Arsène

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Arsène19h30. Arsène arpente le hall en long et en large, dos droit comme la justice, pianote avec sa main droite – un de ses principaux tics - sur tout ce qui passe devant lui, murs, commodes, rampe d’escaliers, vérifie la bonne disposition d’un vase, époussète une particule invisible, déplace le tapis d’un millimètre, monte à l’étage, compte les marches, - un autre de ses tics, il y en a vingt-quatre précisément, vérifie qu’aucun chiffon ne traîne, redescend, en comptant deux par deux cette fois. Il consulte sa montre gousset pour la dixième fois en une demi-heure, regarde par la fenêtre qui donne sur la rue. Que fait-il ? Il a quitté le lycée depuis longtemps. My God, pour une fois, rendez-vous utile, faites en sorte qu’il ne lui arrive rien. Enfin le voilà. Il l’aperçoit près de la grille. Arsène se prépare. Mains jointes au niveau de la fermeture de son pantalon, tête droite, buste légèrement incliné, regard dirigé vers le parquet, il ouvre la porte à une silhouette dégingandée, voûtée, au pas traînant, qui porte, sur une seule épaule, un sac à dos déchiré. − Bonsoir Monsieur Jérôme. J’espère que vous avez passé une bonne journée. Le jeune homme hoche la tête, laisse tomber son sac à terre. Arsène examine discrètement ses yeux cernés, ses traits fatigués, songe qu’il n’a pas dû beaucoup dormir. − Le dîner peut être servi dès que vous le souhaitez au salon ou dans votre chambre. D’un geste, Jérôme désigne le plafond puis s’engage nonchalamment dans l’escalier qui mène à l’étage. Arsène se recroqueville très imperceptiblement. Ce très léger tassement de buste est le seul signe visible de sa déception. Il aurait préféré le petit salon bien sûr. − Très bien, je vous l’apporte dans cinq minutes. Il retourne dans sa cuisine, refuge rassurant dans un univers dévasté depuis deux mois. Regarde autour de lui. Soupire. Une grande pièce claire, aux murs en crépi, au sol pavé de tommettes hexagonales, avec dans un coin, une cheminée monumentale en pierre de taille et au milieu, une longue table de ferme. Chaque chose y est à sa place ; les cuivres scintillent, les deux pianos sont briqués, les paillasses de travail établies tout autour de la salle sont débarrassées. Arsène aime l’ordre, la propreté, le rangement mais pas à ce point. Là, il ressent un sentiment de vide, d’inutilité. Un monstrueux gâchis. Il soupire encore, sort un plateau, y dépose une jolie assiette agrémentée d’arabesques grises, un verre de la même teinte, des couverts et une serviette en lin assortis. Un mois plus tôt, il a congédié la gouvernante, la cuisinière et l’apprentie cuisinière. Depuis l’accident, il s’occupe lui-même des courses, des menus et de la cuisine. Enfin…Des menus…Il lève les yeux au ciel, marmonne – si on peut nommer cela des menus- puisqu’il alterne entre spaghettis à la bolognaise, bifteck haché-frite et pizza, surgelée de préférence avec la régularité d’un métronome. Nul besoin de cuisinière pour cela. La femme de ménage ne vient plus qu’une fois par semaine, le jardinier, son ami Jacques, que très occasionnellement… Tout était si différent… Avant. Chaque matin, plumeau en main, il parcourt cette immense demeure, ses douze chambres, ses trois salons, sa salle à manger capable de recevoir trente personnes, plus une autre, plus petite, la familiale, la véranda, le parc de plus d’un hectare…Quel gâchis, quel gâchis, se répète-t-il en secouant la tête tandis qu’il chauffe doucement la bolognaise en la tournant avec une cuillère en bois. Que fera Jérôme de tout cela ? Lui-même se demande s’il pourra supporter ce vide, tout cet espace sans vie ? Formé dans une des meilleures écoles de majordome de Londres, son rôle est de diriger une armée de femmes de chambre, d’aides à la cuisine, de jardiniers. Il est là pour organiser, planifier, anticiper, remplir la cave à vin, sélectionner les meilleurs produits, préparer des réceptions, courir en tous sens, commander, obéir…Depuis la mort de Monsieur Dumont, les choses ont changé. Ce n’est pas qu’il chôme, bien au contraire. Le ménage de chaque pièce est fait chaque semaine, l’argenterie une fois par mois, les parquets deux fois l’année. Non, si l’on est sérieux et appliqué, le travail ne fait pas défaut dans une demeure aussi grande. Mais il manque l’excitation et l’adrénaline des jours festifs lorsqu’une réception se préparait et que Monsieur Dumont recevait pour plusieurs jours. Là, c’était quelque chose. Arsène choisissait tout avec Madame Dumont, depuis le service de table qui serait utilisé, à la marque du café, les différents pains, les vins, les champagnes…Il régentait le personnel, réglait le ballet des plats, assurait le service dans les chambres, s’étourdissait d’activités, de décisions à prendre, d’ordres à donner…Une autre époque, il fallait bien en convenir. Il soupire. A présent, dès dix heures le matin, l’essentiel est achevé : les courses sont faites, les repas planifiés et préparés, les chambres prêtes… Prêtes à quoi ? Hélas, à rien. − Quel malheur. Quel malheur, répète-t-il en se tenant les joues à deux mains. Il devra supporter tout cela puisqu’il y a Jérôme. C’est une question d’honneur. Il n’est pas envisageable de l’abandonner sous prétexte que lui, Arsène, s’ennuie. Ce gamin est seul, malheureux, désemparé, révolté, s’isole dans