Il se sert une bière, aspire le liquide sans en sentir vraiment le goût, marche vers le bureau. Là, il finit par s’installer devant l’écran de son ordinateur.
Il ferait mieux de préparer l’entrevue qu’il doit avoir demain avec les responsables locaux du parti. Il y a quelques jours à peine que François Guermare lui a parlé de la possibilité pour lui de figurer sur la liste des candidats aux élections européennes qui auront lieu en juin prochain. Il n’a même pas eu le temps d’en parler à Bénédicte. Ou plus exactement, il n’y a pas songé.
Il n’a pas pensé non plus que le successeur d’Hélène avait peut-être simplement envie de le sortir du staff, de se débarrasser de lui comme d’un héritage un peu encombrant. Et voici qu’aujourd’hui, l’idée l’effleure, désagréable.
L’absence de sa compagne le perturbe finalement plus qu’il ne se l’avoue.
Incapable de fixer son attention, il finit par aller jusqu’au garage. La petite Citroën de Bénédicte est à sa place
2Le bruit sourd des réacteurs qui semblait suspendu a repris. Benoît Duriet se réveille sans avoir eu l’impression de dormir. C’est la même chose chaque fois qu’il se trouve à bord d’un long courrier. Il ne se repose vraiment que lorsqu’il peut se mettre en boule sur deux sièges, ce qui arrive rarement.
Pourtant sur cet itinéraire qui, en douze heures, fait passer les passagers serrés dans le ventre de l’avion, de la grisaille déjà fraîche d’un après-midi d’octobre parisien à la douceur matinale d’Hanoï, le personnel de la Thaï a tout fait pour que soit respectée la nuit. Pas d’images sur les écrans de cabine, pas de lumières ni d’annonces intempestives. C’est à peine si Benoît distingue l’alignement des corps bosselant les douces couvertures prune que chacun a trouvées sur son siège. Beaucoup dorment ou font comme si.
Le jeune homme se lève, glisse d’un pas léger vers la queue de l’appareil. Là existe toujours, entre les derniers sièges et l’accès aux toilettes, un peu d’espace où des femmes aux jambes lourdes viennent parfois faire quelques flexions et autres étirements.
Il ouvre le volet masquant le dernier hublot, se penche et regarde longuement. Après tant de voyages aériens, il retrouve comme à chaque fois, l’incrédulité admirative, l’éblouissement du gosse qu’il porte toujours au fond de lui. Le Boeing avance avec un léger tressautement, comme s’il roulait sur une grand-route un peu rugueuse. A ceci près qu’il n’y a pas de route, qu’il n’est posé sur rien. Benoît a toujours autant de difficultés à l’imaginer, gros insecte bourdonnant et consciencieux, voguant à quelques dix mille mètres au-dessus de la terre, sautant, ailes déployées, au-dessus des montagnes, des plateaux et des fleuves, avec tout autour de lui, ce vide, cette immensité noire que ponctue parfois une poignée de lumières, villages perdus au milieu de l’Eurasie.
Que fait-il dans cet avion où sont montés en même temps que lui quelques dizaines de ces touristes humanitaires aujourd’hui plus nombreux que les missionnaires du siècle dernier ? Il sera l’un d’eux sans l’être, observateur plus qu’acteur. Ce n’est pas la première fois qu’il se sent en décalage, un peu en marge. Il l’a toujours été.
Cela a commencé pendant ses études qui l’ont conduit sur les territoires du journalisme et de l’agronomie, de l’économie solidaire et de l’écologie. Ces bifurcations et ramifications successives disent bien son refus de se laisser enfermer dans une discipline, un parcours, un modèle unique. Eclectique, indépendant, rebelle, silencieux à l’écoute du monde, il est passé insensiblement du statut d’étudiant à celui de chercheur aux multiples spécialités, un peu comme il y avait jadis des VRP multicartes. Il a publié quelques travaux, siégé dans diverses commissions et groupes de travail. Les journalistes lui demandent régulièrement un avis, une explication et l’ont voit parfois son nom dans de respectables publications, au bas d’une tribune libre ou d’un reportage.
Etre reconnu par ses pairs plus que par le grand public l’a gardé de l’illusion d’un quelconque pouvoir et il se demande parfois, avec une fierté humble, s’il est l’un des survivants d’une espèce en voie d’extinction ou le béotien d’un nouvel humanisme. Au fond de lui demeure une certitude qu’il a réussi à accepter : il est un enfant sans père à jamais différent des autres.
