Chapitre 1-1
Chapitre 1
Gertrude, Fortin et Mary Lester dînaient en terrasse au port de plaisance de Pornichet.
La douceur du temps, l’absence de vent permettaient cette fantaisie.
Cependant, un seul couple, à l’autre bout de la terrasse en bois de teck, avait opté pour la vie au grand air. En revanche, la salle brillamment illuminée était aux trois quarts pleine.
Gertrude n’en revenait toujours pas d’être là, avec les deux enquêteurs vedettes du commissariat de Quimper. À cette heure, elle aurait dû patrouiller dans les quartiers chauds de la ville, là où il y avait plus de mauvais coups que de manifestations de sympathie à recevoir.
Elle regarda Mary avec reconnaissance :
— Finalement vous avez plutôt la belle vie, capitaine…
Elle regarda le grand lieutenant qui étudiait soigneusement le menu et ajouta :
— Et toi aussi, Fortin !
— T’es pas malheureuse non plus, puisque tu es là, fit Fortin sans lever les yeux.
Vêtue d’un pantalon bleu marine, d’un pull à col cheminée, d’une veste de cuir fauve, débarrassée de son fichu de pauvresse et de ses abominables dents, Gertrude n’avait plus rien de la femme de ménage qui avait officié le matin même dans le luxueux appartement de Valérie Gougé, mais d’une de ces créatures sur lesquelles se retournent les vieux messieurs avec un sifflement admiratif en disant, rêveurs et nostalgiques, « quelle belle plante ! »
— Je ne me plains pas, dit-elle vivement, bien au contraire, je ne saurais jamais vous remercier assez pour m’avoir choisie, capitaine.
— Et moi, répondit Mary du tac au tac, je vous remercie d’avoir si bien joué votre rôle. Ma chère Gertrude, vous auriez dû faire du théâtre !
Ce qui fit rosir de plaisir la jolie rousse. Mary se souvenait de leur première rencontre à Saint-Brieuc1 où Gertrude Quintrec était gendarme. C’était alors une solide gaillarde, bien enrobée, plutôt rustique, que, dans son dos, ses collègues appelaient « la grosse ».
Sous la férule du lieutenant Fortin, « la grosse » était devenue une superbe athlète qui avait été sélectionnée dans l’équipe de France d’athlétisme en tant que lanceuse de poids et de disque. Que de chemin parcouru depuis !
Mary ajouta, rêveuse :
— Nous avons la belle vie, oui, quelquefois…
Elle regarda devant elle le bassin du port de plaisance, si calme, si serein, avec tous ses bateaux, vedettes à moteur ou yachts aux longues silhouettes effilées dont les hautes mâtures oscillaient doucement en se reflétant dans l’eau noire. Une belle vie… ouais, ça arrivait parfois…
La dernière fois qu’elle était venue dans ce restaurant, c’était lors d’une enquête qui l’avait menée à Saint-Nazaire2. Elle y avait dîné avec une femme superbement élégante, propriétaire d’une galerie de peinture et maîtresse d’un riche homme d’affaires. Suzanne Heulin…
Pauvre Suzanne Heulin ! Derrière cette réussite dont le clinquant avait fait rêver des générations de jeunes filles se cachaient un mal de vivre et une détresse morale qui l’avaient menée à une fin tragique.
Mary se souvenait aussi de cette course folle dans les marais où elle avait dû jouer du pistolet pour réussir à maîtriser Armanjéo, la brute sanguinaire qui s’était attaquée à la voiture des deux flics qui l’accompagnaient à coups de hache.
Dure épreuve que de devoir braquer une arme sur un forcené, de devoir tirer sur une cible vivante qui, folle ou pas, reste un être humain. Mais quand c’est une histoire de vie ou de mort, a-t-on le choix ? On n’a pas deux heures pour en disserter, dans l’enceinte paisible d’un amphithéâtre ou celle surprotégée d’un tribunal, mais deux secondes… Deux secondes pour vivre ou mourir.
Ce n’est pas beaucoup, deux secondes ; en un si court laps de temps, ce n’est plus de réflexion qu’il s’agit, mais de réflexe, il ne s’agit plus de défense, légitime ou pas, mais bien d’instinct de la conservation.
C’est lui ou c’est moi (sous-entendu, le mort). Devant une telle alternative, le choix est vite fait.
Si on en réchappe, l’épreuve vous marque tout de même pour la vie.
Depuis, Mary en avait vu d’autres ; au fil des ans elle s’était endurcie, blindée, disait Fortin. Cependant quand les méchants souvenirs remontaient à la surface, ils gardaient toujours leur goût amer.
— Vous voilà bien songeuse, fit remarquer Gertrude.
Mary hocha la tête en s’efforçant de sourire.
