I-3

2012 Mots
– Comment vous remercier ? balbutia Jeanne. Hélas ! vous êtes de ceux que leur fierté met au-dessus de tout remerciement... – Quant à vous, madame, reprit le chevalier comme s’il n’eût pas entendu ces paroles, en sortant du château je reviendrai vous prendre ici... il ne faut pas que vous y restiez... et je vous conduirai où bon vous semblera... pour vous dire un éternel adieu... Quant au roi... À ces derniers mots, d’Assas s’arrêta court. Il y eut dans son cœur comme un rugissement de douleur. Mais à ce mot, aussi, une idée soudaine traversa l’esprit de Jeanne. Elle devint très pâle, et hésita un instant, comprimant de sa main les battements de son sein. Sans doute ces deux cœurs étaient vraiment dignes l’un de l’autre. Sans doute c’était un grand malheur que Jeanne eût été lentement et sûrement poussée par son entourage à aimer le roi. Car cette pensée de générosité qui venait de se faire jour en elle était aussi grande, aussi belle, aussi pure qu’avait pu l’être le dévouement du chevalier... Celui-ci, morne et froid en apparence, fit rapidement ses apprêts de départ. Il jeta son manteau sur ses épaules. Alors, les lèvres tremblantes, les yeux hagards, il se tourna une dernière fois vers Jeanne. – Quant au roi... reprit-il. Brusquement, Jeanne lui saisit les deux mains. – N’achevez pas, dit-elle palpitante, et écoutez-moi... Vous parlez du roi. Je vois tout ce que vous souffrez. Je vois tout ce que vous imaginez. Eh bien, sachez-le, Louis XV n’est encore pour moi que le roi de France !... – Je le sais, madame... haleta d’Assas. – Laissez-moi finir ! Je vous ai dit que vous ne me vaincriez pas en générosité. Je le prouve. Le roi, d’Assas, eh bien, oui, je l’aime !... Mais si le sentiment que j’ai pour vous n’est pas de l’amour, j’éprouve près de vous un je ne sais quel charme de jeunesse et de pureté qui rafraîchit mon âme... Ce que j’éprouve surtout en ce moment, c’est une insurmontable horreur à la pensée d’accepter votre sacrifice sans vous prouver que j’en suis digne... – Madame... je vous en supplie... – Laissez-moi finir ! reprit Jeanne plus ardemment. Voici ce que je voulais vous dire, d’Assas, mon ami, mon frère... Allez sans crainte, allez paisible et confiant, ne redoutez rien pour l’avenir, ne craignez pas que Louis puisse jamais être autre chose pour moi que le roi de France !... – Jeanne ! Jeanne ! balbutia le chevalier ébloui, chancelant. – Je le jure, acheva-t-elle gravement : Louis XV ne sera jamais mon amant !... Ni lui... ni personne !... D’Assas tomba lourdement sur ses genoux et colla ses lèvres sur les mains de Jeanne. Toute pâle, toute fière, transfigurée par un souffle d’héroïsme, elle le regardait en souriant. – Allez, fit-elle dans un souffle, allez, maintenant : vous pouvez sauver le roi !... Le comte du Barry, son poignard solidement emmanché dans sa main, était sorti du pavillon de gauche et avait traversé la cour. Il était décidé à tuer d’Assas. Dans la soirée, il avait préparé les serrures du pavillon de droite de façon à pouvoir y entrer facilement et sans bruit. Son plan était en effet de pénétrer dans le logis où il supposait d’Assas endormi dans les bras de Jeanne. Si, malgré les précautions qu’il avait prises, il ne pouvait pas entrer, il attendrait près de la porte, dans l’ombre du couloir d’entrée, et frapperait le chevalier au moment où celui-ci sortirait. Du Barry entra donc dans le couloir. Du bout de son poignard, il tâta la serrure de la porte. Il était très froid, très maître de lui. Il n’éprouvait ni émotion, ni remords, ni rien qui pût le troubler. Tout de suite, il constata que la serrure ne tiendrait pas contre une pesée. Il se pencha pour préparer la besogne. À ce moment, il crut percevoir un bruit confus de voix... Il écouta attentivement et bientôt reconnut que le chevalier d’Assas et Mme d’Étioles parlaient. Il chercha alors à saisir quelques mots, mais