Chapitre 2
L'inspecteur était paralysé. Debout sur le trottoir roulant, il n'arrivait pas à détacher les yeux des deux hommes au regard animal, qui bousculaient les badauds avec brusquerie pour se rapprocher du couple. Il sentit soudain que Rose lui harponnait la main et le tirait vers elle. Rodier-Barboni faillit tomber à la renverse une nouvelle fois en enjambant le trottoir à grande vitesse, mais la jeune femme le tenait solidement. Quand il baissa les yeux vers elle, il ne décela plus aucune trace de moquerie. Elle avait l'air anxieuse.
― Venez, dicta-t-elle sans lâcher son bras. Nous sommes suivis.
L'inspecteur approuva d'un signe de tête et se laissa entraîner par l'assistante dans la foule, priant de toute son âme pour que la marée humaine soit assez dense pour les dissimuler.
Ils traversèrent un immense passage s'ouvrant dans un Palais tout en longueur, consacré aux Galeries des Vêtements, de Fils et de Tissus, et débouchèrent sur les Champs de Mars. À leur gauche, une fontaine lumineuse colossale diaprée de mille couleurs kaléidoscopiques trônait devant le Palais de l'Électricité, embrasé de lumières chaudes, rouges, ocre et orangées. Face à eux s'étalait un parc aux allures géométriques, aux plates-b****s rectilignes et linéales. Et à leur droite, s'esquissait la silhouette olympienne de la Dame de Fer, culminant à 300 mètres.
― Allons tout droit, décida l'assistante en jetant un coup d'œil furtif derrière son épaule. Au Village Suisse. Il y a tellement de monde là-bas qu'il leur sera impossible de nous suivre.
Eugène acquiesça sans un mot et ils se mirent à louvoyer entre les parterres d'herbes coupées et les massifs de fleurs, d'une démarche alerte.
Lorsqu'ils furent arrivés au pied d'un splendide édifice abritant le Palais de la Chimie, du Génie Civil, des Moyens de Transport, et le Palais de l'Éducation et de l'Enseignement, ils ralentirent leur marche. Le monument, qui longeait de toute sa longueur le Champ de Mars, était doté d'une façade grandiloquente et solennelle. Bordé d'une allée couverte ceinturée par des colonnes de pierre, la promenade aux allures de déambulatoire se couronnait d'une voûte ogivale qui s'élevait à des hauteurs ahurissantes. Le frontispice, à l'instar de la devanture sentencieuse, se paraît de sculptures sobres et symétriques. Émerveillés, les deux jeunes gens franchirent l'arcade du Palais, non sans avoir admiré au passage la haute coupole bicolore qui les surplombait.
Ils suivirent les indications menant au Village Suisse, tout en mettant un point d'honneur à rester à couvert de la foule. Parvenus à destination, Rodier-Barboni poussa un petit cri stupéfait.
― Qu'est-ce que c'est que ça ? bredouilla-t-il en portant la main à sa bouche.
― C'est... original, je trouve.
Devant leurs yeux s'ébauchait une reproduction grandeur nature d'un véritable village Suisse. D'imposantes maisons en bois de deux étages avaient été spécialement édifiées pour l'occasion, munies de terrasses et de balcons, sobres et dépouillées. En plus de ces étonnants chalets, les estivants avaient reproduits de manière conforme l'Auberge de Mümpf, une petite commune de Suisse ; la demeure de Jean-Jacques Rousseau ; ainsi que l'Église paroissiale de Wurzbrunnen. Mais ce n'était pas ça que Rose et Eugène fixaient avec des yeux ronds. Derrière ces constructions se profilait la reproduction d'un véritable pan de montagne où paissaient des veaux et des vaches, louvoyant entre des buissons foisonnants et des cascades bruyantes. Et au loin, en arrière-plan de cette reconstitution incroyable surgissait la Grande Roue de Paris.
Tellement subjugué qu'ils en oublièrent qu'ils étaient suivis, le couple s'avança vers la place du Village Suisse. Des paysans, des artisans, des menuisiers et autres façonniers, déambulaient tranquillement un peu partout, comme s'ils se trouvaient réellement chez eux. À leur gauche, une petite échoppe vendait du beurre, du lait et une dizaine d'autres produits alpestres.