son silence, mange à peine, dort peu…Il va rester bien sûr. Il le doit bien à Monsieur Dumont. Et puis, où irait-il ? Depuis son réveil à l’hôpital, Jérôme n’a pas prononcé une seule parole. Choc psychologique ont déclaré les médecins. Aucune atteinte des cordes vocales, aucune lésion de la zone de la parole dans le cerveau. Réaction psychologique liée à l’accident. Ejecté immédiatement, il a subi le choc du véhicule qui arrivait en face, ressenti la chaleur de l’incendie, assisté à l’emprisonnement de ses parents sous la tôle, avant de perdre connaissance. − Le soir même de ses dix-huit ans, alors qu’ils revenaient du restaurant. My God, my God, qu’as-tu fais encore ? blasphème Arsène qui n’en revient toujours pas qu’un tel malheur survienne un jour de fête. Il l’a vu naître cet enfant. Il venait d’entrer au service de Philippe Dumont lorsqu’il est né. Il a d’ailleurs engagé et dirigé plusieurs nourrices. Congrégation fort peu simple se souvient-il. Il éprouve une grande affection pour lui. Il ne le montre pas, sa fonction n’est pas compatible avec une démonstration excessive des émotions et une familiarité trop appuyée. Et puis, Arsène a un peu de mal avec l’expression des sentiments. Il ne sait pas. Il ne sait plus. Il s’est déjà laissé aller une fois, il a bien vu le résultat. Depuis longtemps, il a tout rangé dans les cases de son esprit en priant bien aux souvenirs, aux souffrances, aux joies passées, de rester en place. Il n’est évidemment pas question de remplacer ses parents mais d’assurer une présence responsable. Arsène voit bien que le petit va mal. Après avoir perdu sa voix, il perd l’appétit, s’isole chaque nuit un peu plus sur ses ordinateurs. Il lui confectionne des petits plats que l’adolescent touche à peine, lui achète des forêts noires, des tartes aux fraises, aux myrtilles, chez David, le meilleur pâtissier de la ville. Sans succès. Arsène secoue la tête. Non, non, non. Il doit agir, ne pas le laisser sombrer. Ce grand échalas a besoin de lui, à défaut d’une personne plus adéquate. A dix-huit ans, la majorité révolue, il est aussi désemparé qu’un enfant de dix ans. Et héritier d’une fortune conséquente qu’il devra gérer un jour. Pour le moment Maître Brochet se charge de l’administration des biens, des factures et verse chaque mois une rente suffisante pour assurer leur vie quotidienne. Il y avait du beau monde à l’enterrement. Ah oui, du très beau monde. Philippe Dumont était diplomate, en contact avec des hommes du gouvernement, à l’étranger, dans les milieux artistiques, des politiques. Arsène en a reconnu certains sans mettre un nom sur leurs visages parce que la politique, c’est comme les sentiments, il a tout mis de côté. En plus, il ne vote pas, il est anglais. C’est le seul moment où Jérôme a pleuré. Beaucoup pleuré. Puis, les vannes de son chagrin se sont fermées, il s’est muré dans un isolement inquiétant. Arsène achève la préparation du plateau composé d’une assiette de spaghettis à la bolognaise, accompagné d’une tarte aux fraises et se dirige vers la chambre de son petit protégé. Comme à son habitude, il est assis devant ses deux écrans d’ordinateur. Arsène s’est toujours demandé à quoi pouvaient servir deux appareils de cette sorte alors que lui-même ne sait que faire avec un seul. Il est certes particulièrement réfractaire aux choses de l’informatique bien que Marie, une des aides de la cuisine l’ait initié au b.a.-ba d’internet. Jérôme, lui, est une sorte de génie de l’informatique. Un mélange de geek et de hacker surdoué comme aimait à le dire son père avec une pointe de fierté et d’inquiétude. Fierté de savoir que son fils possède la capacité quasi innée de s’adresser à ces machines, de leur commander de réaliser toutes sortes de choses par l’intermédiaire du réseau un peu fou qu’est internet. Inquiet puisqu’à quatorze ans, Jérôme n’avait rien trouvé de plus spirituel que de pirater les comptes du Crédit Commercial de la rue d’Arras, provoquant en moins de deux heures, l’irruption dramatique et bruyante de la police. Ennuyeux … Devant l’innocence avérée de l’enfant et son désintérêt du butin, les poursuites avaient été interrompues, les parents fortement sermonnés. Toutefois, l’inquiétude d’un autre exploit stupide n’était jamais loin. Ce ne serait guère le moment, songe Arsène dont le cœur s’accélère à la seule pensée de pareil événement. A l’entrée du majordome dans la chambre, Jérôme se retourne en donnant une impulsion à sa chaise tournante, lève les yeux vers le plateau, le regard distant, impassible. Arsène ressent cette froideur comme une vive brûlure dans sa cage thoracique. La douleur de ce môme claquemuré derrière une façade d’indifférence lui explose à la face. Il donnerait tout pour apaiser ce chagrin qui l’engonce, qui s’incruste, se répand comme une racine pourrie et le ramener à sourire comme il le faisait autrefois grâce à une assiette de pâtes. Il devrait peut-être le prendre dans ses bras, lui assurer qu’il restera à ses côtés, qu’il comprend sa douleur…Il se racle la gorge, gêné. Il ne sait plus. A-t-il jamais su ? Alors, il dit, avec un léger accent anglais que vingt années passées en France n’ont pu totalement gommer : − Je vous souhaite une bonne soirée et vous recommande de ne pas veiller trop tard. Arsène est majordome.
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