– Comme tous les hommes dans le pays, ajoute-t-il. Mais tout le monde m’appelle Chu. C’est mon deuxième prénom.
Une seconde, en écoutant le programme de cette première journée, Benoît se sent rajeuni. La plupart de ses compagnons de voyage pourraient être ses pères ou mères et le ramènent vers l’époque de ses premières sorties de collégien que couvaient et surveillaient à la fois les adultes chargés d’accompagner la jeune classe.
Dès la descente d’avion, il a repéré celle qu’il cherche. Bénédicte lui paraît plus petite et plus mince que dans son souvenir, comme un peu rétrécie. En même temps, alors qu’il l’a si rarement rencontrée, il a l’impression de la connaître depuis toujours. Elle a ramassé en chignon ses cheveux blonds dont quelques mèches frisottent sur les tempes et la nuque, un chignon bas et un peu lâche qui lui donne l’air d’une étudiante.
Il a attendu d’être devant le carrousel des bagages pour l’interpeller doucement. A l’appel de son prénom, la jeune femme a tourné la tête, le regard en point d’interrogation puis il a vu ses lèvres prononcer les deux syllabes, Benoît ? Son hésitation est logique : Benoît a été inscrit pour le voyage in extremis et son nom ne figure pas dans la liste des participants. Mais tout de suite elle sourit et ce sourire métamorphose son visage. Elle s’étonne :
– Qu’est-ce que vous faites ici ?
Cela fait rire Benoît :
– Vous avez oublié que depuis dix ans j’ai beaucoup fréquenté les aérodromes du monde, sans doute plus que vous…
– Vous aussi avez oublié… Toute ma famille vit aux Etats-Unis…qui ne sont pas vraiment la destination de cet avion. Mais peu importe…
Et ils se mettent à bavarder comme de vieilles connaissances.
A tous les coups, les membres du groupe vont penser qu’ils sont venus en couple. Benoît imagine la tête de ses interlocuteurs l’entendant expliquer : Bénédicte a l’âge de la sœur que je n’ai pas eue et elle aurait pu être ma presque belle-mère car elle vit avec l’homme qui fut le mari de ma mère mais n’est pas mon père. Mieux vaut renoncer. Les familles recomposées ont souvent des allures de patchworks compliqués. Et la leur lui paraît l’être plus encore que d’autres.
– Bernard-Hubert va-t-il bien ? demande-t-il.
La question va de soi. Il l’a connu encore adolescent, a vécu sous le même toit que lui avant elle, pendant presque aussi longtemps. Bénédicte répond que quand elle l’a quitté, il allait bien, le tout dit sur un ton si neutre que le jeune homme ne s’interroge pas sur l’ambiguïté de la réponse. Sans doute ne la remarque-t-il même pas.
Après leur premier repas vietnamien, les voyageurs sont conduits au théâtre central près du petit lac. Les marionnettes sur l’eau font partie des curiosités locales que tout organisateur digne de ce nom met au programme de ses clients. Les joueurs de tambours, de xylophones en bambou et de dan bau groupés à gauche de la scène créent l’ambiance sonore puis apparaissent, au fil de l’eau, les grandes marionnettes multicolores qui miment dans de scintillants éclaboussements, combats, fêtes et grands sentiments.
Il fait noir et tiède dans la salle. Les paupières s’alourdissent ce qui face à un tel spectacle est proprement iconoclaste. Mais les organismes bousculés par le décalage horaire s’en moquent éperdument. Benoît qui a fini lui aussi par décrocher, émerge juste pour voir apparaître, dans l’eau jusqu’à la taille, la dizaine de manipulateurs des marionnettes venus saluer le public qui les applaudit. Il se sent un peu honteux en constatant que certains de ses voisins plus âgés ont réussi à garder les yeux ouverts.
Ceux-ci le surprennent. Finalement, ce sont eux, plus que lui, qui ont l’air de gamins en vacances. L’installation à l’hôtel a pris l’allure d’un jeu et il devine déjà que cela se produira à chacune de leurs étapes.
– Vous êtes bien logés ?
– Oui, mais sans fenêtre.
– Oh ! Moi, c’est super ! Une vraie salle de bain de star avec baignoire bouillonnante, dressing et double lavabo.
On les imagine avec cinquante ans de moins, ouvrant les paquets-surprises du père Noël. Ils s’agglutinent dès leur première sortie autour de la jeune Vietnamienne, tout sourire, qui propose aux touristes tee-shirts, bracelets, plus tout ce qu’ils peuvent avoir envie de ramener dans leurs bagages.