― Là ! Ils sont là ! beugla une voix derrière eux.
L'inspecteur sursauta, comme piqué par une guêpe, et jeta un coup d'œil derrière son épaule.
Les deux hommes tout de noir vêtus les fixaient d'un regard mauvais en les pointant du doigt et en hochant la tête comme soulagés de les avoir retrouvés.
Rodier-Barboni ne réfléchit pas une seconde de plus. Il agrippa la main de Rose et se mit à courir le long de l'allée bordant le Champ de Mars, renversant au passage quelques piétons déboussolés et scandalisés. Il ne prit même pas la peine de s'excuser et continua sa petite cavalcade, le souffle rauque et les côtes lui labourant la poitrine.
Au bout d'un moment, il sentit que s'il courait encore une seconde de plus, son cœur allait imploser au creux de sa cage thoracique. Exténué, il freina brusquement et s'immobilisa tant bien que mal avant qu'il ne s'écroule raide mort par terre, le nez dans la poussière.
― Tout... Tout... va... bien ? balbutia la jeune femme essoufflée, pliée en deux et les mains sur les hanches.
L'inspecteur fit « oui » de la tête, incapable de parler, et tenta de reprendre sa respiration. La douleur était telle qu'il crut qu'il allait s'évanouir. Les bras serrés sur sa poitrine à la façon d'un bouclier, il se pencha en avant. Il avait envie de vomir. Il ne se sentait pas bien. Il avait mal.
Rose le redressa doucement et lui planta un b****r humide au creux du cou.
― Nous ne pouvons pas rester là, Eugène. (Elle effectua un tour sur elle-même pour surveiller les alentours.) Pour l'instant, nous les avons semés, mais il faut que nous trouvions un endroit sûr. Et vite.
En calant sa main sous son bras pour lui servir de béquille, elle le força à avancer.
Ils se traînèrent avec difficulté jusqu'à la foule, longeant des petites cabanes annexes ainsi que des restaurants, les mines sombres et inquiètes.
Rodier-Barboni savait qu'une question lui brûlait les lèvres. Il le voyait à son visage fermé et ses yeux plissés. Le problème, c'est qu'il n'avait aucune réponse à lui donner.
― Qui sont ces gens qui nous pourchassent ? finit-elle par demander.
― Je l'ignore... , souffla-t-il après un long silence. Tout ce que je sais, c'est que ces individus nous veulent du mal.
Ils débouchèrent sur une vaste place noire de monde, avec face à eux un étrange bâtiment aux allures de Panthéon, surmonté d'une espèce de globe creux fendu en deux.
― C'est le Palais de l'Optique, lui apprit la jeune femme. Réfugions-nous à l'intérieur quelque temps. Vous pourrez y reprendre vos esprits.
Incapable de trouver une bonne raison de refuser – il s'en contrefichait de tout ce qui touchait de près ou de loin au domaine de l'optique – il suivit Rose en lâchant des petits couinements douloureux à chacune de ses foulées.
Après avoir payé leurs deux entrées, ils s'enfoncèrent dans le Palais aux allures de temple labyrinthique et arpentèrent les innombrables galeries au pas de course. Sans accorder la moindre attention aux différents pavillons et aux spectacles dispensés, le couple navigua entre les badauds, longea les murs placardés de croquis et de dessins, louvoya entre des instruments à la structure monumentale et complexe, et se hasarda dans des couloirs à la lumière tamisée et aux parois percées de veilleuses.
Au bout d'un moment, ils débouchèrent sur une vaste salle ressemblant à s'y méprendre à un tunnel, qui abritait une gigantesque lunette astronomique posée à l'horizontale, de deux mètres de diamètre et dont la longueur frôlait les soixante mètres.
Incapables de dissimuler leur ébahissement, ils s'approchèrent religieusement du cylindre et lurent sur une petite plaque métallique que cette merveille scientifique pouvait permettre aux visiteurs d'observer la voûte céleste, ainsi que le sol lunaire.