— Songeuse, oui…
Elle constata d’une voix lisse :
— Nous vivons en ce moment un épisode paisible de notre vie de flics, ma chère Gertrude : un excellent repas partagé dans un lieu superbe entre collègues qui s’apprécient, du moins je l’espère…
Gertrude s’empressa :
— Soyez-en convaincue, capitaine ! J’apprécie !
Mary poursuivit de la même voix :
— Un cadre idyllique, la mer, les bateaux, aucune menace dans l’immédiat, du moins dans les deux heures qui viennent, alors carpe diem, profitons-en, Gertrude, qui sait ce que demain nous réserve ?
Pour Fortin, l’heure n’était pas à la rêverie. Il intervint un peu brutalement d’une voix caverneuse :
— Demain je ne sais pas, mais dans le quart d’heure qui vient, je me verrais bien avec une douzaine d’huîtres, une bouteille de muscadet, et ensuite une côte de bœuf saignante, une montagne de frites et une bonne bouteille de bordeaux.
Il reposa le menu et Mary le taquina :
— Je ne vois pas pourquoi tu passes une demi-heure à examiner le menu, alors que tu commandes toujours la même chose !
Le grand renifla :
— Et toi, je ne vois pas pourquoi tu me répètes toujours la même chose quand nous allons au restaurant.
Gertrude commençait à avoir l’habitude de ces chamailleries amicales entre le grand lieutenant et le capitaine Lester.
Elle prit rapidement parti :
— Je fais confiance à Fortin, je prendrai volontiers la même chose que lui.
— Dieu me garde, fit Mary, affectant un air effaré, me voici avec deux ogres au lieu d’un !
Elle regarda la rousse avec une inquiétude feinte :
— Vous allez vraiment bouffer tout ça, Gertrude ?
— Oui, assura la rousse sans sourciller, et même avec un petit dessert à suivre.
— Pff… Pour ma part, je me contenterai des huîtres et d’un café.
Fortin glissa en confidence à l’adresse de Gertrude :
— C’est une petite nature !
Cadre idyllique ou pas, la petite nature continuait à songer à cette enquête insolite.
Il lui semblait être un misérable soldat du Moyen Âge, avec son arc et ses flèches, qu’on avait lancé avec une troupe réduite à l’assaut d’une citadelle fortement crénelée.
L’espèce de château fort où elle aurait été si désireuse de pénétrer était tout aussi inexpugnable qu’une authentique forteresse et les protections dont bénéficiait l’armateur nantais auraient découragé le plus audacieux des monte-en-l’air.
L’opération « Gertrude » ne porterait pas ses fruits tout de suite et un de ces jours, Élizabeth Fischer, avec un z, allait actionner ses relations politiques. Alors Mary Lester… Elle parut sortir d’un songe et s’écria, au grand dam de ses compagnons de table :
— Nom de Dieu !
Fortin fronça les sourcils, Gertrude considéra Mary avec stupéfaction, le serveur faillit lâcher la bouteille de muscadet qu’il s’apprêtait à déboucher et une dame très comme il faut, qui hésitait à s’installer en terrasse, battit vivement en retraite en jetant un regard indigné vers cette jeune femme - apparemment fort convenable - qui se permettait d’invoquer le nom du Seigneur avec une telle véhémence.
Son compagnon, un septuagénaire dont le crâne en boule de billard luisait dans l’ombre, prit la dame par le coude, en un geste protecteur et la mena vers la salle non sans toiser Mary d’un œil courroucé.
Sans se soucier du trouble qu’avait causé son exclamation, Mary poursuivit mezzo voce :
— Suis-je bête, j’ai sous la main une arme fort intéressante et je ne m’en sers pas !
— Une arme ? s’étonna Fortin.
— Ben tiens, et pas n’importe laquelle !
— On peut savoir ?
— Tu ne devines pas ?
— Et comment devinerais-je ce qui se passe là-dedans ?
De son index il tapotait le front de Mary.
Elle écarta sa main en riant :
— C’est pourtant facile !
— Je donne ma langue au chat, dit à son tour Gertrude.
— Ça se comprend, Gertrude, vous avez des excuses, vous ne connaissez pas Élizabeth Fischer !
— Moi non plus, dit le grand.
— Je t’en ai parlé pourtant !
— Ouais, on m’a parlé de Napoléon aussi, et pour autant, je ne peux pas dire que je le connais. Pff… Élizabeth Fischer !
Sa déception était visible, elle s’entendait aussi car, pour lui, une arme ça crachait le feu et le plomb, sinon c’était de la roupie de sansonnet. Même une lame, fut-elle si bien maniée par des experts comme les frères Ramirez3, ne l’impressionnait pas plus que ça. Il connaissait toutes les parades propres à neutraliser un surineur. Alors, la mère Fischer…
Il regarda Mary et son incompréhension se lisait dans ses yeux. Fortin était tellement habitué à voir Mary Lester sortir des solutions miracles de son chapeau qu’il se demanda soudain si le capitaine Lester n’essuyait pas un grand coup de mou.