il ne put y parvenir. Cependant cet incident lui prouvait qu’il devait modifier son plan. Le chevalier était debout, réveillé : il faudrait batailler ; d’Assas était de taille à se défendre et à vaincre... Or du Barry ne voulait pas un duel : il venait pour tuer ! Il se recula donc en grondant. Et alors toute son émotion lui revint, c’est-à-dire toute sa rage. Allait-il être obligé de s’en aller, de remettre l’exécution à un moment plus propice ?... Non, non !... Il attendrait là, voilà tout ! Et fût-ce en plein jour, il frapperait !... Ensuite, une fois l’irréparable accompli, il s’expliquerait avec M. Jacques, persuadé d’ailleurs qu’on ne lui tiendrait pas rigueur. Tout à coup, il entendit à l’intérieur un bruit de pas qui se rapprochait rapidement de la porte. – C’est lui ! murmura-t-il. Il va sortir !... Le voici !... Je le tiens !... D’un brusque mouvement, du Barry s’était rejeté en arrière. Au moment où il entendit la porte s’ouvrir, son bras se leva. Le poignard fulgura dans l’ombre... La porte s’ouvrit !... D’Assas apparut !... Au même instant, il refermait la porte et faisait un pas vers la cour : alors, dans ses yeux, ce fut la soudaine, l’étrange vision de cet homme ramassé sur lui-même, le bras levé, prêt à frapper... D’un geste instinctif, d’Assas se mit sur la défensive... Une seconde s’écoula... rapide comme un éclair, lente comme une heure de cauchemar... L’homme n’avait pas frappé !... Il demeurait à la même place dans la même position, le poignard toujours levé... – Qui êtes-vous ? que voulez-vous ? demanda le chevalier. L’homme ne répondit pas, ne fit pas un mouvement !... Cela tenait du délire. C’était comme une de ces imaginations terribles qu’on a dans les mauvais rêves... Et cette immobilité, ce silence épouvantaient d’Assas... Il toucha le bras du sinistre inconnu... ce bras était raide... Il voulut le baisser : le bras résista comme s’il eût été en fer !... D’Assas commençait à se sentir gagné par une surhumaine épouvante. Cet homme était là comme un cadavre, mais un cadavre debout et menaçant... Le chevalier sentit une sueur froide pointer à ses cheveux. Il allait reculer, fuir, s’élancer dans la cour lorsque la porte d’en face s’entrouvrit ; un rayon de lumière éclaira en plein l’homme au poignard. – Le comte du Barry ! murmura d’Assas sans songer à regarder qui ouvrait cette porte, d’où venait cette lumière. Ses cheveux se hérissaient à la vue de du Barry pétrifié, changé en statue. Le comte avait les yeux ouverts. Et ces yeux étaient convulsés, tout blancs comme ceux d’un mort. Ses lèvres étaient aussi entrouvertes comme si un commencement de paroles s’y fût soudain figé. Il gardait la même fixité, la même immobilité de marbre. Aucun tressaillement n’indiquait en lui qu’il fût encore vivant... Le chevalier le toucha à la poitrine du bout du doigt, puis il appuya plus fort, puis de toutes ses forces : Du Barry ne fit pas un mouvement, ne chancela pas... – Oh ! murmura d’Assas, qu’est-ce que cela signifie ? J’aimerais mieux dix spadassins devant moi que ce cadavre raidi dans cette attitude de meurtre... Et il reculait lentement... La porte, à ce moment, s’ouvrit tout à fait, un homme parut. D’Assas le reconnut aussitôt : – Le comte de Saint-Germain !... Le mystère se compliquait. Tout, dans cette étrange maison, devenait fabuleux, invraisemblable, et pourtant c’étaient des réalités qui se trouvaient sous ses yeux. Sans faire attention à d’Assas, le comte de Saint-Germain s’avança sur du Barry, la main tendue, le regard rivé sur lui... Alors d’Assas assista à un étrange spectacle... Il vit le bras de du Barry qui, très lentement, par saccades, retombait et reprenait sa position normale. Il vit le comte se mettre en mouvement, avec cette même lenteur saccadée... Saint-Germain, le bras toujours allongé, continuait à marcher. Du Barry reculait... Enfin, il se trouva dans la cour. Au seuil de la