― Allons dans la salle du Sidérostat de Foucault, ordonna Eugène sèchement. C'est dans cette pièce que les spectateurs peuvent à loisir contempler les étoiles. La pénombre sera notre alliée.
Ils longèrent la « Grande Lunette » lestement, ce qui leur prit un long moment – soixante mètres à parcourir, quand même ! – et s'enfoncèrent dans la petite salle du fond. Une fois sûrs d'être totalement seuls, ils s'assirent tous deux contre un mur et, la tête posée sur la cloison, s'accordèrent quelques minutes de répit.
― Vous n'avez donc aucune idée de qui sont ces gens qui nous poursuivaient ? rabâcha l'assistante pour la énième fois.
― Non.
― Qui chercherait à nous nuire ? réfléchit-elle en entortillant une mèche de cheveux entre ses doigts.
― À part Érèbe ? lança Rodier-Barboni d'un ton cassant. Je n'en ai aucune idée.
Il expira bruyamment, excédé par toutes ces mésaventures, toutes ces courses poursuites. Il ne pouvait donc pas avoir une heure de tranquillité ? Juste une petite heure sans que personne ne cherche à le tuer ?
Épuisé, contrarié et se sentant terriblement vaseux, il se mura dans le silence et ferma les yeux. Il en avait marre. Il n'aspirait plus qu'à se réfugier dans les limbes de son esprit, le seul endroit au monde où lui seul pouvait se faire du mal. Un lieu spirituel inaccessible aux autres. Lui seul en gardait les portes et il ne laisserait jamais personne s'y insinuer. Pas dans son asile.
Ils demeurèrent assis dans cette petite salle, silencieux, durant près d'une heure. Par deux fois, leur quiétude fut troublée par l'arrivée fracassante de visiteurs qui s'extasiaient devant le Sidérostat en caquetant comme des poules devant une réserve de grains.
Personne n'aperçut le couple assis dans la pénombre.
Ce sont les grognements furieux provenant de l'estomac vide d'Eugène, qui les exhorta à quitter leur cachette.
Une fois à l'air libre, face au petit étang qui se profilait devant le Palais de l'Optique, ils inspectèrent avec attention les lieux, épiant consciencieusement chaque individu qui les entourait. Malheureusement pour eux, la majorité des hommes avait un chapeau haut de forme vissé sur le crâne et arborait tous ou presque, un complet noir ébène.
Néanmoins, aucun ne semblait faire attention à eux.
― Je pense qu'on les a semés, finit par dire l'inspecteur. Ils ont dû abandonner depuis longtemps.
― J'espère que vous avez raison, murmura Rose qui n'était pas tranquille pour autant. Allons manger un morceau.
― J'ai besoin d'un verre, plutôt.
Rodier-Barboni esquissa un sourire avide et se dirigea tout droit vers un magnifique édifice à l'architecture gothique, dont les façades hautes s'ourlaient de fresques fines et de bas-reliefs délicats. Il lança une grimace sardonique à la jeune femme qui soupçonnait l'inspecteur d'avoir mémorisé l'emplacement de ce bâtiment, dès l'instant où elle lui avait présenté son plan de l'Exposition. Au-dessus de l'immense portail aux moulures ogivales qui lui donna l'impression de franchir la porte d'une cathédrale, se découpait une gigantesque enseigne sur laquelle était inscrite « Russie. Pavillon de l'Alcool ». Elle lâcha un soupir désappointé et pénétra à son tour dans le monument.
Elle trouva Eugène attablé à une petite table circulaire en bois, lorgnant avec envie les comptoirs croulants sous les bouteilles d'alcool et se frottant les mains avec impatience. Un immense gaillard à la crinière blonde s'avança vers lui et posa sans aucune délicatesse, un gobelet de métal rempli de liquide transparent qui empestait la noix de cèdre.
Le visage fendu en deux par un large sourire, Rodier-Barboni leva sa tasse vers la jeune femme, puis en avala goulûment le contenu, s'en renversant un peu sur le menton.
Rose s'assit en face de lui et ne put s'empêcher de ricaner d'un air sadique, en le voyant s'étouffer.
― C'est... C'est... Ourf ! Ça, c'est de l'alcool diablement costaud ! bafouilla l'inspecteur les yeux larmoyants et les joues écarlates.
― Vodka !
Rodier-Barboni se tourna vers la voix. Le colosse qui venait de le servir se tenait immobile à côté de lui, les jambes arquées et les bras croisés sur son torse puissant. Le visage anguleux, le nez droit et des yeux impénétrables, il observait Eugène d'un air sévère. Voyant que son client ne répondait rien, il désigna du menton le gobelet de métal et répéta d'une voix gutturale :
― Vodka !
― Ah ! Cette boisson s'appelle de la Vodka ? demanda-t-il d'une petite voix, la gorge brûlée par le liquide.
L'homme leva les yeux au ciel sans chercher à dissimuler son agacement et grinça des dents.
― Encore ?
― Euh... Oui, je veux bien, bredouilla l'inspecteur qui n'osait pas le contrarier.
Le géant émit un grognement inintelligible et disparut derrière son comptoir, emportant avec lui la tasse vide.
― Vous auriez dû refuser ! le sermonna l'assistante. Vous n'avez rien mangé de la journée et boire des boissons alcoolisées n'est pas raisonnable.
― Buvez donc un coup, ça vous détendra ! lâcha-t-il d'un ton cinglant, exaspéré par ses remontrances.
Rose blêmit et, les yeux étincelant de rage, s'enfonça dans son siège les bras croisés sur sa poitrine. Le colosse réapparut avec un petit gobelet plein et le déposa violemment sur la table. Rodier-Barboni le remercia d'un hochement de tête et but d'une traite sa boisson, sous le regard assassin de la jeune femme et celui, tout aussi féroce, du tavernier.
Lorsqu'il eut ingurgité la totalité de sa vodka, Eugène tenta de se lever. La tête lui tournait. Il avait la gorge en feu et il voyait trouble. Clignant plusieurs fois des yeux, il prit appui de ses mains sur la table et se redressa laborieusement. À la périphérie de sa vision, il devina la grimace moqueuse du géant russe, dont les deux prunelles acérées l'examinaient avec sadisme. C'en fut trop pour l'inspecteur.
― Allez-vous-en ! beugla-t-il en levant les bras en l'air. Merci pour votre accueil très... chaleureux, mais je n'ai plus besoin de vous. Retournez donc à votre comptoir !
Le colosse serra les poings et son visage s'assombrit d'un coup.
― Il est souffrant, se hâta de préciser Rose. (Elle cala une main derrière le dos de Rodier-Barboni et esquissa un geste vers la sortie.) Il a des côtes fêlées.
Le titan l'ignora superbement et, sans quitter son client des yeux, plaça une main calleuse et puissante sous son menton.
― Argent ! grogna-t-il d'une voix caverneuse.
L'assistante sortit de sa veste quelques sous et les lui tendit sans discuter. Le tavernier se décala alors vers la gauche pour leur libérer la route, non sans leur avoir jeté au passage un regard menaçant.
Une fois dehors, Eugène inspira goulûment l'air frais et lâcha un profond soupir de béatitude. La brise glacée caressant son visage lui faisait le plus grand bien. Sa vision se précisa à la manière d'un microscope qu'on ajuste et ses pensées s'éclaircirent.
Il tourna soudain la tête vers la jeune femme et lui réclama son plan de l'Exposition. Méfiante, elle se résigna à le lui donner, se demandant secrètement s'il ne convenait pas de le jeter dans l'étang juste devant eux, afin de lui rafraîchir les idées. Elle lorgnait la surface miroitante de l'eau chamarrée par endroits de flaques de lumière mouvantes, lorsque l'inspecteur arracha son nez du papier jauni, l'air furieux.
― Je n'ai pas... Je ne trouve pas... le Pavillon... , s'énerva-t-il d'une voix pâteuse. Il doit bien exister un Palais du Cigare !
Rose perdit subitement patience. Exaspérée, elle leva vers lui son visage déformé par la colère et sans crier gare, lui assena une gifle.
