Les amisArsène dîne de son côté, dans la cuisine, de la même portion de spaghettis à la bolognaise, sans la tarte aux fraises. Bien qu’il soit corpulent, un récent embonpoint l’incite à supprimer certains plaisirs sucrés.
La pièce est silencieuse ; les couverts s’entrechoquent, résonnent. Il regarde, sans la voir, l’affiche des années cinquante représentant une publicité pour les encres J. Gardot. La contemplation des cuivres est aussi une profonde source d’incitation à la rêverie. Certains soirs, il allume la radio, d’autres, il rentre chez lui, dans la petite maison au fond du parc. Celle que Philippe Dumont a eu la générosité de lui céder. Un cadeau inouï. En plus des autres…
Ce soir, il dîne rapidement car il sort.
Après avoir soigneusement lavé puis essuyé son assiette, son verre et ses couverts, vérifié que le gaz était bien coupé, les fenêtres closes, il enfile son imperméable noir, se coiffe d’un vieux feutre noir pour protéger son crâne lisse et quitte la maison.
La douceur du temps le surprend, en ce mois de mars, porte du printemps. Le renouveau. Si seulement…
La maison Dumont, le domaine dit-on le plus souvent, est située en contrebas de la ville, à presque un kilomètre du centre.
Arsène marche tranquillement, mains dans les poches de son imperméable. Son service est terminé, il s’autorise une posture plus relâchée. Nez en l’air, il hume le parfum des lilas qui tendent leurs premiers bourgeons, caresse les haies de sapin, respire les effluves boisés de la Marne qui montent jusqu’ici, s’imprègne de la rue, de ses bruits, de ses odeurs. Il coupe à travers un étroit passage entre les pavillons bordés de buis et de glycine, afin d’éviter la grande avenue bruyante.
Quelques minutes plus tard, il franchit la porte de la brasserie « Le corse », sur la place de la mairie. Le rideau est en partie baissé et il doit se courber pour y entrer.
− Salute l’anglais, lance Toussaint, un grand gaillard aux yeux sombres et au visage taillé à la serpe, derrière son bar. Comment va ?
− Bonsoir Toussaint, répond Arsène en tendant sa main. Les autres sont là ?
− Vas-y, vas-y, installe-toi, Jacques est arrivé. Je te prépare un petit café ?
− Avec plaisir.
Arsène traverse la grande salle non sans un coup d’œil au lustre imposant, -démesuré pour un bar comme celui-ci, tout en fleur et en perles de verre que Toussaint a récupéré alors qu’il était destiné à la salle d‘une grande brasserie parisienne.
Le majordome rejoint un petit homme frêle, au visage émacié, aux cheveux très drus, châtain clair. Ce soir, ses yeux sont encore plus profondément enfoncés, l’homme paraît nerveux, aux aguets.
− Alors ? demande Arsène après lui avoir serré la main.
Jacques fait une moue fataliste.
− Demain, c’est notre dernier jour. Si la réponse est négative, on se retrouve à la rue.
Du comptoir, Toussaint intervient.
− M’enfin, on ne met pas les gens dehors comme ça, surtout avec ta femme qui est en fauteuil roulant !
− Demain, on est le quinze mars, insiste Jacques en agitant la tête de haut en bas. C’est la fin de la trêve hivernale. Si ce n’est pas demain, ce sera le jour d’après.
Il hausse les épaules, se ravise.
− Mais bon…Tu as raison, la mairie va nous aider. On ne va pas nous laisser tomber comme ça. Allez, on parle d’autre chose. Qui vient ce soir ? Toussaint, tu sais ?
− Alex a téléphoné, il arrive.
− David ? Gaëlle ?
− Je ne pense pas, ils sont à fond dans les œufs de Pâques. C’est qu’elle marche fort leur boulangerie. Leur forêt noire, c’est une tuerie !
Arsène hoche la tête. Il le sait bien.
− Ils ne comptent pas leurs heures ajoute Jacques, ça ne vient pas tout seul le succès. Nous sommes donc quatre ce soir. Ça fait longtemps qu’on ne s’est pas fait un petit tarot à quatre. C’est intéressant à quatre, plus difficile.
Un grand barbu aux cheveux noirs, hirsutes pénètre à grands pas dans la brasserie, se cognant la tête au rideau de fer au passage.
− p****n de rideau, grommelle-t-il.
Tout en se frottant le haut du crâne, il claque la main de Toussaint, hilare, derrière son comptoir, puis Arsène et Jacques.
− Salut les gars.
− Bonsoir Alex, répond Jacques. Alors, tu ne bosses pas ce weekend end ?
L’autre hoche la tête, ôte son blouson de cuir râpé, le dépose sur la banquette voisine.
− Si, je fais le dernier demain. Après j’arrête.