L’homme qui lui a fait prendre ce long-courrier vers le sud-est asiatique appartient aussi à cette famille-là. Benoît est certain qu’il ne verra jamais plus de rédacteur en chef comme ce presque septuagénaire au cheveu encore gris qui jouit pleinement de la liberté que peut donner l’âge. Germain Traduc n’a plus rien à prouver, juste à défendre ce en quoi il croit. Il navigue au plus près dans les eaux tourmentées de l’information, entre l’intérêt et les intérêts des uns et des autres, actionnaires, patrons, salariés, journalistes, lecteurs. Pour lui, ce sont les derniers ; les vrais propriétaires du journal. Mais il se dit parfois qu’il est une sorte de dinosaure. On le laisse faire parce que sa carrière est derrière lui, qu’il a du prestige et aussi la sagesse de mesurer les limites de cette liberté, sans en abuser.
Benoît aime qu’il ne se sente pas forcément obligé d’avoir à la une les sujets dont tout le monde parle. Souvent à l’exclusion de tous les autres. Cela tranche dans un décor où la presse rouleau compresseur se jette comme un seul homme sur les mêmes pâtures et cela vaut à Germain autant de fidélités que de méfiances.
La série de textes qu’il a récemment accepté d’insérer dans ses colonnes ne diminuera pas celles-ci. Après avoir été briefé lui-même par un copain agronome, Benoît a dû lui faire une véritable conférence pour le convaincre qu’il y avait là un sujet important susceptible d’accrocher un large public.
Pour lutter contre les nuisibles ravageurs, les maladies et autres attaques qui réduisent les rendements agricoles, on a confié au siècle dernier à des corps de techniciens d’État indépendants, créés pour cela, la mission de surveiller sur le terrain, la présence et la dangerosité de ces agresseurs. Ils publient des informations, des alertes recommandant aux agriculteurs de traiter ou, plus fréquemment encore, de ne pas traiter.
– Ensuite, a expliqué le jeune chercheur, ceux-ci font ce qu’ils veulent. Comme les traitements ne coûtent pas cher, ils préfèrent, hélas, le plus souvent en arroser leurs cultures et s’assurer ainsi contre le risque de voir leurs rendements diminuer. C’est comme ça que la France se retrouve parmi les pays utilisant le plus de pesticides et autres produits en cides. Nous en déversons plus de cinq kilos à l’hectare. C’est beaucoup…
Et comme il voyait son interlocuteur s’agiter, Benoît a affûté ses arguments.
– Cet état de fait a été dénoncé lors du Grenelle de l’environnement. Tu vois, nous sommes en plein dans l’actualité.
– On ne peut pas se passer des traitements…
– C’est vrai. Mais on peut les réduire et on doit les réduire car même lorsque les résidus ne dépassent pas les normes fixées, on n’est pas certain à long terme de leur effet sur la santé.
Le vieux journaliste était, quoi qu’il en dise, intéressé par la question. Benoît avait développé son sujet.
– Des moyens existent. Le rapport diffusé en France, il y a deux ans, par deux organismes au sérieux incontestable a bien montré que si l’on veut réduire l’emploi des traitements, il faut utiliser le levier économique, c’est-à-dire taxer les produits utilisés. Cela incitera automatiquement les agriculteurs à choisir, par souci d’économie, des variétés naturellement plus résistantes aux maladies et aux attaques diverses. D’autres pays se sont attaqués au problème avec succès. En particulier la Suisse et le Danemark. La Suisse a, dès les années cinquante, réservé les aides publiques aux agriculteurs qui respectent la charte écologique et n’utilisent les traitements chimiques qu’après avoir épuisé les autres moyens de lutte. De ce fait nos voisins helvétiques dont l’agriculture est, il faut le reconnaître, plus familiale et vivrière que la nôtre ont de bien meilleures pratiques que nous. La comparaison est encore plus intéressante avec le Danemark dont l’agriculture était, elle, très polluante. Un plan d’action y a été mis en place il y a quinze ans, avec création d’un service indépendant aidant les producteurs à traiter à bon escient et au bon moment.
– En France, nous empruntons le cheminement inverse. L’État est en train de se désengager de la surveillance des cultures et du système d’alerte pour, dit-on, responsabiliser la profession et tous ceux qui vivent de l’agriculture. On dépensera moins et c’est bien dans le courant néolibéral actuel. Mais on voit mal, les marchands de traitements phytosanitaires dire aux agriculteurs qu’il n’est pas nécessaire d’intervenir contre telle ou telle bestiole. Non seulement ce n’est pas leur intérêt mais ils n’ont pas la compétence pour observer ce qui se passe. Tout ça au moment où l’on multiplie les discours sur la protection de l’environnement et de la santé manque de cohérence…
Germain avait crié grâce :
– Des traitements phytosanitaires… C’est drôlement vendeur… La direction va encore me dire qu’on ne gagnera pas un lecteur avec ça et j’aurai droit à une réflexion du préfet la prochaine fois que je le croiserai. Il déteste qu’on dise que les Suisses blablatent moins que nous et agissent plus efficacement. Les politiques n’apprécient pas davantage les exemples montrant que tout n’est pas toujours si compliqué pour protéger notre planète et rendre nos aliments plus sains, qu’il existe des mesures simples demandant simplement, hélas, un peu de courage. Enfin… Encore heureux que les producteurs d’engrais et autres poisons des champs ne fassent pas partie de nos gros annonceurs.
