Chapitre 9 : Un leurre à notre intention
Leçon de terrain appliquée aux planétoïdes : « La synchronisation de l’horloge biologique est essentielle pour neutraliser les troubles de la vigilance et des performances cognitives. Il est donc essentiel de la maintenir au plus près de la physiologie humaine. »
Ils étaient remontés au niveau supérieur, là où désormais, ils œuvreraient quotidiennement, sauf pour les temps de repas et les temps de dormance, à l’exception également de ces périodes où l’on viendrait les remplacer pour leur allouer suffisamment de temps de repos et éviter les manques de concentration et les manipulations porteuses d’incidents. Afin de respecter la charte sécuritaire sur le satellite naturel.
Affublés de la combinaison dont ils s’accoutreraient, dorénavant, chaque matin, nettoyée du moindre contaminant qui aurait pu s’y accrocher, et qui autorisait des gestes amples tout en interdisant l’infiltration d’une projection de plasma, ils ne mesuraient pas encore le périmètre du job qui leur était imparti, la quantité et l’envergure des tâches qui les attendaient. Ils avaient croisé d’autres équipes, au départ de la navette-bulle ascensionnelle, mais celles-là s’étaient ensuite dispersées en direction du silo qui leur était attribué.
Maylis s’interrogeait sur la superficie réelle du corps stellaire propre à l’exploitation. Bien sûr, elle connaissait ce qu’on leur en disait, ce qui transparaissait dans les brochures concernant ce corps hermétique apparu dans leur ciel voici plusieurs années. Cependant, elle était curieuse de savoir ce que ces éléments comportaient de véracité. Car il arrivait régulièrement que l’endoctrinement à l’intention du public soit erroné, parfois de beaucoup, parfois volontairement.
Pour le moment, ils étaient cantonnés à leur secteur. Le niveau supérieur, sur lequel ils allaient devoir vaquer en continu, leur était pour ainsi dire totalement étranger en dehors de cette humble portion qu’on leur octroyait. À voir la quantité de technoS et d’ingénieurs qui se côtoyaient depuis la veille, Maylis présumait que les silos productifs devaient être nombreux et s’étendre sur plusieurs kilomètres de roche en surface. Mais hormis une zone affectée aux citernes de stockage, qu’en était-il du reste du corps spatial ? Le vide ? Aucune exploitation, vraiment ? Pourquoi ? SolAs n’était-elle qu’une nef errante constituée de gorges et d’à-pics au-dessus d’Origine ? Ou bien un Léviathan ? Une menace ? Dans les revues scientifiques ou les émissions, aucune mention ne stipulait plus ces détails d’importance.
Maylis avait assimilé les proportions théoriques de l’astéroïde : presque cent dix-huit kilomètres dans sa plus grande longueur, sur quatre-vingts kilomètres dans sa plus petite dimension. Les bâtiments de confort s’édifiaient dans le plancher et sur les bords d’un cratère de près de mille cinq cents mètres de diamètre et de plus de mille mètres de profondeur, dans sa partie la plus basse. Elle estimait la surface occupée à plus de huit cents mètres carrés. Leur niveau zéro. En ce qui concernait le niveau supérieur, les premiers degrés apparaissaient, à vue de nez, à près de neuf cents mètres au-dessus de la base du cratère, et poursuivaient leur ascension à au moins trois mille mètres au-dessus du bord du cratère qui s’élargissait. On leur avait indiqué que les puits s’étageaient sans règle significative sur toute la surface du corps stellaire. Mais il n’y en avait pas dans leur cratère.
– Lhan ?
Le superviseur la dévisageait, mécontent. La jeune femme se ressaisit.
– Il n’y a pas de place, ici, pour les rêveries, technoS Lhan.
– Oui, superviseur.
– Vous continuez le travail dans le même bloc, et pour le reste de la semaine. Ensuite, nous aviserons.
– Très bien.
Consciente que l’homme la testait, Maylis se cantonna à cette réponse laconique, pénétra dans le silo en même temps que les derniers de leur équipe, puis se dirigea vers le bloc C dans lequel Jhano Pan se familiarisait avec les écrans d’intervention.
Il semblait confus ; Maylis vint l’épauler, notant d’un coup d’œil les instructions importantes.
– Regarde, dit-elle en pointant l’un des écrans réservés notamment aux indicateurs de pression. Tout est à l’équilibre, pour le moment. Tout va bien.
– D’accord.
Il soupira, se délestant du stress que lui occasionnaient les responsabilités qu’on leur accordait.
