– Vous en avez donc le pouvoir !... J’ai vu de mes yeux, comte... mais c’est si étrange !...
– Voulez-vous qu’il ne se réveille jamais ? reprit Saint-Germain en plongeant son regard dans les yeux de d’Assas.
Et, cette fois, sa voix avait une vibration métallique et dure.
D’Assas frémit, tressaillit. Saint-Germain attendait sa réponse avec angoisse.
– Si le comte doit mourir par ma volonté, dit enfin le chevalier, ce sera parce que je l’aurai frappé en combat loyal, en plein jour, épée contre épée...
Saint-Germain poussa un soupir de soulagement et l’expression de ses yeux redevint très douce.
– Si vous en avez le pouvoir, reprit d’Assas, faites que nul dans cette maison, ni moi, ni d’autres, n’ait quoi que ce soit à redouter de du Barry jusqu’à midi...
– Je vous le répète donc : cet homme, jusqu’à l’heure que vous dites, sera aussi insensible qu’un cadavre.
– En ce cas, je puis agir... Comte, il faut que je m’éloigne sur-le-champ...
– Je vous accompagne, dit Saint-Germain en jetant son manteau sur ses épaules.
En même temps, il secoua le cordon de sonnette que Lubin lui avait indiqué.
Quelques instants plus tard, le laquais apparut. Il ne sembla pas apercevoir d’Assas.
– Fais-nous sortir, mon ami, dit Saint-Germain.
– Suivez-moi, maître... dit Lubin.
– Un instant. Moi dehors, tu oublieras que je suis venu ici, tu entends ?
– J’entends. J’oublierai...
– C’est bien. Marche devant. Et prends garde qu’on ne nous surprenne ; car je suis bien fatigué.
À la stupéfaction de d’Assas, qui contemplait Saint-Germain avec effroi, Lubin s’inclina dans une attitude de soumission absolue, puis, se mettant en marche, dirigea les deux hommes jusqu’à la porte qui donnait sur la rue.
Bientôt le comte de Saint-Germain et le chevalier d’Assas se trouvèrent dehors.
D’Assas prit aussitôt la direction du château.
– Où allez-vous, mon enfant ? demanda Saint-Germain.
– Au château : je veux voir le roi, répondit d’Assas comme si, dès lors, il n’eût rien de caché pour le comte.
Saint-Germain se contenta de hocher la tête. Sans doute, il n’entrait pas dans ses intentions de se mêler à l’intrigue que pourtant il avait percé à jour. Il savait que d’Assas venait de quitter Mme d’Étioles. Sans doute aussi ne voulait-il pas s’occuper de Jeanne.
Il était venu pour sauver le chevalier. Il l’avait sauvé. Peut-être voulait-il ignorer tout le reste.
Et, en effet, il ne posa aucune question au jeune homme sur ce qu’il allait faire au château.
Seulement, lorsqu’il ne fut plus qu’à une centaine de pas de la grande grille derrière laquelle se promenaient les gardes de leur pas lourd et régulier, il prit d’Assas par le bras, et lui dit :
– Voyons... êtes-vous disposé, ce soir, à m’accorder quelque confiance ?
– Comte, je me ferais tuer pour vous !... dit d’Assas avec une profonde émotion.
– Ne vous faites pas tuer. Vivez au contraire ! Mais pour vivre, il faut m’écouter... Ce farouche désespoir qui vous poussait à vouloir mourir...
– Comte, ce désespoir n’est plus !... Je sais pourtant qu’elle ne m’aimera jamais ; mais elle m’a juré qu’elle ne serait jamais ni au roi ni à personne !...
Il croyait inutile de nommer Jeanne. Et, en effet, c’était parfaitement inutile : le comte suivait pour ainsi dire la pensée du jeune homme pas à pas.
– Que comptez-vous donc faire, reprit-il, en sortant du château ?
– Aller la rechercher là-bas, et la reconduire à Paris.
– Et ensuite ?...
– Je ne sais pas ! murmura d’Assas.
– Eh bien, je vais vous le dire, moi, et vous allez, vous, me donner votre parole de faire ce que je vais vous dire : Vous reconduirez Mme d’Étioles à Paris, puis vous préparerez tout aussitôt votre portemanteau. Vous monterez à cheval, et vous regagnerez votre régiment à bonnes étapes...
D’Assas secouait la tête.
Saint-Germain lui prit les deux mains.
– Il est encore temps, continua-t-il. Vous pouvez encore vous sauver, vous refaire une autre existence, trouver peut-être une femme digne de vous, qui vous aimera, que vous aimerez... Vous n’avez plus rien à faire à Paris, puisque vous savez maintenant, à n’en plus douter, que Jeanne ne vous aimera jamais...
– C’est vrai ! murmura le jeune homme en étouffant un soupir.
– Et puisqu’elle vous a juré de n’être à personne, continua Saint-Germain en dissimulant un sourire, vous voilà tranquille ; plus d’amour, mais plus de jalousie, plus de souffrance...
– Comte, demanda avidement d’Assas, vous qui savez tout, qui prévoyez tout, qui devinez tout, dites-moi si elle tiendra parole ?...
– Je vous affirme qu’elle a parlé de bonne foi, avec une profonde sincérité...
– C’est vraiment ce que vous croyez ? fit d’Assas en tressaillant de joie.
– C’est ce dont je suis absolument certain !...
– Eh bien !... Je vous écouterai ! Je vous obéirai !... Je m’en irai, emportant au fond de mon cœur cette promesse apaisante !
– Ô nature humaine ! murmura Saint-Germain. Ai-je votre parole ? reprit-il tout haut.
– Vous l’avez !... Vers midi je serai à Paris... dans la soirée, je serai sur la grande route d’Auvergne.
– Adieu donc, mon enfant !... Loin de Paris, vous retrouverez ce bonheur dont vous êtes si digne. Ne secouez pas la tête. L’amour passe. On croit que le cœur est mort. Et un beau jour, on s’aperçoit qu’un autre amour le fait revivre. Vous aimerez. Vous serez heureux... Adieu... Pensez quelquefois à moi dans vos jours de chagrin, et s’il vous survenait quelque catastrophe, n’hésitez pas à m’écrire... je puis beaucoup, d’Assas !
Allez, mon enfant, je ne vous perdrai pas de vue : là-bas, dans votre garnison, ou, plus tard, sur les champs de bataille, dites-vous bien que je veille sur vous...
D’Assas, au comble de l’émotion, se jeta dans les bras de cet homme étrange.
Le comte de Saint-Germain le serra sur sa poitrine, puis lui faisant un dernier signe, s’éloigna rapidement.
D’Assas se dirigea vers la grande porte de la grille du château.