7
La Bourse devait son nom au marché de céréales et des productions de la région qui s’y tenait autrefois. Le traditionnel bistrot carougeois avait vu plusieurs générations traverser ces lieux immuables. Ici, à toute heure, on pouvait goûter aux huîtres, au tartare ou à la viande sur pierrade. Mais ce qu’on dégustait avant tout, c’était le cachet local.
Il ne s’était pas trompé. Son guide lui avait conseillé l’endroit, et il venait effectivement de très bien déjeuner. Malheureusement, les bonnes adresses étaient rarement désertes…
— Vous êtes là pour affaire? lui demanda soudain son voisin.
Ils étaient installés devant les petites tables à deux places que l’on trouve à droite en entrant dans l’établissement. En rang d’oignons, les solitaires déjeunaient en principe le nez dans un journal.
Il avait sursauté. Il n’avait aucune envie d’engager la conversation.
— Oui, en quelque sorte.
— Vous, vous êtes italien, si j’entends bien.
— Tout à fait, je suis de Milan.
— Ah ça, je connais. Une belle ville, mais on s’y égare vite en voiture! (Il rit.) Mais c’est beau! Notez que moi, sorti de Carouge… je suis vite perdu! C’est que je suis né ici, je suis un vrai, il n’y en a plus beaucoup!
Quelle aubaine, il était tombé sur un bavard! L’Italien aurait voulu fuir immédiatement. Mais son voisin ne l’entendait apparemment pas de cette oreille. Il venait de se lancer dans une grande diatribe sur la qualité de vie à Carouge et sur les «vrais» Carougeois. Il fallait faire un effort de courtoisie.
— Je vous comprends. Je suis milanais de naissance et on ne me ferait pas vivre ailleurs. Votre enthousiasme me fait plaisir.
Le Genevois observait le dandy qui lui parlait. Grand pour un Latin, le cheveu noir et le sourcil très étroit, peut-être épilé pour donner au personnage une allure plus fine encore. Il acquiesça lorsque l’Italien voulu lui offrir un café. Il y a quand même des étrangers qui savent vivre!
— Carouge vous plaît?
— J’adore.
Il avait roulé les «r» juste comme il le fallait… Le Genevois eut un sourire narquois. Quel amusant personnage! Mais il s’aperçut soudain que son interlocuteur avait un pansement à la tempe.
— Oh! Mais vous êtes blessé!
L’Italien porta rapidement la main à la tête pour dissimuler sa blessure. Il se voulut rassurant.
— Ce n’est rien, une bêtise! (Il leva les yeux au ciel, sans penser qu’on risquait de le voir, tant ce qu’il venait de dire prenait tout son sens. La veille, en effet, il avait fait une grosse bêtise!)
— Vous avez mal?
L’homme insistait. Dans d’autres circonstances, il aurait apprécié cette sollicitude. Pas là. Il devenait nerveux.
— Absolument pas. Je me suis cogné, c’est tout!
— Faites attention, rigola le Carougeois, la tête c’est fragile, et on n’en a qu’une! Notez que, grand comme vous êtes, ça doit vous arriver souvent.
Non, il avait rarement échoué. L’autre commençait à lui échauffer les oreilles. Toutefois, il valait mieux rester aimable. D’expérience, il savait qu’il était toujours plus prudent de se faire un ami de ce genre d’individu. Il tenta, à son tour, une répartie humoristique.
— Oui, vous avez raison. Être grand, ça plaît aux femmes, mais ce n’est pas toujours pratique!
Il avait accompagné sa phrase d’un clin d’œil. Son voisin se tenait les côtes. Il avait mis dans le mille. Mais en le faisant rire, il n’était pas parvenu à le faire taire. Bien au contraire…
— Vous avez des affaires à Carouge?
Sa curiosité devenait envahissante, mais le dandy ne perdait pas pied. Question d’éducation.
— Je suis venu… voir un ami.
— Un gars d’ici?
— Oui.
— Je le connais peut-être?
— Peut-être.
Le ton était sec, cette fois. Le Carougeois avait dépassé les bornes et le comprit vite. Quand l’Italien se leva, il redouta qu’il quittât l’établissement sans un mot. Mais l’homme élégant se dirigea vers le fond de l’établissement, vers l’escalier menant au sous-sol et aux toilettes.
Curieux bonhomme, cet Italien! Il avait rarement connu un être aussi pincé, presque «plastifié». Il empoigna Le Léman et acheva de lire les infos du matin commencées avec l’apéro.
Quand son voisin revint, le silence s’installa entre eux comme au début du repas. L’Italien regardait machinalement la page de gauche du journal étalé sur la table. Soudain, il se raidit et ses yeux fixèrent une partie de la page. Le Carougeois avait vu sa stupeur, mais resta discret. Il suivit le regard de son voisin. Ses yeux tombèrent alors sur un article de petite taille:
Pfund copié: déjà des faux «Saint-Ex»! Une photo de l’artiste figurait à côté. À l’heure où démarre l’exposition sur le célèbre designer, on apprend qu’il est déjà copié en France voisine. Le journaliste poursuivait en rappelant la longue maturation du nouveau billet français.
— Pfund, vous connaissez? (Le Carougeois venait de trouver de quoi renouer la conversation.) C’est un gars d’ici. Enfin, importé mais d’ici. Ils ont été dessinés à quelques mètres de là, ces billets. On n’a jamais autant entendu parler d’un billet français de ce côté-ci de la frontière; pourtant nous les Genevois, on a presque toujours des billets français dans la poche! Mais je crois qu’on ne les a jamais tant regardés depuis qu’on sait que c’est un Carougeois qui les a dessinés!
— Et que disent-ils dans le journal?
Le Milanais, essayant de paraître détaché, avait parlé comme s’il avait peur. L’autre lui fit un résumé en lisant l’article en accéléré.
— Il y a déjà des fausses coupures sur le marché… Enfin, ils parlent de «grossières copies»… Mais bon! Y’a toujours des tordus qui veillent pour essayer de gagner des ronds sans rien faire. C’est normal! Ça fait partie du jeu! Et puis aujourd’hui, avec une bonne photocopieuse…
L’Italien serrait les mâchoires, tellement fort que ses maxillaires rebondissaient sous la peau. Le Carougeois poursuivit:
— Ouais, attendez! Ils parlent trop vite, ces journalistes. En fait, on a saisi deux faux billets reconnaissables à l’œil nu… alors évidemment, dans ces conditions, vous et moi on peut aussi en faire! Il n’y a vraiment pas de quoi s’affoler. J’te jure! C’est n’importe quoi. Ils n’ont même pas ouvert d’enquête!
Quand il releva les yeux, l’Italien avait disparu. Le Carougeois héla le garçon.
— Il a payé, le gars qui était vers moi?
— Oui, en allant aux toilettes. Après, je ne l’ai plus revu.
— Ah ben celle-ci, elle est raide! Tu parles avec un mec, t’es sympa, tu te dis qu’il est étranger, que toi, là-bas à Milan, tu trouverais gentil qu’on te cause un brin dans les bistrots, et puis soudain voilà qu’il met les voiles en pleine discussion. Ça a eu l’air de le foutre en boule, cette histoire de faux billets….
— Il en a peut-être acheté hier et vient de réaliser qu’il s’est fait avoir…
— Ouais, ben j’y suis pour rien! C’est tout moi, ça! Il fallait que je tombe sur un folo!