– Tu m’as l’air bien renseignée, lâcha-t-il du bout des lèvres.
Elle lui jeta un regard presque surpris, avant de préciser comme on largue une phrase bateau :
– J’ai une certaine habitude.
Il guetta chez elle une trace de condescendance mal placée, mais finit par abandonner. Il n’y avait aucune once d’orgueil ou de dédain chez cette fille. Elle énonçait simplement un état de fait. Il allait devoir faire quelques efforts pour s’adapter ; se mettre au diapason de la perspicacité froide qu’il flairait dans ce bout de femme qu’il avait, au préalable, mal jugée.
– Tu sais où sont entreposées les docs ? demanda Maylis sans montrer qu’elle percevait son état émotionnel qui transparaissait ainsi que des veines sous une peau très pâle.
Il la regarda plus attentivement. Son angoisse refluait, et il avait l’intuition très nette que la technoS y était pour quelque chose. Il spécifia, le timbre de voix d’une instabilité presque touchante pour les oreilles averties de la jeune femme :
– Dans l’une des deux consoles, contre la paroi pleine. Celle de droite, je crois.
Maylis se dirigea vers le meuble bas qu’il lui désignait, et repéra rapidement la liasse de commandes qui s’avérait épaisse. Elle était accoutumée à ce genre de document qu’elle balaya d’un œil habile, afin d’appréhender l’ensemble des données. La table des matières, complète, la guida dans sa recherche. Assise sur un tabouret près de l’établi de travail, elle la tapota d’un doigt léger.
– Regarde, Jhano, tout est écrit et illustré là-dedans.
Il la rejoignit, et se pencha par-dessus son épaule ; il la dépassait d’une bonne tête.
– Là, pour les pressions, avec les moyennes indicatrices, là, pour le réglage manuel de la fréquence, et là, pour le réglage automatique des variations de courant à mobiliser.
Maylis avait pris la documentation, s’était relevée et se promenait le long des pupitres pour saisir les diverses actions à entreprendre.
Il y avait des écrans pour visualiser la tension et la fréquence, d’autres pour signaler les défaillances, des voyants lumineux pour des niveaux de pression excédant les seuils autorisés. Les systèmes électroniques contrôlaient la nature du métalloïde et son débit.
– Nous avons, ici, l’indicateur de température et de changement d’état, et sa phase de progression ou de régression. C’est surprenant, je crois.
Elle scruta son partenaire qui ne fit qu’acquiescer, et se recentra sur le document en fronçant les sourcils.
– Je ne vois pas comment lire les degrés d’ionicité et de polarisation. Où se trouve l’écran permettant de déterminer les rythmes de collisions ? Comment savoir quand le plasma, qui est généré par nos actions sur le métalloïde, parvient à son état idéal ? Tu te souviens de ce qu’ils nous ont dit ?
Il réfléchit, puis montra l’autre pan de cloison :
– Je crois que tes questions auront leurs réponses sur la console, là-bas. Ils ont agencé les écrans en fonction des tâches et des lectures d’ensembles.
– Pourquoi pas ? reconnut Maylis après un coup d’œil aux écrans qu’il indiquait.
Ils passèrent la demi-journée à se familiariser avec les différents écrans, tout en étudiant la tenue des tuyères et les compositions de métalloïde et de plasma que Maylis constata très versatiles.
Au déjeuner, ils se rassemblèrent autour d’une tablée, comme la veille au dîner. Trois ouvriers en cotte épaisse, renforcée aux coutures, les avaient rejoints, et ils troquèrent leurs impressions sur cette matinée un peu particulière. Les trois hommes leur décrivirent le chantier pour lequel ils avaient été embauchés. Ils exerçaient dans le cadre de missions mobiles, en amont des phases de transformation, et se rendaient sur certains puits marginaux afin de traire un minerai liquide qui contenait davantage d’impuretés que ce qui était puisé, ici, dans le secteur des silos de première classe.
– De première classe ? s’enquit bêtement, Jhano Pan.
L’un des ouvriers, un véritable camionneur de l’espace, selon les critères de la technoS, engagea un laïus sur les conditions de travail plutôt satisfaisantes du niveau supérieur :
– Oui, c’est la classe pour vous, ici. Venez un de ces jours sur l’un de nos chantiers extérieurs, voir un peu ce qui s’y passe. C’est une vraie foire d’empoigne entre nos gars, nos extracteurs et cette merde qu’ils nous demandent de cueillir. Comme s’il n’y en avait pas suffisamment, là-haut !
