Paulette

1007 Mots
PaulettePaulette pose son crayon, écoute les cris provenant de l’étage supérieur. Les deux gamines se chamaillent encore et encore ; les sons, nets, puissants, lui donnent l’impression de se trouver entre les deux. L’appartement est mal insonorisé, elle le sait bien, ce n’est pas une nouveauté ; les parquets grincent à chaque pas, l’écoulement de l’eau est équivalent au bruit d’un torrent, le moindre cri est partagé par les voisins du dessus, du dessous, et peut-être même de l’étage supérieur encore. L’unique avantage de ce logement est d’être situé au rez-de-chaussée ; au moins ils n’entendent que ceux au-dessus de leur tête. L’autre avantage est évident, lorsqu’on se déplace dans un fauteuil roulant… Dans sa vie, il y aura avant l’AVC et puis, l’après. Après, le monde s’est effondré. De femme active, dynamique, elle est devenue femme impotente, dépendante, poids constant pour son mari. Elle a eu beaucoup de chance lui a-t- on dit à l’hôpital, elle aurait pu finir en légume, en chose inerte… Ou au cimetière. Vraiment ? La mort aurait été la vraie chance. Cent fois elle s’est dit que tout aurait été plus simple pour elle et pour Jacques. Charlène et lui auraient eu du chagrin et voilà, la vie aurait repris. Au lieu de ça, elle est paralysée, obligeant son entourage à rester près d’elle, dans l’ombre du fauteuil dont elle prisonnière, avec, pour seule liberté, le bouton électrique qui l’actionne… Passées les premières semaines de dépression, sombres, terribles, elle avait pris une décision. En femme pragmatique, elle s’était parlée, un soir, seule à seule, face au miroir. C’était un soir comme celui-là, une soirée tarot pour Jacques. Elle avait examiné son visage, noté les joues creusées, plongé le regard dans ses yeux gris délavés, plus enfoncés que jamais dans leurs orbites, suivi du regard les rides au coin de la bouche, évalué les clavicules saillantes, analysé le teint gris, les cheveux fins, aplatis. Avait conclu sur une insupportable déchéance. Comment s’entretenir, être coquette lorsqu’on est paralysée ? Voilà ma fille, s’était-elle dit. Deux options se présentent. Soit tu décides de mourir, et tu meurs, quelle qu’en soit la manière. Une manière de mourir ça se trouve quand on le veut vraiment. Inutile de se chercher des excuses dans le genre -je ne peux pas m’ouvrir les veines, ni avaler du poison toute seule. Soit tu te bats. Mais tu te bats vraiment. Contre cette paralysie faciale, de tes bras, de tes jambes, avec pour objectif suprême, remarcher. Même si les médecins n’entrevoient qu’une infime possibilité, c’est cette possibilité que tu vises. Même si tu dois souffrir. Et puis, aussi, tu arrêtes de pleurer sur ton sort, ça ennuie tout le monde. Elle avait choisi la seconde option et décidé que la première serait proscrite à jamais. Peu à peu, avec une patience et une volonté de fer, elle tentait de rééduquer son corps ; son visage d’abord avec les muscles faciaux. A présent, elle parlait presque normalement avec seulement une petite torsion de la bouche. Ensuite, elle s’était attaquée à ses mains, la droite en priorité. A force d’exercices avec le kiné, puis seule, deux ou trois fois par jour, elle avait recouvré l’usage de sa main droite. Grande victoire. Etrangement, le drame les a rapprochés, Jacques et elle, il a insufflé une nouvelle bouffée de tendresse aux sentiments d’un couple vieillissant, teintés d’indifférence et de lassitude réciproques. La peur de la perdre a été si forte qu’il la couve comme une louve avec ses petits, la soigne, la protège. Il profite des instants avec elle comme s’ils vivaient les derniers, savoure sa présence, respire son parfum. Il la connaît par cœur, devine les combats intérieurs qu’elle mène pour gagner. Il se doute qu’une option plus radicale a été envisagée, pouvant resurgir à tout moment, et n’ose même pas y penser. Lui aussi a souffert. On parle peu des conjoints dans les accidents de la vie mais ils trinquent. Après l’AVC, il lui parlait dix fois, vingt fois par jour pour être certain que le caillot ne revenait pas. Il dormait peu, la surveillait au beau milieu de la nuit, s’alimentait mal, trop angoissé pour avaler quoi que ce soit. Charlène avait dû le sermonner ; elle avait failli perdre un de ses parents, elle ne tenait pas à perdre le second. Il s’est apaisé peu à peu mais là, Paulette sent qu’il est à nouveau soucieux, angoissé ; la nuit, elle l’entend s’agiter, se tourner, marmonner, se lever, marcher dans le salon. Qui ne le serait pas ? Il est au chômage depuis plus de dix-huit mois sans parvenir à trouver un emploi stable. L’entretien des jardins n’est pas la priorité des gens en temps de crise. Si au moins elle avait pu garder son poste. Elle était comptable unique, fort appréciée, dans une petite PME à Paris. Son patron avait pleuré à l’annonce de son accident vasculaire, avec la peine d’un ami, d’un frère, un chagrin sincère. Il avait tout mis en œuvre pour qu’elle retourne travailler mais aucun fauteuil n’aurait pu s ‘engager dans l’ascenseur qui menait au troisième étage, où se trouvait la société. Qu’importe, il avait envisagé de déménager, c’est elle qui l’avait dissuadé d’entreprendre de telles folies. A ce moment, même ses mains ne fonctionnaient pas. Si, un jour, elle remarchait, il serait le premier à l’apprendre. Entre le chômage et son accident, leurs sources de revenus ont baissé. Trop. Ils ont des dettes, peut-être bientôt plus de toit. Ne lâchons pas. Pas maintenant. Croire en le retour de la chance. Après la pluie, le beau temps. Obligé. C’est une question de cycle. Elle saisit son crayon de sa main droite la plus valide, inscrit quelques mots dans la marge des feuillets. Le crissement du graphite sur le papier l’immerge dans un univers rassurant qui lui rappelle sa prime jeunesse. C’est étrange, depuis l’AVC des images de son enfance reviennent en force. Des odeurs ressurgissent, des sensations. Pourquoi ? Comment ? Elle l’ignore. Peut-être que sa vie commence à défiler au ralenti, prélude d’une fin prochaine. A cette idée, elle se sent oppressée. S’efforce de se concentrer sur les feuillets. La voilà la chance. Du moins est-ce le début de quelque chose. Une amie de son ancien patron, dont le mari est éditeur, lui a proposé de corriger des épreuves de livres avant leur édition. Oui ça elle peut le faire : lire, écrire un peu. Passionnée de littérature, elle met un pied – enfin, si l’on peut dire, dans une maison d’édition. C’est peut-être là, le signe d’une inversion des tendances. Oui, les choses vont s’arranger. La mort ne l’aura pas si facilement.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER