Chapitre 1
Le chauffeur personnel de la jeune femme grommela dans sa barbe. Au volant d'une voiture à vapeur Chaboche de couleur noire, il vomissait un flot d'injures à qui voulait l'entendre, et Rose et Rodier-Barboni, serrés comme des sardines sur la banquette aux côtés du conducteur, supportaient en silence ses lamentations incessantes. Replet, le visage rond encadré d'une barbe broussailleuse et à la moustache hirsute, Alexandre Le Baudrier s'était mis à brailler dès qu'il avait vu la foule exorbitante affublée de chapeaux haut de forme et de cannes, qui déambulait tel un troupeau de moutons le long des avenues éclairées par les lampadaires électriques. Ils avançaient depuis près d'une dizaine de minutes à la vitesse d'un escargot. Le voiturier, excédé, serrait son levier comme un forcené, prêt à foncer à toute allure dans le boulevard dès que la voie serait dégagée.
Ils se trouvaient en plein dans les Champs-Élysées. Quelques mètres plus loin, s'étalait un gigantesque parking à vélos, d'une superficie de 750 m² et qui constituait le point de ralliement de tous les badauds.
― Je ne vais pas pouvoir aller plus loin, Madame Rose, déclara le chauffeur d'un ton résigné. Il y a trop foule. En partant de là, vous irez plus vite à pied.
― Je comprends, Alexandre. Merci infiniment de nous avoir amenés jusqu'ici. Vous avez quartier libre, peut-être pourriez-vous aller visiter l'Exposition Universelle ?
― Boarf ! Trop de monde là-bas, Madame Rose. Mais prenez-en plein les mirettes !
La jeune femme lâcha un petit rire, amusée par cette familiarité dont elle semblait être coutumière. Elle releva le bas de sa jupe et sauta à terre, imitée de l'inspecteur, puis offrit un dernier signe de main à son voiturier, avant de se fondre dans la foule.
Les gens étaient massés les uns contre les autres, piétinant le sol avec impatience, irrités de ne pas pouvoir avancer plus vite. Alors qu'un vieillard beuglait à qui voulait l'entendre qu'il était indécent de ne pas le laisser passer devant tout le monde, l'assistante agrippa la main de Rodier-Barboni, afin de ne pas le perdre dans la cohue.
― Allons à la Porte de la Place de la Concorde, hurla-t-elle pour se faire entendre, c'est juste à côté !
Eugène hocha la tête et la devança, jouant des pieds et des coudes pour se frayer un passage.
Au bout de quelques minutes où il leur fallut bousculer une bonne centaine de personnes, marcher sur des souliers vernis et se prendre des coups de canne, ils parvinrent enfin devant la Porte, d'une taille démentielle. Rose écarquilla les yeux, subjuguée par la somptuosité de ce porche éléphantesque. Culminant à quarante-cinq mètres de haut, le portail se composait de trois immenses arches elliptiques qui se rejoignaient en son centre et soutenaient une large coupole surbaissée. Les piliers, larges d'une vingtaine de mètres, se paraient de milliers de cabochons lumineux bleus, verts et jaunes, qui étincelaient à la lueur des lumières de l'Exposition. Le reste de la structure métallique était recouverte de peintures aux mille couleurs, parée de-ci de-là de plaques d'or. Et tout au sommet, telle une figure de proue défendant sa cité, se dessinait une statue de femme, « La Parisienne », les bras légèrement ouverts comme pour accueillir ses visiteurs et la robe de métal ondoyant dans le vent.
Tout en se dévissant la tête pour admirer ce prodige architectural de René Binet, le couple passa devant deux minarets titanesques, habillés des mêmes enjolivures que la Porte, ainsi que devant des mats surmontés d'oriflammes battant l'air frénétiquement.
― C'est... spectaculaire ! s'exclama la jeune femme sans détacher les yeux des arcs flamboyants.
Rodier-Barboni sourit, enchanté de voir sa petite protégée d'une humeur plus joyeuse.
Il sortit de la poche de son paletot quatre francs et s'avança vers un guichet où il lui semblait y avoir moins de monde, la mine réjouie.
Après avoir payé leurs deux entrées, ils franchirent enfin la Porte, passant sous l'immense coupole aux couleurs éclatantes. Ils longèrent le sourire aux lèvres une longue allée arboricole parsemée d'arbres aux ramures épaisses, laissant la Seine sur leur gauche. Plus loin, ils arrivèrent au pont Alexandre III, inauguré le 14 avril 1900 à l'occasion de l'Exposition Universelle.