Mais Mary ne paraissait pas le moins du monde subir quelque ramollissement que ce fût.
— Je vais leur tirer un scud ! fit-elle avec conviction.
— Un scud ? répéta Fortin en fronçant les sourcils.
— Ouais, un de ces missiles sournois qu’on ne voit pas venir mais qui ont un pouvoir de destruction terrifiant.
Devant la mine effarée de Gertrude, elle précisa en souriant :
— C’est une image, bien sûr !
Fortin, qui connaissait mieux que sa jeune collègue les méandres de la pensée lestérienne, attendait la suite sans impatience. Ça viendrait en son temps. Pour le moment, il trompait son attente en se consacrant au contenu de son assiette.
Gertrude, elle, était restée fourchette en l’air.
À son intention, Mary s’expliqua :
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit, Gertrude, dans une enquête comme en amour, il faut surprendre. Usez de méthodes dites « éprouvées » contre des malfaisants de l’envergure de la Poussetinette et vous vous casserez le nez. La gueuse, qui connaît dans les coins les plus savantes combines, aura éventé votre offensive avant que vous l’ayez lancée car les méthodes habituelles de la police lui sont familières et ses défenses sont déjà au point. Elle sait que nous hésiterons avant d’aller sonner à la porte de Lussac de Ligonnière. Elle le sait et elle en joue. Cependant si nous sortons des sentiers battus, nous pouvons la prendre au dépourvu et la pousser à la faute.
— Vous croyez ? demanda Gertrude mal convaincue.
À ce jour, sa vie de flic ne l’avait pas exposée à prendre des initiatives hasardeuses. Les cas qu’elle avait à traiter étaient relativement simples. Le plus souvent, elle patrouillait dans une voiture de police avec deux collègues. Quand le central les appelait par radio, ils se rendaient sur les lieux où l’on requérait leur présence et faisaient en sorte d’arrêter les fauteurs de troubles, de leur passer les menottes et de les ramener au commissariat pour les mettre entre les mains d’un OPJ4 qui procédait à leur interrogatoire et qui décidait des mesures à prendre. Les cas litigieux étaient soumis au patron qui, pour ne pas commettre d’impair, demandait des directives au bureau du procureur.
Donc, le cadre de ses interventions était rigoureusement balisé, ce qui n’était pas le cas pour celles dévolues au capitaine Lester.
— Je m’étonne, dit Mary, que le patron ne m’ait pas encore fait part des récriminations de madame Élizabeth Fischer, car elle doit lui mettre la pression, faites-lui confiance !
Muets, Fortin et Gertrude attendaient la suite.
— Eh bien moi, je vais rappeler la dame Fischer !
Fortin protesta :
— Hé, ce n’est pas la peine, non plus, de courir après les emmerdements.
Mary fit comme si elle n’avait pas entendu.
— Elle veut qu’on retrouve sa frangine ? Eh bien qu’elle prenne sa part de boulot.
— Pff… fit Fortin, tu rêves !
— Ah, je rêve ? Je vais te faire voir si je rêve !
Elle regarda la terrasse du restaurant qui s’était garnie et constata que ce n’était pas l’endroit rêvé pour téléphoner, alors elle renonça momentanément à son projet.
— Retournons à l’hôtel, dit-elle, je l’appellerai de là-bas.
Elle ne voulut pas en dire plus et, sous les regards interrogateurs de ses deux collègues, elle but tranquillement son café tandis qu’ils en finissaient avec leur dessert.
Lorsqu’ils furent rentrés à l’hôtel, elle les invita à la rejoindre dans son logement et à s’installer confortablement.
Heureusement la chambre était suffisamment spacieuse et comportait une sorte de petit coin salon avec trois fauteuils et une table basse.
Elle saisit alors son portable, le consulta et, ayant trouvé le numéro que madame Fischer lui avait confié, elle le forma.
Puis elle posa l’appareil sur la table en ayant actionné la fonction haut-parleur et la voix sèche de madame Fischer se fit entendre :
— Allô…
— Bonsoir madame Fischer, dit Mary de sa voix la plus sucrée, capitaine Lester… Pardonnez-moi de vous déranger mais…
Madame Fischer, n’était pas femme à s’embarrasser de politesse quand elle s’adressait à celle qu’elle considérait comme une sorte de domestique :
— Vous avez retrouvé ma sœur ?
On entrait directement dans le vif du sujet. La moue de Gertrude en disait long sur cette entrée en matière.
— Pas encore, madame Fischer…
— Alors, qu’est-ce que vous foutez ?
Un vocabulaire qui prouvait que la donzelle vivait avec son temps et n’hésitait pas à s’encanailler, du moins verbalement.
Mary, qui ne s’était pas attendue à autre chose, arborait ce sourire séraphique qui, quand on la connaissait, n’augurait rien de bon, tandis que l’indignation et la colère marquaient les visages de Fortin et de Gertrude.