Chapitre 8 : Jeu des caméras
Leçon de terrain appliquée aux planétoïdes : « Le cycle de rotation d’un corps stellaire n’est jamais identique à un autre. Il charrie son contingent d’effets secondaires qu’il est bon de considérer. »
La nuit – la seconde de la nouvelle promotion.
Au niveau supérieur, sur les lieux mêmes des silos de production, là où les novices s’étaient entraînés une partie de la journée, et alors que les projecteurs avaient été éteints un par un, la sentinelle admirait la scène que renvoyait la superstructure coincée entre SolO et l’astre lunaire omniprésent. Les tubulures luisaient d’une aura inquiétante, comme recouvertes du précieux métalloïde évadé de sa gangue minérale. Par endroits, la sentinelle croyait le voir s’élever le long des barres et des poutrelles, lentement, à la manière d’un reptile attendant son heure.
Le guetteur affectionnait la quiétude de cette heure particulière où la nuit, les ombres envahissaient tout le secteur. Des ombres bienvenues quand la lumière sur l’astéroïde avait brillé quelque vingt-cinq heures d’affilée, du fait de sa rotation caractéristique. Dans les débuts de leur implantation sur le « caillou auto porté », comme certains le qualifiaient encore, les scientifiques et les industriels avaient mis en place un système d’alternance qui se superposait à celui du Nadh. Un système qui gommait les effets d’une journée de lumière et d’une journée d’ombre-nuit bien plus longues que celles expérimentées sur leur bonne vieille Terre, et qui améliorait les performances individuelles tout en facilitant la récupération physiologique des habitués de l’Aster.
Mais en dépit de ce réaménagement des horaires et des dispositifs d’ombre / luminosité, que les gros générateurs alimentaient artificiellement, les organismes humains supportaient difficilement le rythme brut du Nadh, et leur horloge interne en pâtissait. Un cycle de rotation de cinquante heures stellaires n’était pas une mince affaire à absorber. Mais c’était sans compter sur un autre phénomène, à l’œuvre ici. La fluorescence lumineuse propre à l’Aster s’intensifiait à certaines périodes de sa rotation sur lui-même, une sorte de halo émergeant de nulle part, ou d’aurore, participant de la même substance qu’ils travaillaient tous, d’une manière ou d’une autre, sans en soupçonner la véritable teneur ; une essence qui jouait avec eux, les imprégnait en catimini, variant sa densité, ses constituants et ses propriétés, une entité fantomatique qui, derrière les apparences, dissimulait un but secret.
Le guetteur subodorait le pouvoir des forces exercées par le plasma originel de ce monde miniature, de ce micro-univers qui les emprisonnait à leur insu dans une gangue faiseuse de morts. Sans doute, avait-il ingurgité trop de cette saloperie de neurostimulants que leur distribuaient les officiers de santé. Supposés leur procurer le regain d’énergie leur permettant de combattre les conséquences des phases d’insomnie et de somnolence leur affirmait-on, mais c’était sans compter les symptômes névrotiques qui s’incrustaient insidieusement sous l’effet conjugué de ces palliatifs et de ces putains de cycles qui les tuaient à petit feu ! Loué soit le centre de soin censé remédier aux déviances circadiennes7 ! Leur pourvoyeur de dopants !
Le guetteur évitait lui-même de se shooter trop régulièrement en optant pour un adaptogène plus naturel telles les techniques de luminothérapie préconisée par des médecines, disparues aujourd’hui de la pharmacopée de leur époque décadente. Mais il survenait un moment où son organisme subissait une pression qui l’invitait vivement à ingérer le médoc psychotonique, seul capable de rééquilibrer, au final, leur rythme de sommeil, pour mieux se caler sur cette damnée cadence des jours et des nuits de SolAs. Au-delà, pour les récalcitrants, et il avait été de ceux-là dans les premiers mois de son arrivée, c’est la folie qui les guettait.
Le centre d’astrophysique n’émettait plus aucun bruit qui témoignerait d’une présence humaine, ni le centre de permaculture expérimental qui le jouxtait. L’une des caméras parmi celles installées tout autour du site et de ses annexes se mobilisa comme à l’appel d’une manœuvre subreptice. Quel signal ou quel indice l’avait-il informée d’une irrégularité suspecte, et initié sa réaction ?
Durant la phase nocturne, toute présence était bannie à ce niveau, en dehors de celle du gardian. Il leva la tête et épia, dans le ciel nadhien, le jeu d’un convoyeur spatial s’alimentant de la production du jour. Gros insecte bourdonnant butinant jusqu’à la satiété le minerai et son essence, pour ensuite aller le monnayer aux grandes entreprises de prédation humaine établies sur SolO. Les différentes phases de la moisson étaient régies par un système roboïdique performant qui n’imposait aucune présence humaine. L’esprit du guetteur, détourné de sa veille assidue, tenta d’appréhender le mécanisme de sa réflexion inappropriée. Les termes choisis par lui pour définir le convoyeur étaient tout, sauf caractéristiques de son appartenance à la race humaine. Parfois, et de plus en plus souvent ces derniers temps, il se surprenait à nourrir ce genre de pensées dénuées des fondements de son éducation. Comme ne lui venait aucune raison plausible qui put justifier un tel écart, en dehors de l’atmosphère obsessionnelle de l’Aster, il revint à son rôle de tutelle pour lequel on le payait. Une seconde caméra se réorientait en direction du vide. L’homme réintégra l’habitacle dont il était sorti quelques minutes auparavant pour profiter de ces heures solitaires et du spectacle prenant qu’elles dispensaient, pour éplucher lui-même les divers écrans de surveillance. Des ombres, des apparences de mouvements sur l’un des champs. Pourtant, rien que des apparences à son regard humain. Un coup d’œil à la première caméra qui se réajustait, sur l’intérieur des cellules de l’un des dortoirs au niveau zéro, le rassura. Tout était calme. Il s’attarda sur la vision qu’offrait la chambre de deux des nouvelles recrues, dont l’une était prometteuse à ce qui se disait. L’autre, absente de la cellule à cette heure, était opératrice, certainement isolée quelque part sur l’escarpement volcanique, quelque part dans l’un des secteurs aux silos. Celle qui l’intéressait devait dormir. Son souffle soulevait les draps, au-dessus de sa poitrine. Il suivit du regard la caméra qui s’orientait brusquement vers la salle d’eau et le conduit d’aération. Quelle cible potentielle dérangeait les caméras, cette nuit ? Zoomant sur la pièce d’eau et son conduit désigné, il augmenta la précision de l’affichage afin d’examiner plus en détail ce qui avait alerté la caméra en premier lieu ; rien de préoccupant, ici. Il laissa la caméra poursuivre ses oscillations ordonnées, et quitta l’habitacle pour reprendre son observation de la nuit sur le corps spatial. Il y avait quelque magie à être le témoin unique du théâtre qui s’ouvrait sur le cosmos infini.