― Quel chef-d'œuvre ! s'extasia Rose en admirant les colonnades de pierre surmontées chacune d'une sculpture en or représentant les Renommées, accompagnées de leur cheval ailé.
― Venez, nous avons beaucoup de choses à voir ! signala Eugène en serrant la main de l'assistante un peu plus fort. Y a-t-il une attraction que vous désirez découvrir en priorité ?
Elle déplia son plan de l'Exposition que le guichetier lui avait donné et le parcourut rapidement des yeux. Son regard s'éclaira alors qu'elle fixait l'Esplanade des Invalides, superbement bien esquissée sur son papier jaunâtre.
― Suivez-moi ! dicta-t-elle d'une voix malicieuse. Vous allez adorer !
L'inspecteur la talonna d'un air amusé, ne sachant pas à quoi s'attendre.
Ils contournèrent les Galeries de l'Industrie et de Manufactures Nationales, jetant au passage un coup d'œil à l'Hôtel des Invalides, dont la majestueuse stature se découpait aux confins de l'Esplanade.
La jeune femme trépignait comme une enfant et tirait vivement sur le bras d'Eugène chaque fois qu'il traînait des pieds. Ce dernier, qui n'osait pas lui rappeler qu'il avait quelques côtes fêlées et qu'il souffrait le martyre chaque fois qu'elle l'attirait vers elle, serrait les dents et s'évertuait à focaliser son attention sur ses souliers, afin d'oublier la douleur. Enfin, après un temps qui lui sembla interminable, ils arrivèrent face à une petite station joliment décorée.
― Nous y sommes ! s'écria-t-elle. La Rue de l'Avenir !
Sans attendre de réponse, elle s'enfonça dans une cabane en bois et s'élança sur un trottoir exigu, juste assez large pour y supporter trois personnes de front. En poussant un cri de surprise, elle écarta brusquement les bras et se mit à reculer toute seule comme par magie. Alors qu'elle s'éloignait à toute vitesse de l'inspecteur qui la dévisageait avec des yeux ronds comme des soucoupes, elle éclata de rire et battit des bras dans le vide. Plus paniqué qu'intrigué, Rodier-Barboni demeura stoïque, les jambes bien ancrées au sol, trop horrifié par ce trottoir roulant pour oser y poser les pieds.
― Voulez-vous que je vous tienne la main pour monter dessus ? ricana un petit homme aux bajoues foisonnantes qui lui donnaient l'air d'un c*******é.
― Non. Merci bien, mais je peux me débrouiller tout seul !
Vexé, Eugène respira un grand coup et sauta les yeux fermés sur le trottoir qui avançait à toute allure – 8,5 km/h lui apprit le pseudo singe – en priant de tout son être qu'il n'allait pas atterrir trop loin. À sa plus grande horreur, il se prit les pieds dans son pantalon et s'écroula de tout son long sur la petite rampe mouvante, dans un fracas de cris affolés et de jurons. Et alors qu'il avançait à toute vitesse les quatre fers en l'air, emporté par le trottoir mobile, il entendit derrière lui des grands éclats de rire moqueur et même des applaudissements narquois. Ils me prennent moi-même pour une attraction ou bien !? Furieux, il essaya tant bien que mal de se dépêtrer de ses vêtements emberlificotés et tenta de se mettre debout. Il avait réussi à se mettre à quatre pattes, quand il aperçut Rose un peu loin, qui l'attendait la main sur la poitrine, riant aux éclats.
Lorsqu'il fut à sa hauteur, il avait enfin réussi à se relever. Les joues cramoisies et le regard fuyant, il se tenait droit comme un balai, ignorant superbement le regard goguenard de la jeune femme.
― Rassurez-vous, le rasséréna-t-elle, vous n'êtes pas le seul à qui cela est arrivé.
― Si je suis tombé, c'est uniquement parce que j'ai des côtes fêlées ! J'étais... affaibli.
― Oui, bien sûr que c'est pour ça, s'esclaffa l'assistante dont les lèvres frémissaient d'amusement. Je n'en ai jamais douté !
L'inspecteur grinça des dents et se mura dans un silence fâché, tandis qu'ils défilaient rapidement à travers l'Exposition.