Benoît constate une fois de plus avec quelle facilité les liens se nouent dès que les hommes – et les femmes – s’éloignent de leur tente et de leur vie ordinaire. Michèle, la vendeuse de tee-shirts dont le scooter suit le bus des Français comme son ombre, devient, avant la fin de la journée, une familière, une copine à laquelle ses clients achètent ses éclats de rire et son apparente insouciance, en même temps que ses babioles à quatre sous.
Elle abreuve des mêmes sourires et d’autant d’amabilité ceux dont elle encaisse les billets et ceux qui ne veulent rien. Pour le moment. Elle sait bien que, un peu plus tard ou alors demain, elle leur vendra quelque chose. Les voyageurs découvrent l’infinie patience, la ténacité tranquille de ce peuple de fourmis : si l’une meurt, dix sont là pour la remplacer.
Faut-il une âme d’enfant pour faire un bon touriste humanitaire ? Benoît résiste à la tentation d’envoyer cette phrase à son rédacteur en chef préféré avec la mention projet de titre reportage. Il serait capable d’accepter.
Le jeune homme rejoint Bénédicte dont le plaisir qu’elle a pris à applaudir les marionnettes rosit le visage. La poésie du spectacle, dit-elle, l’a enchantée.
– A propos de poésie, vous écrivez toujours ?
– Oui... Enfin, peu depuis quelques mois. Je dois rendre un recueil que je n’arrive pas à terminer.
– C’est cela que vous êtes venue chercher en Asie ? L’inspiration ?
– Je ne sais pas. Peut-être. Nous fuyons souvent bien loin, simplement pour trouver ce qui est en nous.
Elle dit ces mots d’une petite voix pas très assurée. Elle aurait pu aussi se moquer d’elle-même, dire que pour être un bon poète, il faut sans doute rater ses histoires d’amour. L’inquiétant chez elle est que ce genre d’échec a plutôt tendance à l’assécher. Il est bien arrivé une fois que l’absence de réponse, d’écho chez son compagnon, fasse naître dans son cerveau une amorce de poème qu’elle avait griffonnée sur un fragment de papier.
Tu n’as plus d’oreille pour moi
Qu’est devenue ton oreille ?
Est-elle partie au bois ?
Court-elle les champs ?
J’ai perdu les notes de mon chant...
Mais elle n’avait mis dans aucun recueil cette comptine juste bonne à faire sourire. Les autres. Pas elle qui l’avait écrite le cœur en bandoulière.
De tout cela, elle ne dit rien. Elle n’a guère envie de se dénuder devant le jeune homme qui la regarde, un peu intrigué par son mutisme soudain et l’ombre de tristesse enlevant à son visage un peu de ce qu’il a de si étonnamment juvénile. Il réalise du même coup que même si elle a encore presque l’air d’une enfant elle est de son âge. A quelques années près.
Bénédicte écoute le silence retomber entre eux. Il souligne ce fait étonnant : depuis sa rencontre improbable avec Benoît, elle a recommencé à parler, une espèce de babil sans importance, presque insouciant.
Cela fait des mois que cela ne lui arrivait plus. Entendre à nouveau sa voix d’avant lui fait prendre la mesure soudaine de ce mutisme involontaire qui, insensiblement, lui a enlevé les mots de la tête jusqu’à dessécher l’encre sur la plume de son stylo.
Elle est incapable de dire exactement quand cela a commencé. Longtemps, elle a avancé ses petites phrases en face de Bernard-Hubert, sans se lasser, sans craindre de les entendre contredites, ou retournées, chargées d’un sens aigre et malveillant qu’elle n’avait pas voulu leur donner mais dont elle ne savait plus, finalement, si elle l’avait mis ou non.
A chaque fois, entre les deux interlocuteurs tout de suite sur la défensive, l’échange tournait court mais Bénédicte voyait de la colère dans la voix et plus encore dans les yeux de son compagnon. Elle rentrait en elle-même, loin, encore plus loin, toujours surprise devant la capacité masculine à oublier. Bernard-Hubert paraissait disposer d’un stock inépuisable d’éponges capables d’effacer comme par magie toutes les choses désagréables qu’il venait de dire.
Etait-ce parce qu’il était né en mars, temps des giboulées et des ciels virant en un instant du bleu au gris, qu’il avait cette faculté de passer de l’irritation chagrine à un semblant d’allégresse, comme un gosse va du rire aux larmes ? Elle trouvait cela incompréhensible et un peu injuste, car cette faculté d’oubli ne lui avait pas été donnée.
Pendant longtemps, elle n’avait eu aucun mal à pardonner à son compagnon ces petits coups de griffes, ces mouvements d’humeur. Du moins le croyait elle jusqu’à ce qu’elle réalise qu’on ne pardonne vraiment que ce qui est reconnu. A force d’être niées, les petites blessures infligées s’enveniment en silence sous la peau des sentiments.