Il avait quand même fini par accepter de publier la série mais lorsque Benoît lui avait proposé d’autres sujets qui fâchent, il avait mis le holà :
– Laisse-moi respirer. Il n’y a pas que l’agroalimentaire sur terre. Encore que parfois je me demande… Ecoute, toi aussi tu as besoin de changer d’air et d’interlocuteurs. Tu connais le Vietnam ? Non ? Eh bien ! Va le découvrir avec une association qui emmène de braves gens se promener et leur offre en prime une belle BA dans un orphelinat. Tu seras incognito dans le groupe où ta place sera payée au prix normal. Je te fais confiance pour trouver l’accroche d’un reportage comme tu les aimes, économique, culturel, religieux, voire politique ou même alimentaire… Moi je suis preneur d’une radioscopie de ces touristes humanitaires dont l’espèce semble en pleine expansion.
Et voici Benoît somnolent dans un avion et plus que jamais persuadé qu’il n’y en a pas deux comme Germain. A tout autre que lui, il aurait dit non, ayant vraiment autre chose en tête que de suivre une poignée de touristes au grand cœur.
Une autre surprise l’attendait dans le dossier que lui avait remis le rédacteur en chef. Dans la liste des participants figure une Bénédicte Rozier. N’était le prénom assez peu courant pour qu’il le retienne, il n’aurait peut-être pas réalisé qu’il s’agit plus que probablement de la compagne de son beau-père, le mari d’Hélène.
Il la connaît à peine. Lorsque sa mère est morte, il avait quitté depuis peu la maison. Revenu l’avant-veille des obsèques, il ne s’était pas attardé. Son travail l’appelait sous d’autres cieux et surtout il lui était apparu, comme en filigrane derrière sa peine, que ce Bernard-Hubert, qui l’avait un moment fasciné, ne lui était finalement rien. Et surtout pas le père qu’il avait eu la brève tentation de chercher en lui.
Cette conviction porteuse de plus d’indifférence que d’agressivité s’était encore renforcée lorsqu’il l’avait revu, de loin en loin, le temps d’un déjeuner puis, à de plus rares occasions encore, en compagnie d’une très jeune femme dont il avait simplement pensé, justement à cause de sa jeunesse, qu’elle aurait pu être la fille de sa propre mère.
Benoît rejoint lentement sa place, essayant sans y parvenir de repérer celle qu’occupe Bénédicte. On ne distingue presque rien des voyageurs endormis. Il se dit que la jeune femme doit être seule. Il n’a vu aucun Bernard-Hubert dans la liste.
Ses yeux se ferment. A l’abri de ses paupières passent des images du Vietnam qu’il ne connaît pas. Il rêve à la baie d’Ha Long telle qu’il l’a aimée dans le film Indochine, il y a des années de cela. Il voit les chapeaux coniques des femmes qui repiquent le riz se balancer au-dessus des cultures comme sur les cartes postales qu’il reçoit parfois de ses amis. Ce sont des images pour touristes. Depuis quelques années, le Vietnam a cessé de rappeler de mauvais souvenirs à la France pour devenir l’une des destinations à la mode.
Il s’agite un peu. Comme si, même dans son rêve et quoiqu’en dise Germain, il savait qu’il ne vient pas là pour se promener, pour se laisser bercer par la tiédeur de l’air et amuser par l’inaltérable sourire vietnamien, mais pour continuer à essayer de comprendre le monde. Pour chercher et assembler les morceaux du puzzle encore et encore. Parce que, forcément, il amène au pays des rizières, des bambous et des hévéas tout ce qu’ont déposé en lui son existence, ses études éclectiques et aussi quelques-uns de ses meilleurs copains agronomes qu’habite la passion d’une planète plus propre et plus justement exploitée.
3La matinée est déjà bien entamée lorsque, bagages récupérés, le groupe s’agglutine autour d’un petit homme rond que tous vont suivre et écouter docilement pendant dix jours. Pour la plupart d’entre eux, avoir un guide auquel ils peuvent faire toute confiance, se laisser conduire et enseigner par lui, sera parmi les plaisirs du voyage. Celui-ci se nomme Nguyen.