Rodier-Barboni chancela sous le coup de la surprise et la dévisagea avec des yeux ronds, d'un air éberlué.
― Je... je... Pardonnez-moi. (Il s'ébroua et secoua la tête énergiquement.) Ça va mieux. Beaucoup mieux, murmura-t-il en lui lançant un regard timide.
― Bien. Parce que je n'hésiterai pas une seconde à vous gifler une deuxième fois, si la situation l'exigeait !
Sur ce, elle tourna les talons et disparut dans la foule, sans voir le sourire empli de fierté qui fendait le visage d'Eugène.
― Où voulez-vous aller ? demanda-t-il une fois qu'il l'eut rejointe.
― J'aimerais monter au sommet de la Tour de 300 mètres ! Contempler les cimes de notre cité ! La vue de là-haut est tellement... spectaculaire que jamais je ne pourrai m'en lasser ! Il paraît que pour l'occasion de cette Exposition Universelle, ils ont installé des longues-vues amovibles et des jumelles, tout en haut ! (Elle sourit en levant la tête vers le ciel, dévalant du regard la majestueuse ossature de la Dame de Fer.)
― Oh, mais ça fait déjà une poignée d'années qu'ils ont installé des jumelles. Donc, ça doit faire un bon moment que vous n'êtes pas montée au sommet !
― Et bien, oui, ça fait longtemps, répondit-elle d'un ton faussement contrarié. Lorsque j'ai du temps libre, je le consacre généralement à des choses plus... plus quelconques.
― Plus quelconques ? répéta l'inspecteur tout à coup intéressé. Donnez-moi un exemple ! (Il la dévisagea d'un air intrigué.)
― Et bien, j'aime passer mon temps à lire... À m'enrichir intellectuellement. À assouvir ma soif de connaissances et à en apprendre davantage sur notre monde. (Elle se tourna vers lui et il capta dans ses yeux une lueur qu'il n'avait encore jamais vue chez elle : une étincelle passionnée.) J'adore rester lovée chez moi à étudier les nombreux ouvrages de ma bibliothèque, installée dans une confortable causeuse et emmitouflée dans un châle en laine, avec pour seule compagnie une encyclopédie traitant de l'Histoire de la France et un bon lait chaud au miel et à la cannelle ! (Elle éclata d'un rire cristallin qui fit frémir Eugène.) C'est ce que je chéris par-dessus tout... Et si au-dehors, rugit une redoutable tempête, faisant vibrer les murs de ses rafales et battre les carreaux par sa pluie, alors ce moment ensorcelant auquel je faisais mention, se métamorphose en un instant... magique.
Rose plongea ses deux prunelles bleu-vert dans le regard indéchiffrable de Rodier-Barboni. Ils s'observèrent ainsi un long moment en silence, oubliant tout ce qui se trouvait autour d'eux.
Soudain, la jeune femme détourna les yeux d'un air gêné et arrangea une mèche de cheveux derrière son oreille.
― Vous devez penser que je suis une femme ennuyeuse... , murmura-t-elle d'une petite voix. Vous qui rêvez d'aventures et d'intrigues... Vous devez être déçu. (Elle lissa le dessus de sa jupe d'un air concentré, comme si c'était la chose la plus essentielle à faire à cet instant.)
L'inspecteur ne répondit rien. Ses yeux observaient Rose avec attention, le visage figé en un masque impénétrable. Au bout d'un long moment, il s'avança vers elle et posa ses mains jointes en forme de coupe sous son menton délicat, sans la lâcher un seul instant du regard.
― Ce sont ces petites choses que vous trouvez ordinaires, qui font de vous un être exceptionnel. À mes yeux, vous êtes tout sauf ennuyante. Rose, vous êtes tellement... surprenante.
Alors, il se pencha un peu plus vers elle et l'embrassa avec une infinie tendresse, souhaitant plus que tout au monde ne jamais avoir à desceller ses lèvres des siennes.