Les regards suivirent son bras qui se levait en direction du niveau supérieur. Comme Maylis et Jhano arboraient une certaine pondération, il développa :
– C’est cool de ne pas avoir à s’échiner au-dehors. Certains astéroïdes ne sont pas aussi bien préparés à recevoir leur main-d’œuvre. Nous autres, nous avons quand même à sortir de temps à autre. Des résurgences de cette merde s’incrustent hors des limites du champ et de ses extensions.
Circonspect, Jhano opina sous la vindicte de l’orateur, tandis que Maylis songea que s’il n’y avait pas eu à enfiler une combinaison de sortie extra-centre, et se soumettre à une routine tout ce qu’il y avait de plus ennuyante, elle aurait eu plaisir à explorer les abords des bâtiments et des silos. Elle espérait pouvoir s’extraire du cocon étouffant qui les maintenait à l’abri de l’univers exotique de l’Aster, pour vivre ces expériences, pour elle sans comparaison avec celles d’une existence trop conforme sur l’un des Sols gouvernés par Origine, le berceau de leur race. Si on ne les « sortait » pas rapidement de ce carcan de parois protectrices, elle imaginerait un moyen pour s’en extirper toute seule. L’appel de l’inconnu était un puissant aimant chez elle, un levier qui l’animait depuis qu’elle était toute jeune. Elle ne se souvenait d’ailleurs pas d’avoir jamais goûté le confort rassurant d’une condition où qu’elle se soit trouvée, et quelle que soit la forme que celle-ci ait adoptée. Elle cherchait la plupart du temps à se placer dans une situation incommode, ce dont sa mère, cernée par les débordements de son mari et de sa fille, avait souffert tout au long de son éducation filiale.
– C’est sûr, avança Maylis en venant en aide à Jhano qui n’osait contrarier le « camionneur » et ses deux compagnons peu loquaces, mais pour ma part, j’ai hâte de poser le pied sur le sol naturel de cet Aster ; histoire de me dégourdir les jambes. Et j’accepte votre invitation.
Les trois ouvriers auraient pu mal prendre cette non-prise en compte de leur mise en garde sur les circonstances éreintantes au-dehors, mais le fait que Maylis suggère une brève excursion sur l’un de leurs chantiers sapait toute velléité de chicane et désamorçait la provocation involontaire.
Durant d’interminables minutes, il n’y eut pas d’autres répliques, seulement des regards quelque peu défiants et de longs silences entrecoupés des borborygmes du « camionneur » et de ses compères qui dévoraient leurs plats à l’instar de hyènes affamées n’ayant rien eu à se mettre sous la dent depuis une éternité.
L’après-midi, pour leur second jour sur SolAs, il était programmé une visite du centre de recherche astrophysique ainsi que celui de permaculture qui le jouxtait, les deux bâtiments modulaires en contrebas du site d’extraction. Ces deux derniers se reliaient aux Communs et au site minier par les artères translucides dans lesquelles les navettes-bulle, devenues familières, circulaient en emportant leurs lots de travailleurs humains. Autant d’organismes exogènes au sein d’un vaste réseau astéroïdien que les anticorps pernicieux du Nadh pouvaient rejeter sans sommation à la moindre maladresse. La cible, ce vaste réseau dont il était question, se résumait à cet ensemble d’infrastructures de transport connectant les extrémités du grand corps humanoïde que constituaient les Communs, leurs annexes et le site de production. Dans des domaines très différents, des explorations s’effectuaient dans ces deux bâtisses. La Haute Direction de l’astéroïde attendait des équipes qu’elles connaissent l’intégralité du site de production et de ses annexes, afin de participer à la dynamique en place.
– Quelqu’un a-t-il entendu parler de ces bâtiments où l’on nous emmène, tout à l’heure ? s’enquit un technoS qui s’imposait à leur tablée sans y avoir été invité.
Maylis tendit l’oreille espérant apprendre quelques indiscrétions inédites. Dans le ton de l’homme, une curiosité sincère qui fit vibrer en elle les mêmes interrogations. L’un des moutons du Camionneur précisa, fier de son intervention :
– L’un d’eux est le centre d’études expérimentales. Le plasma est au cœur de tout, ici, sur ce caillou.
Comme aucun ne reprenait l’échange à son compte, Maylis s’assombrit. Rien de nouveau à en tirer. Elle en maîtrisait elle-même un bout sur le sujet, mais si elle avait entendu dire que le minerai extrait des puits embrassait des propriétés plasmatiques qui le rapprochaient du quatrième état de la matière8, les spécificités de celui-ci demeuraient un secret bien gardé.
