CHAPITRE 5

622 Mots
5 Pour les commerçants des Halles de Carouge, le samedi était toujours une bonne journée. Le reste du temps, les Halles n’avaient pas le succès escompté par les promoteurs. Heureusement, en plein hiver, une partie de la population préférait tout de même s’abriter plutôt que de faire son marché en plein air. Surtout par le froid que l’on connaissait ces jours-ci. Au rez-de-chaussée de la rue Vautier, les Halles avaient repris un concept d’autrefois et cherché à utiliser au mieux les locaux laissés vacants par l’usine Laurens. Ici, on trouvait un marchand de fleurs, un boucher, un traiteur chinois, un fromager et un petit bar disposant de quelques tables et chaises dans le patio central. Les faïences recouvrant les murs donnaient un aspect propre et frais à l’ensemble. Mais tout cela, apparemment, ne suffisait pas. Les Halles étaient trop souvent vides. Jean-Marcel, maraîcher depuis son plus jeune âge puisque fils de cultivateur, tentait ici une expérience à laquelle il ne croyait pas beaucoup. Pourtant, chaque samedi c’était la même chose, en comptant la caisse, il révisait son jugement et se disait que les affaires, somme toute, n’étaient pas si mauvaises. Il était presque 14h, la fin de sa journée aux Halles. Debout à 4h, il avait déchargé son camion, installé ses produits et vendu pendant toute la matinée; il estimait avoir le droit de manger un morceau. Il acheta des fleurs pour sa mère dont c’était l’anniversaire et voulut aller les mettre dans son véhicule pour ne pas les oublier. Il longea le couloir donnant sur la cour extérieure où il se garait comme tous ses collègues. Il entreprit d’ouvrir la porte, mais celle-ci résista. Avec force jurons, il déposa le bouquet sur le sol et actionna le loquet à ressort. — Quel est l’imbécile qui n’a pas bloqué le loquet? grogna-t-il en continuant son transport vers le camion. En revenant, il croisa le sourire du boucher. — Alors, tu te battais avec la porte? — Qui a enlevé le crochet? Comme ça, le loquet se rabat automatiquement. Ce n’est vraiment pas malin, surtout qu’on le sait tous! — C’est peut-être quelqu’un de chez Pfund? — Déjà qu’ils nous envahissent avec leurs panneaux, là-bas au fond… — Allez, Jean-Marcel, va manger! La faim te met de mauvaise humeur. Je te donnerais bien un steak… — Tu peux te les garder! Je les ai en face de moi toute la matinée, c’est pas pour les manger à midi! — Allez, bon appétit! — Salut. Dans son échoppe, il finit de ranger, passa un coup d’éponge sur tous les carrelages, vidangea tous les petits bidons d’eau qu’il avait à portée de main dans les toilettes de son cagibi. Il en profita pour se débarbouiller. En partant, il entendit grogner son ami le boucher. À son tour, il s’amusa. — Tiens, tu luttes aussi avec les portes? — Rigole, gros malin! Note bien, celle-ci, elle n’est pas à moi. Je n’ai loué que cette partie du stand, mais cela m’aurait bien dépanné d’y entreposer quelques trucs. Le frigo n’est pas branché. — Fais attention tout de même, lança Jean-Marcel. N’oublie pas la lumière à l’intérieur! Après, je dois me battre en assemblée générale pour répartir les notes d’électricité… Les plaisanteries autour des factures que les commerçants partageaient étaient monnaie courante entre eux. Les deux hommes se quittèrent avec un geste de la main. Jean-Marcel retrouva la lumière du jour dans la rue Vautier. Il déambula tranquillement jusqu’à la place du Marché, où il serra la main à un ou deux confrères. Il traversa ensuite la place pour atteindre le Café du Marché. Traditionnellement, il rejoignait ici des amis, surtout le samedi, et passait avec eux une partie de l’après-midi. Il se réjouissait de manger le plat du jour que le patron, comme à l’accoutumée, n’aurait pas manqué de garder au chaud pour lui. En actionnant la poignée de la porte, celle des Halles lui revint en mémoire. «C’est bizarre tout de même, ces portes qui se bloquent!» Lorsque ses amis lancèrent un véritable cri de guerre à sa vue, il oublia les portes des Halles et s’assit près d’eux.
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