Et voilà qu’elle est partie... Si elle parvenait à dire pourquoi, sans doute s’écrierait-on qu’il s’agissait de broutilles. Elle a pris sa décision il y a deux mois, sans prendre le temps de réfléchir, ni de peser le pour et le contre, dès que Clotilde lui a dit qu’elle organisait ce voyage au Vietnam.
Elle n’a pas vraiment décidé de le cacher à Bernard-Hubert. Simplement, elle ne lui en a rien dit. Cela fait partie de ce silence des couples qui est parfois trait d’union lorsqu’il est tissé de complicité mais qui, entre eux, était vite devenu vitre opaque, barrière infranchissable. Elle est convaincue qu’avoir tu son départ n’est de sa part ni une vengeance, ni même la fruste application de la loi du talion, Bernard-Hubert ne la tenant guère au courant lui-même de ses faits et gestes.
Non cela n’a rien à voir, cela s’est coulé dans la logique des choses, de leurs rapports distendus, sans qu’aucun l’ait vraiment voulu, pense-t-elle.
Elle a tout de même annoncé son prochain voyage à ses parents dans une lettre où elle mentionnait sans insistance et sans autre précision qu’elle se préparait à partir au Vietnam avec une amie.
Benjamine de trois filles, elle avait vingt ans quand un institut américain avait proposé un contrat de chercheur à son père. Bernard Rozier avait à peine hésité et sa femme Jocelyne pas du tout. Elle était de ces épouses amoureuses avant d’être mères, qui le sont davantage encore après l’être devenues. Les trois sœurs s’amusaient de voir leurs parents toujours épris comme des collégiens, incapables de s’imaginer deux jours séparés et oubliant le reste du monde dès qu’ils étaient dans les bras l’un de l’autre. Toutes les trois les avaient regardés s’éloigner vers leur porte d’embarquement après un dernier b****r, un dernier geste.
– Allez les filles ! On va boire un café, avait dit l’aînée. Nous ne sommes pas des oisillons perdus.
Elles avaient tout de même le cœur serré et se sentaient presque vieilles à rester là, sans bouger, pendant que leurs jeunes parents prenaient leur envol !
Quand leur père s’était décidé à faire ses valises pour l’autre côté de l’Atlantique, aucune d’entre elles ne connaissait encore les Etats-Unis. Elles s’étaient mises alors à regarder de plus près ce qui s’y passait et s’étaient précipitées au cinéma voir Le silence des agneaux, thriller couronné par plusieurs oscars quelques temps avant. C’était aussi l’époque où avaient éclaté à Los Angeles, les troubles raciaux les plus graves qu’ait connus le pays depuis que, dans les années 60, un blanc ait assassiné Martin Luther King.
Toutes ces violences fictives ou réelles ne plaisaient qu’à moitié aux trois filles mais elles espéraient que le vainqueur de la campagne présidentielle qui battait son plein allait faire évoluer les choses. Tout le monde s’accordait à dire que Bill Clinton, qui était jeune, avec une femme ne se contentant pas d’être belle, allait être élu.
Il l’avait été. Mais ses efforts et ceux d’Hillary n’avaient pas suffi pour faire des Etats-Unis le pays de la douceur de vivre.
Mathilde, l’aînée qui semblait aussi la plus raisonnable, était pourtant celle qui avait le moins bien supporté de vivre si loin de ses parents. Elle les avait rapidement rejoints, avait épousé un garçon de Pennsylvanie auquel elle avait donné deux petits gars qui adoraient le base-ball et mâchonnaient quelques mots de français avec un superbe accent yankee. Ma fille, disait Jocelyne Rozier, est plus américaine que nature.
Parce qu’elle avait toujours plaisir à embrasser ses neveux, Bénédicte allait de loin en loin passer quelques jours de vacances aux Etats-Unis. Avec ou sans Bernard-Hubert. Pourtant, par hasard ou par prédestination, ce n’est pas là-bas, mais de l’autre côté de la terre, dans ce souriant Vietnam qu’elle a choisi d’expatrier son vague à l’âme.
Après les marionnettes, le guide sort les membres de son groupe de leur léthargie, en les emmenant faire une balade en cyclo-pousse. Le ciel est plus mouillé. La saison des pluies sur sa fin garde encore quelques réserves d’averses. Le garçon qui pédale derrière Bénédicte s’arrête pour l’envelopper d’une grande cape en plastique. Pas très joli mais efficace. En particulier pour la jupe qu’elle a enfilée avec un plaisir gourmand après avoir quitté les habits tout imprégnés des odeurs du long voyage. Une jupe blanche alors qu’ici la quasi totalité des femmes portent des pantalons noirs sous leur tunique, leur blouse ou la robe fendue soulignant si bien leur taille mince.