JérômeLa porte se ferme sur l’obscurité de la chambre. Arsène s’éloigne vers l’aile opposée de la maison, descend l’escalier à pas feutrés. Jérôme écoute le silence s’abattre autour de lui. Silence de mort qui envahit tout. Le glace. Le paralyse.
Il veut encore entendre la voix de sa mère l’appelant pour le dîner, celle de son père, arpentant le hall, son portable en main, le bruit de l’aspirateur de Maria, la tondeuse de Jacques, le jardinier, la sonnerie du livreur de fleurs, la voiture de Robert, le chauffeur. Rien. Il ne se passe plus rien.
Toute la maison s’est endormie dans un sommeil sans fin comme dans le château de la belle au bois dormant qu’il détestait, petit, parce que c’était un truc de fille. Tu pénètres dans un endroit mort…et tu vas en crever.
Il en est venu à haïr cette maison, ses grands salons vides conçus pour accueillir une grande famille, ses marbres froids, ses plafonds hauts qui résonnent tant le silence est fort. Ils ne sont que deux, pauvres paumés entre ces murs glacés.
Arsène, dégoulinant de gentillesse et d’attention est déprimant à hurler. Il est le majordome Nestor dans Tintin, courtois, discret, stoïque, imperturbable. Vivre avec un être pareil, froid, dénué de sentiment, le remplit de désespoir, l’oppresse davantage. Il s’en fout de sa courtoisie, de ses mimiques guindées, de sa compassion, de sa tristesse, de sa pitié même. Tout cela est insupportable. Jérôme voudrait le secouer, le frapper même pour qu’il devienne humain…naturel...normal. Lâche-toi !
Pourtant, s’il n’y avait pas Arsène il ne mangerait plus, ne boirait plus, retiendrait sa respiration jusqu’à l’asphyxie ou se laisserait aller au sommeil et attendrait que quelqu’un le libère de ce mal qui le ronge dès qu’il quitte les yeux de son écran. Tout est douleur ; une assiette de spaghettis, un coucher de soleil, les bourgeons qui reviennent…Est-ce normal cette souffrance ?
L’ordinateur est une échappatoire. Avec lui, il survit. Il crée même, il cherche, il explore. Il oublie la douleur, la maintient à distance.
Enfant déjà, il concevait des virus puis les balançait sur la toile sans prendre conscience des dégâts qu’il causait. A présent, il crée les antivirus et participe à des attaques fictives organisées par des entreprises elles-mêmes pour contrôler l’intégrité de leur système. Depuis l’affaire du crédit commercial, il est passé du bon côté. Chacun de ses jobs d’été.
Il a créé un site internet, deux même, pour être exact, mélange de jeux de rôle, de dragons, de chevaliers, de villes médiévales à construire. Un troisième est en projet mais il va tout laisser tomber. A quoi bon …
Au lycée, il est un étudiant plutôt au-dessus de la moyenne, humble, timide, ne cherche pas à tirer profit de son aisance informatique. L’hiver dernier encore, il avait des amis, une copine…
Tout s’est effondré deux mois plus tôt et il n’arrive plus à se débarrasser de cette rage intérieure qui l’englue, de ce désespoir qui le paralyse telle l’araignée du Seigneur des Anneaux se préparant à le dévorer. La hargne l’empêche de parler alors qu’il devrait hurler sa tristesse, son chagrin. Cette hargne le garde éveillé une partie de la nuit, ruminant contre cette injustice qui lui a arraché ses parents en le maintenant en vie. Lui seulement. Lui tout seul. Pourquoi ?
Sa mère croyait en Dieu. Son père non. Lui-même se demande. Est-ce que Dieu ne l’aurait pas oublié un jour sur une route de campagne ? Dans ce cas peut-être viendra-t-il le chercher pour rejoindre ses parents ? Cette perspective le soulage. L’apaise pour quelques heures de repos. Il suffit d’attendre. D’être patient.