits était-il possible ?
L’observatrice eut tout à coup l’intuition d’un changement de masse, au sein de la mouvance qui progressait dans sa direction. La densité liquoreuse se remettait à frémir, comme si celle-ci percevait les réflexions de l’étrangère. « Tout à fait aberrant », songea en second plan la technoS que cette pensée étonnait. Elle s’efforça de demeurer tranquille et de considérer simplement la surface d’argent. Les turbulences se faisaient plus timorées, s’évanouissaient ; le substrat, quel qu’il fût, redescendait dans le conduit.
Perturbée, ne déchiffrant pas ce qui se tramait en elle, Maylis s’éclipsa, émergea de l’enceinte et regagna sa console, le regard vacant.
– Tu as remarqué quelque chose, Maylis ?
Quand elle se tourna dans la direction de son partenaire, elle eut une drôle d’expression qui s’effaça soudain, alors qu’elle soutenait son regard.
– Non, rien de rien, Jhano. Je voulais examiner ce qu’une élévation de température pouvait signifier, mais rien ne l’explique. Dommage, j’apprécie de traduire les moindres signes qui dénoteraient qu’il se passe effectivement quelque chose, mais rien n’a transparu. Nos superviseurs sont avares de détails et j’aime généralement les leur mettre sous le nez, mais ce sera pour une autre fois.
Dans le puits ? Un trouble soudain qui s’efface en lui, aussi vite qu’il est apparu. Une seconde, son coéquipier jauge le bien-fondé des reproches implicites de la jeune femme concernant la hiérarchie de l’Aster, puis comme le naturel de celle-ci revient, il se ravise et pivote vers sa console, se disant qu’il a imaginé une manifestation qui n’existe pas.