L’astrophysique des plasmas… C’est notamment pour cette raison qu’elle était là. Les installations devaient servir pour les réactions de fusion et la production d’énergie. Production d’énergie pour assurer le fonctionnement de tout le système de SolAs, mais également, devinait-elle, en vue de dénicher de nouvelles énergies. Le genre humain ne se satisfaisait jamais de ce qu’il avait ; la course vers une puissance croissante demeurait le leitmotiv de toute une génération de savants, ainsi que d’industriels avides de domination.
Elle étudia l’homme qui venait de s’exprimer. Pas une jeune recrue. Il devait être là depuis bien six mois, voire davantage. Que faisait-il à leur table avec ses deux comparses ? En se focalisant sur les visages, elle comprit qu’ils se côtoyaient depuis un moment, ils paraissaient à leur aise à cette table. Il y avait toujours de ces types qui aimaient s’enraciner au sein d’un groupe moins expérimenté, pour jouer les hâbleurs, les petits chefs, et s’en amuser. Elle glissa un regard peu amène vers celui qui les avait rejoints, aussi fade finalement que les trois autres, puis repoussa sa chaise et se leva, incitant les membres de la table à en faire autant.
Ils avaient pénétré le bâtiment d’astrophysique.
Derrière de grosses parois de verre renforcé, des équipes s’activaient auprès d’appareillages cylindriques de dimension respectable, dont le blindage et certains dispositifs optiques, aux jeux de miroirs réfléchissants, généraient une ambiance d’irréalité gênante. « Un laser », prit note Maylis, en observant les ingénieurs dotés de lunettes de protection et les faisceaux de rayonnements. Le laser qui se profilait s’avérait un modèle relativement inoffensif. Il ressemblait à ceux que les scientifiques utilisaient ordinairement pour la télétransmission. Leurs lasers les plus précieux devaient être entreposés à l’écart, afin de ne pas être exposés aux allées et venues des équipes techniques dédiées à l’extraction et la production ; en d’autres mots, des gens comme elle, de purs techniciens à son image. « Un leurre à notre intention », songea encore Maylis.
Comme elle s’y attendait, ils durent se borner à cette partie, somme toute réduite, du bâtiment ; et après quelques discours professoraux de leurs guides leur relatant les enjeux des recherches actuelles, ils durent quitter les lieux pour aller découvrir le second bâtiment renfermant les terres à permacultures qui garantissaient l’approvisionnement de ceux qui œuvraient sur l’astéroïde de manière plus ou moins autonome. Une autosuffisance toute partielle, car chaque semaine, les sphères ascensionnelles charriaient jusqu’à eux les suppléments alimentaires essentiels à leur existence hors-sol. En inventoriant les solutions de mise en culture végétale, Maylis remarqua que la permaculture, ici, n’en avait que le nom. Bien sûr, des tentatives visibles d’harmonisation et de différenciation de plantations entre elles, à des fins de complémentarité et d’écosystème efficient, se constataient. Cependant, la jeune femme ne voyait pas que le modèle pratiqué empruntait quoi que ce soit à l’écosystème astéroïdien dont elle ne savait rien, elle devait le reconnaître. Mais ce morceau de caillou en suspension, dont elle avait appris qu’il possédait, selon les reportages des journalistes et les écrits variés des experts ayant trimé sur le sujet « SolAs », une végétation toute particulière, devait bien se suffire à lui-même.
Elle demanderait à l’occasion, l’autorisation de sillonner leur nouvel habitat en orbite au-dessus d’Origine, c’est-à-dire l’autorisation d’une sortie hors des couloirs et des remparts de leur prison volontaire afin d’appréhender l’univers de l’astéroïde dans sa globalité, sans les fumées et les écrans qu’on leur dressait en permanence ainsi que des paravents pour qu’ils ne puissent concevoir exactement ce qu’était ce monde miniature. Et elle devrait effectuer sa requête avec tout le doigté nécessaire pour que l’on n’évente pas, ce qui, dans sa tête, fonctionnait à merveille, cette hypersensibilité qui la caractérisait et qui la conduisait généralement à voir au-delà des apparences ce qui leur était d’emblée refusé. Maylis était rarement déçue de sa persévérance à contrer les tentatives du haut management à leur balancer les vagues de poussières censées les aveugler. Si beaucoup se laissaient duper à ce jeu éternel, la jeune femme et d’autres à son exemple parvenaient la plupart du temps à y échapper.