cour, Saint-Germain s’arrêta, les yeux fixés sur du Barry. Celui-ci, comme s’il eût obéi à une irrésistible impulsion, marchait, traversait la cour et regagnait enfin l’autre pavillon. D’Assas le vit entrer, disparaître, se confondre avec la nuit comme une apparition. Pendant quelques minutes encore, Saint-Germain demeura à la même place, dans la même attitude. Enfin, il se tourna vers le chevalier. Il paraissait fatigué à l’excès. Il fit signe à d’Assas de le suivre. Et le chevalier, affolé de stupéfaction, pris d’une sorte de terreur qu’il ne pouvait surmonter, suivit docilement. Dans la pièce où nous avons vu Lubin introduire Saint-Germain, le comte se laissa tomber sur un fauteuil en essuyant son visage ruisselant de sueur... – Asseyez-vous donc, chevalier, dit alors tranquillement Saint-Germain. – Comte ! comte ! m’expliquerez-vous... murmura d’Assas. – Bah ! à quoi bon les explications ?... Vous êtes là, devant moi, vivant... oui, pardieu ! vivant. Et je puis comme Titus m’écrier : Je n’ai pas perdu ma journée ! – Vivant... cela vous étonne que je sois vivant... – Moi, cela ne m’étonne pas trop. J’ai fait mieux que cela autrefois. Toutefois, j’avoue que la chose est assez surprenante, car vous devriez être mort et bien mort à cette heure ! – Comte, s’écria d’Assas hors de lui, tout ce que je vois, tout ce que j’entends... – Vous apparaît comme un insondable mystère, je conçois cela, mais si vous m’en croyez, vous ne chercherez pas à sonder ce qui est insondable. Ouf !... M’avez-vous assez donné de mal !... Allons, remettez-vous, que diable ! Il n’y a pas grand-chose qui vaille la peine qu’on s’étonne comme vous le faites en ce moment... – Je vous en prie, comte... je veux savoir... – C’est bien simple, cher ami : ce digne du Barry vous voulait occire, je l’en ai empêché, voilà tout ! – Il voulait me tuer !... – Dame ! Il me semble que l’attitude dans laquelle vous l’avez surpris ne peut vous laisser aucun doute à cet égard. – Mais pourquoi !... Nous nous sommes battus, nous devions nous battre encore... – Vous m’en demandez trop long. Seulement, vous voyez que vous avez des précautions à prendre et combien il peut être pernicieux pour vous d’habiter la même maison que du Barry. – Je m’y perds ! fit d’Assas en passant une de ses mains sur son front. – Enfant !... Laissez donc du Barry à ses songeries meurtrières, puisque vous échappez à ses griffes... – Grâce à vous, comte ! fit d’Assas avec émotion. – Oui, grâce à moi, dit simplement Saint-Germain. – Mais comment ! oh ! comment !... Êtes-vous donc vraiment l’homme tout-puissant que l’on dit ! Êtes-vous cet être de mystère qu’on affirme doué d’un pouvoir surnaturel ! – Calmez-vous, mon cher enfant. Il me serait facile de jouer avec vous au mystérieux personnage. Contentez-vous de savoir que vous êtes un de mes amis... et que mes amis sont bien rares... et qu’à la disposition de mes amis je mets le peu de science que de longs et durs travaux ont pu me faire acquérir. Ce qui vous paraît un rêve étonnant n’est pour moi qu’une vulgaire réalité. Mais brisons là sur ce sujet. Vous voilà sain et sauf. Que comptez-vous faire ?... Fuir au plus vite, je pense ?... – Fuir !... quand ce misérable est là... dans la même maison qu’elle !... Comte, écoutez-moi. Autant que j’ai pu voir, ce scélérat est plongé dans une sorte d’étrange sommeil. Pouvez-vous dire combien durera ce sommeil ? – Je puis vous le dire à une minute près... – Eh bien ! j’ai besoin de m’absenter d’ici une heure, deux heures peut-être... Puis-je compter que du Barry ne se réveillera pas avant sept ou huit heures du matin ?... – Je vous donne ma parole qu’il ne bougera pas avant midi. – En êtes-vous sûr ?... Pardonnez-moi, comte... il y va pour moi d’intérêts si graves... – Voulez-vous qu’il ne se réveille que dans deux jours ? fit Saint-Germain en souriant.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER