Chapitre 7 : Premier dîner
Leçon de terrain appliquée aux extractions sur les planétoïdes : « La décontamination, bien qu’astreignante, n’est jamais tout à fait intégrale. Il reste toujours des résidus pénétrant l’épiderme, forant la chair, œuvrant en catimini. Celui qui n’en est pas conscient ne risque rien, car justement il n’en est pas conscient ; pour lui, le présent déroule son ruban d’actions en continu. Mais pour l’autre… ? »
La journée avait été interminable. Maylis avait réintégré sa cellule de vie, en vue de sa seconde nuit sur le corps spatial. Elle partageait son espace avec une opératrice d’un tempérament tout aussi solitaire que le sien, et heureusement. La jeune femme n’appréciait pas que l’on s’immisce dans son intimité, comme elle n’aimait pas extérioriser d’ordinaire ses réflexions et pensées personnelles. Elles avaient de la chance, car de nombreuses cellules se composaient d’au moins quatre lits, beaucoup d’autres se transformaient en véritables dortoirs de huit ou dix lits superposés. Seuls les officiers et quelques ingénieurs de haut niveau bénéficiaient des avantages d’une chambre individuelle, étriquée néanmoins à ce qu’il lui avait été rapporté.
Finalement, Maylis n’avait pas à se plaindre ; les calendriers qu’on leur avait remis, le matin même, comportaient des horaires de travail qui ne se chevauchaient que rarement entre l’opératrice et elle. Maylis avait vérifié leurs deux plannings, sa voisine de chambre démarrait souvent sa journée quand elle-même l’achevait ; aussi, chacune d’elles possédait véritablement une belle superficie de vingt-cinq mètres carrés dont elles avaient quasiment la jouissance pleine. Comparé aux chambres des officiers dans lesquelles ils étaient seuls, mais qui comptaient moins de dix mètres carrés chacune, ou bien aux dortoirs de trente-trois ou quarante mètres carrés pour huit ou dix personnes, c’était inespéré. Il y avait eu des départs imprévus dernièrement, ce qui expliquait sans doute qu’on la leur ait allouée.
La cellule s’avérait confortable avec suffisamment d’espace. Une surface d’un seul tenant comportant leurs deux lits superposés dans un coin, séparés par un ensemble de plantes phosphorescentes dressées en massif, de ce qu’elle avait baptisé le coin confort, équipé d’un siège, d’un bureau et d’un écran de communication, ainsi que de deux fauteuils autour d’une table basse.
Et puis il y avait de l’autre côté de la pièce, face aux lits, la minuscule salle d’eau avec sa douche, son lavabo, ses toilettes. Au-dessus du lavabo, un gros aérateur en hauteur qui pouvait, aux dires de ceux qui les « maternaient », aussi bien expulser l’air vers l’extérieur de la chambre, en fait vers le niveau supérieur de la bâti-sphère qui recevait les systèmes d’exploitation et de maintenance, comme l’insuffler vers l’intérieur. L’aérateur était disproportionné par rapport à la salle d’eau ; Maylis aurait pu se glisser dans le conduit sans difficulté ; il devait atteindre un mètre vingt de diamètre. Elle s’interrogea sur le bien-fondé d’une telle ouverture, puis abandonna le sujet qui ne revêtait aucune sorte d’importance.
Ce qui en avait, au contraire, c’était cette première journée au niveau supérieur. Après la visite des blocs et des silos, on les avait mis en situation avec pour seule compagnie, celle de leur binôme et un superviseur qui circulait d’un bloc à l’autre, distribuant les ordres, conseils ou précisions en fonction du contexte de chacun des blocs. Maylis avait été fortement impressionnée par celui qu’on leur avait octroyé, à elle et son binôme, Jhano Pan. Les manipulations initiales ne présentaient rien de compliqué. Il fallait alléger ou accroître la pression selon le comportement des tuyères. Cela se résumait à cela : les tuyères. Par la suite, on leur montrerait des manœuvres plus complexes. Les taux de minerai / métal et la réaction des tuyères à leur apport n’avaient, par extraordinaire, pas de lien évident, voire pas de lien du tout. C’est ce qui rendait le travail délicat à réaliser.
Pourtant, Maylis pensait comprendre le mécanisme en jeu. Elle devait seulement s’assurer que ce qu’elle avait compris ne soit pas qu’une situation d’exception, mais qu’il s’y rattache une loi physique. Elle avait laissé le superviseur et leur opérateur leur confirmer qu’il n’y avait rien à expliquer, et que tout était dans le temps de réaction et dans le jeu de pression dans les tuyères, que la fonte de minerai pouvait être mortelle et qu’ils leur recommandaient une vigilance permanente. Maylis approfondirait le sujet, et ne se contenterait pas des croyances des officiers et de leurs avortons de soldats bien sages que constituait tout ce petit monde sur SolAs.
En quittant le niveau supérieur après leur journée, ils s’étaient rendus, ainsi que la routine sécuritaire l’exigeait, dans l’espace de décontamination à l’avant de l’aire des vestiaires à proprement parler, là où ils retiraient leur combinaison de protection qui serait nettoyée selon un protocole minutieux, et où des douches à jets pulsants leur envoyaient la panoplie de décontaminants chimiques et de désinfectants appropriés. Maylis humait encore sur elle leur odeur entêtante. D’ailleurs, elle s’était redouchée, tout à l’heure, en revenant du réfectoire, dans l’espoir que les traces persistantes des jets chimiques finissent par se dissiper de la surface de son corps. Elle ressentait, chaque fois comme une intrusion, cette phobie des désinfectants. Au réfectoire, pas celui du petit déjeuner, mais un second beaucoup plus vaste équipé de longues tablées de part et d’autre desquelles, les technoS et les ingénieurs s’étaient positionnés, pas moyen d’échapper à tout ce beau monde jacassant. Mais ce soir-là, Maylis y avait trouvé son compte. Elle avait besoin de données de toutes sortes sur leur habitat, sur la manière de concilier leurs jeux d’équipe, sur ses collègues et leurs ressentis émotionnels. Tous bagages qui pourraient l’amener à mieux cerner l’ambiance et les flux systémiques, aussi bien techniques qu’humains. Elle devait savoir comment se comporter au mieux sous le regard des autres, qu’ils soient influents ou pas, afin de connaître, ensuite, comment détourner les systèmes en cas de conjoncture exceptionnelle. Elle avait appris à agir ainsi, davantage par mesure d’autoprotection que pour chercher à détromper un système en place.
Attablée avec ses congénères, s’interrogeant sur les effectifs réels que l’Aster accueillait en ce moment, Maylis avait écouté et observé, et avait parlé. Un échange, un équilibre qui contraignait à une écoute active, une nécessité dans les circonstances présentes. Une écoute active, mais également intuitive et fine, pour bien appréhender les vrais messages et laisser de côté les mots et les pensées parasites.
Le jeu des émotions humaines entrait dans la danse, créant des liens entre individus. Jhano était de la tablée, mais un peu plus loin. Il n’y avait pas de table dédiée à une fonction particulière, et Adheel Thorn était venu les rejoindre, s’installant à côté de Maylis après lui en avoir demandé l’autorisation. Elle avait souri. En fait, alors qu’ils ne se connaissaient que depuis le matin même, cet homme la faisait déjà régulièrement sourire. Pourtant, il n’était pas non plus tellement sociable. Comparée à celle des autres, son élocution attestait d’une certaine raideur et, sur la réserve, il ne parlait pas ou peu ; comme elle. C’est peut-être ce qui les rapprochait ? On dit que les différences attirent, mais Maylis n’était pas tout à fait d’accord avec le précepte. Selon les cas, les ressemblances pouvaient participer à l’entente entre des êtres. Adheel lui demanda comment s’était déroulé leur apprentissage. Elle répondit qu’elle s’était attendue à ce genre de démarrage en accéléré, mais qu’elle avait été impressionnée par l’équipement de certains blocs.
– Sur quel bloc vous a-t-on affectée, pour le moment ?
– Le bloc C, le plus gros.
Il siffla.
– Il n’est d’ordinaire pas attribué aux débutants. Alors, soit vous avez joué de malchance et avez taquiné la fierté du superviseur, soit vous êtes douée et ils le savent.
– Ils ? s’enquit Maylis, en ne relevant que la fin du propos.
– Eux, ceux de la Haute Direction.
– Comment ça se passe ?