− Tu as déjà travaillé toute la semaine ? s’étonne Arsène.
− Ouais mais ils ont besoin de monde le weekend end et personne ne veut venir évidemment.
− Les Français sont étranges, commente le majordome, vous avez voté pour les trente-cinq heures pour travailler moins et embaucher. Finalement vous êtes obligés de faire des heures supplémentaires. Et votre chômage n’a toujours pas diminué. Ce n’est pas logique.
− Une couillonnade les trente-cinq heures, ajoute Toussaint qui revient avec quatre cafés fumants. Regarde-moi. Je fais trente-cinq heures en deux jours !
− Pour un Corse, c’est fameux ! lance Jacques, un sourire dans les yeux.
− Sauf que moi, j’en ai ma claque, s’exclame Alex. Je ne vois plus ma femme, ni mes gosses. S’ils pouvaient m’obliger bosser vingt-quatre sur vingt-quatre, ils ne se gêneraient pas.
− Eh bien, dit stop ! rétorque Jacques. C’est de l’exploitation !
− C’est ce que je vais faire, confirme Alex, le regard dur. Dès lundi.
− Ou bien, ils embauchent, poursuit Jacques. Arsène approuve d’un hochement de tête.
Alex grimace en soufflant ;
− C’est tout le problème. C’est le quatrième qui passe. Je ne sais pas où ils les recrutent mais les jeunes, ils ne veulent pas se casser la tête. C’est trente-cinq heures, pas une de plus. Y en avait bien un de prometteur sauf que, à la fin de son CDD, le DRH lui a proposé un CDI en refusant de lui donner les cinquante euros d’augmentation que le jeune demandait.
− Et ? attend Jacques.
− Et alors il s’est cassé !
− Cinquante euros, c’est peu, commente Arsène placidement.
− Cinquante euros ! Alors que ton DRH il doit palper dans les six-huit milles, c’est sûr que c’est peu ! s’exclame Toussaint.
− Le problème, reprend Jacques d’un ton docte, c’est que ton usine là, ce sont des investisseurs qui l’ont rachetée. Ces gens-là n’ont jamais assez. Ils veulent plus de dividendes, des salaires bas, moins de dépenses. Gagner plus en dépensant moins, telle est leur devise.
− Je ne suis pas un fainéant moi, s’énerve Alex. Je n’ai jamais refusé de bosser mais là…Ils ne se rendent pas compte qu’il faut de la bouteille pour maintenir ces machines. Il ne suffit pas juste d’appuyer sur un bouton.
Il balaie la mèche bouclée qui recouvre ses yeux, gratte la barbe de son cou sous laquelle on devine une veine saillante.
− C’est un coup à prendre sa carte au parti communiste, plaisante Toussaint.
Arsène, levant les yeux au ciel, pense : N’exagérons rien.
Alex secoue la tête, ouvre son paquet de sucre qu’il verse dans le café.
− Jamais de la vie. Pas de politique. Et toi Jacques ? Comment ça se passe ?
L’autre penche la tête d’un côté à l’autre, l’air de dire je ne suis pas au meilleur de ma forme, prend une gorgée de cognac.
− A part Arsène qui me confie l’entretien du jardin, je n’ai pas grand-chose à me mettre sous le râteau. Pour un jardinier, tu conviendras que c’est ennuyeux.
Il rajoute, confiant.
− J’attends une réponse de la mairie pour un logement. Ça devrait aller.
Toussaint revient avec un jeu de carte, s’installe près d’Alex.
− Et ton p’tit gars à toi, il ne parle toujours pas ? demande-t-il à Arsène.
− Il ne va pas très bien je crois. Hélas, je suis bien impuissant. Je ne peux pas remplacer son père. Ni sa mère. Et puis, cette maison est si vide, si triste. Elle rendrait dépressif le plus joyeux d’entre nous. Et aussi…
Les trois amis se penchent, à l’écoute.
− Je crois qu’il me déteste.
− Meuh non ! clame Toussaint. D’où tu sors un truc pareil ?
Arsène réfléchit un instant.
− Je ne sais pas. Je le sens c’est tout. Comme s’il me reprochait d’être là, vivant, alors que ses parents sont partis.
− C’est pas facile pour ce gamin, déclare Alex. Il faut lui laisser le temps d’accepter la situation, de faire son deuil. Tu dois être patient Arsène.
L’autre hoche la tête, vaguement rasséréné.
Jacques secoue la tête.
− Il est absurde notre monde. Regardez, Alex travaille trop alors qu’il y a des tas de chômeurs, dont moi d’ailleurs. La maison Dumont est trop grande pour deux alors que je vais bientôt me retrouver à la rue parce que je ne peux plus payer mon loyer. Quelque chose ne tourne plus rond sur cette planète. Méditons mes amis, méditons. Et jouons !