Tout à coup, l'assistante se raidit contre lui. Tournant lentement la tête et nichant son menton dans le creux du cou de l'inspecteur, elle chuchota à son oreille et d'une voix précipitée :
― Ils sont là. Juste derrière vous. Ils ne nous ont pas vus. Surtout, pas de mouvement brusque.
Elle leva les yeux vers lui et ils échangèrent un regard entendu.
Eugène lui attrapa la main et, sans se retourner, entraîna la jeune femme à travers la foule, tout en s'efforçant à contrôler sa démarche qu'il espérait la plus normale possible. Lorsqu'ils furent arrivés sous les quatre pieds de la Tour, Rose s'immobilisa brusquement.
― Montons au sommet, enjoignit-elle. Grâce aux longues-vues, nous pourrons surveiller nos poursuivants ! En les épiant d'en haut.
― Bonne idée, mais c'est trop risqué, objecta Rodier-Barboni. Que se passerait-il si jamais ils nous suivaient jusqu'au sommet ? Nous serions pris au piège comme des rats dans une cage ! Non. Il faut que nous trouvions un endroit sûr, muni de plusieurs sorties.
― L'Exposition Coloniale ! s'exclama l'assistante. C'est une vraie fourmilière là-bas ! Ce n'est pas loin. Allons-y !
Rose ne prit pas le temps de consulter son plan et s'élança en direction des berges de la Seine.
Ils passèrent entre deux immenses bâtiments qui bordaient tout en longueur les rives de fleuve et s'engouffrèrent sur le pont d'Iéna. L'inspecteur jeta un coup d'œil derrière son épaule pour vérifier que personne ne les suivait et entrevit, derrière les silhouettes des badauds, les contours illuminés du Palais de la Navigation et du Commerce, et ceux du Pavillon des Forêts, Chasse, Pêche et Cueillettes. La jeune femme tira violemment sur son bras.
― Dépêchons-nous, Eugène !
Il ne se le fit pas dire deux fois. Abandonnant toute prudence, il accéléra l'allure, trop pressé de se mettre à couvert. Sans même jeter un regard aux quatre sculptures de guerriers qui encadraient le pont, ils franchirent la Seine la boule au ventre et les mains moites.
Ils étaient arrivés devant les Pavillons de l'Algérie, lorsqu'une immense clameur retentit devant eux. Le tumulte s'amplifiait de plus en plus et ils n'eurent à attendre qu'une poignée de secondes, pour en comprendre l'origine.
Face à eux, les badauds se mettaient à pousser des exclamations scandalisées. Certains levaient même leur canne ou leur chapeau haut de forme, comme pour flanquer une correction aux importuns qui se frayaient un passage parmi eux à grands coups de pieds et de coudes.
Trois hommes finirent par s'extirper de la cohue indignée, les visages déformés par la fureur – manifestement, ils n'avaient pas apprécié ce petit bain de foule. Le teint blême, les yeux roulant dans leurs orbites, les mâchoires crispées et une grimace de rage plaquée sur la bouche, ils balayèrent rapidement du regard le petit attroupement choqué qui leur faisait face, jusqu'à ce que leurs six prunelles enragées se posent sur Rose et Eugène.
Immobiles, un étrange sourire aux allures bestiales se dessina sur leur visage. L'éclair de satisfaction qui traversa leurs iris sombres comme la nuit, fit chanceler Rodier-Barboni. Il avait déjà vu ce regard. Il le connaissait. C'était le regard d'un prédateur ravi d'avoir retrouvé la proie qui lui avait filé entre les pattes. Le regard aguiché d'un animal considérant sa victime, se demandant avec délectation sur quel châtiment jeter son dévolu.
Il sentit l'assistante trembler à ses côtés.
Mais combien sont-ils ? Plissant des yeux, il étudia leur faciès avec minutie, essayant désespérément de se rappeler où il avait vu ces gaillards. Vêtus d'un complet noir ébène, ils arboraient un chapeau haut de forme qui mangeait les trois quarts de leur front. L'ombre projetée par leur couvre-chef dissimulait à demi leur visage, mais pas assez pour camoufler l'étincelle meurtrière qui brillait au fond de leurs yeux.
Il ne leur échapperait pas une deuxième fois...