La Rue de l'Avenir, Eugène devait bien l'admettre, était une merveille d'ingéniosité. Juchée sur un viaduc qui se dressait à sept mètres au-dessus du sol, le trottoir comportait deux vitesses. Le plus petit couloir à droite, capable d'accueillir une personne, filait à toute allure, tandis que celui de gauche, que les deux jeunes gens avaient finalement emprunté – l'inspecteur s'était montré très convaincant – roulait à 4,2 km/h. Et encore plus loin, à leur gauche, pour les visiteurs encore moins téméraires, circulait un petit train électrique Decauville, planté sur des rails et qui effectuait le même parcours que le trottoir roulant. Rodier-Barboni le lorgnait avec envie.
Rose, elle, n'arrêtait pas de bondir sur la promenade piétonne longeant la Rue de l'Avenir, pour admirer toutes les attractions en contre-bas. Au début, Eugène s'arrêtait lui aussi, afin de rester à ses côtés. Et chacun de ces arrêts était une véritable épreuve – il fallait enjamber le trottoir à grande vitesse pour atterrir sur le chemin stationnaire. Mais au bout d'un certain temps, ils avaient fini par trouver un arrangement : l'inspecteur demeurait dans son couloir à l'allure poussive et l'assistante, dont la directive était de ne jamais le perdre de vue, le rejoignait par le trottoir à grande vitesse, après avoir admiré les différents édifices vus d'en haut.
Ils étaient en train de longer le Quai d'Orsay, dominant de leur perchoir les Palais de Perse, de Finlande, du Luxembourg, de Bulgarie et bientôt celui de la Roumanie, lorsque Rodier-Barboni ressentit un picotement désagréable au creux de sa nuque.
Inquiet, il se retourna brusquement, tous ses sens en alerte. Rose était accoudée contre la balustrade, sa cascade de cheveux roux ondoyant doucement au gré du vent. Il la héla d'une voix forte et lui fit signe de le rejoindre.
― Qu'y a-t-il ? demanda-t-elle la mine anxieuse, lorsqu'elle fut à sa hauteur.
― Rien, mentit-il. Si nous voulons avoir le temps de tout voir, il faut nous dépêcher.
Mais la jeune femme n'était pas dupe. Soucieuse, elle jeta des coups d'œil de tous les côtés, pour tenter de savoir ce qui avait troublé l'inspecteur.
― Qu'avez-vous vu ? insista-t-elle.
― Rien de grave, je vous l'ai dit. Nous descendrons à la prochaine station. Pouvez-vous me passer votre plan ?
L'assistante lui tendit son papier et Eugène l'étudia à la lumière des petites lampes qui hérissaient la totalité du parcours ambulant.
― Nous nous arrêterons à la station du Champ de Mars, Porte Rapp, décida-t-il d'un ton sans appel. Prenons le couloir à grande vitesse, voulez-vous ? Nous y serons rendus plus rapidement.
Tandis qu'ils changeaient de trottoir, Rodier-Barboni observa la masse d'individus qui grouillait sur la Rue de l'Avenir. La nuit était étrangement sombre. Une couche nuageuse s'étirait au-dessus de la capitale, camouflant de son manteau de ténèbres la lune et les rares étoiles scintillantes.
Il plissa des yeux, de plus en plus mal à l'aise. Il avait la très nette impression d'être épié... La sensation que quelqu'un les suivait.
Toisant les silhouettes qui se découpaient dans la pénombre, il posa machinalement la main sur son arme à feu, planquée au fond de sa poche.
La Rue de l'Avenir effectua un virage serré et domina l'avenue de la Bourdonnais. Ils étaient presque arrivés.
Rose n'était plus d'humeur à contempler le paysage. Elle avait ressenti le trouble de l'inspecteur et la magie de l'Exposition ne l'atteignait plus. Se collant un peu plus contre lui, elle scruta elle aussi les badauds.
Des mouvements précipités derrière eux leur apprirent qu'ils arrivaient à la station. Eugène s'apprêta à se retourner lorsqu'il aperçut, une dizaine de mètres plus loin, deux hommes entièrement vêtus de noir, un chapeau haut de forme vissé sur la tête, et qui les observaient d'une manière étrange. Les individus, la main à couvert sous leur manteau comme s'ils étaient sur le point de dégainer une arme, les jaugeaient d'un air sauvage. Bestial.
Un regard de prédateur, avide de c*****e. Le regard de celui qui a envie de tuer. Tout de suite.
Les hommes esquissèrent un sourire cruel, pour informer Rodier-Barboni qu'il était leur prochaine proie...