– De ce que je sais, les recruteurs ont accès aux dossiers des candidats au début de la sélection. Tout votre historique d’expériences et d’éducation est enregistré sur les micrones6 qui sont elles-mêmes classées dans des compartiments confidentiels sur lesquels, seuls, les plus gradés détiennent un droit de regard. Aucune décision de sélection, sans auparavant consulter ces dossiers.
– Je vois.
Sur un silence plus ou moins long qui s’établit entre eux, Maylis se détourna insensiblement de l’homme pour poser son attention sur les membres de la tablée. Jhano Pan était en pleine conversation avec un technoS, Jhoris quelque chose, tenta de se souvenir Maylis, l’un de ceux qui faisaient partie des paires de technoS assignés à leur silo. Elle n’avait pas de préjugé sur sa personne, mais il lui paraissait de peu de consistance, et elle se détourna de nouveau. Il n’y avait aucun autre représentant de son sexe à table, mais cela ne l’étonnait pas. Peu de femmes, en général, dans la profession. Cela ne l’ennuyait pas. Elle se savait légèrement différente, légèrement déviante, comme elle se qualifiait quelquefois en se moquant d’elle-même. Quelques qualités de la femme dont elle ne pouvait se prévaloir, peut-être, et quelques qualités empruntées au sexe masculin qui lui permettaient de vivre dans leur entourage. Parfois, elle s’avisait de manques en elle, et parfois, elle se pensait complète. Tout dépendait de son point de vue du moment.
Une exclamation la fit reprendre son analyse. L’individu qui venait de s’exprimer riait d’une plaisanterie. Châtain, pâle de peau, d’emblée il lui sembla intelligent. Elle s’appesantit sur sa personnalité, tandis qu’il relatait avec drôlerie, la journée, au cœur d’un silo.
– Je crois qu’on n’en a pas fini avec ces histoires de tuyères, mes amis. Je crains de m’être égaré, par erreur, sur ce bout de terre étrangère.
Maylis, que l’individu intriguait, se lança :
– Quel objectif vous a conduit ici ?
– Une jolie fille, je suppose.
Ça y était, les allusions rappliquaient, comme à chaque fois. Elle manqua le rembarrer, presque déçue, mais songea qu’après tout c’était un compliment et une entrée en matière, face à sa question de premier degré, il fallait le reconnaître. Elle esquissa une moue agacée, et il rebondit aussitôt.
– Désolé, je ne sais pas toujours me tenir. Mais pour répondre à votre question, je dirais que mon vif intérêt pour l’aventure est avant tout le moteur qui m’a fait naviguer à vue, jusqu’ici.
Il recommençait sur un autre registre à se moquer finalement que de lui-même. Cette fois, elle lui sourit, mais conserva une neutralité prudente, patientant pour qu’il se dévoile un peu plus. Notant l’attente implicite, il poursuivit :
– Je suis un spécialiste en robotique, mais je n’ai pas achevé ma formation et je ne suis pas compétent en astrophysique. Je n’aurais théoriquement pas dû m’immiscer dans la phase de sélection, sauf que par exception, parce que je connais dans mes relations personnelles un personnage proche des sélectionneurs, j’ai le sentiment d’avoir bénéficié d’un passe-droit. Parce que j’aspirais à sortir de ma condition, sur Origine. Mais cela, je vous conjure de ne pas le révéler tout de suite.
– Alors, ne répandez pas le ragot, vous-même, Monsieur le presque roboticien, argua l’opérateur dans un chuchotement irrité.
– C’est que je ne suis plus sûr de vouloir rester longtemps sur ce morceau de terre volant.
– Faites ce qu’il faut pour être fidèle à vos buts, l’ami, l’encouragea Maylis. Pourquoi ne pas poursuivre l’aventure en notre compagnie, encore un bout de chemin ?
Il la jaugea d’un œil averti, presque surpris ; cette femme possédait une facette d’obscurité suffisamment subtile pour ne pas se livrer tout à fait, mais qu’elle lui laissait néanmoins entrevoir à cet instant. Une énigme qu’il lui plairait de percer à jour.
– Pourquoi pas, en effet ? Si je suis aussi bien accompagné. On m’appelle Niels.
D’un signe, Maylis avait acquiescé, puis avait quitté la table et leur groupe pour se retirer dans sa cellule et chasser de sa tête les discussions du dîner.