Annibal
Le silence qui suivit ses mots pesa lourdement dans l’air. Je me tenais là, à quelques pas d'elle, les sens en alerte, mais une part de moi commençait à douter. Douter de mes certitudes, de ma mission, de tout ce que je croyais savoir sur moi-même. L'ombre qui m’enveloppait n’était pas simplement une menace physique. C’était un miroir, un miroir tendu vers ma propre image, celle que je n'avais jamais voulu regarder.
Les murs de l’appartement semblaient se resserrer encore, les contours devenant de plus en plus flous, les couleurs plus vives, comme un vertige qui s’emparait de mon esprit. Chaque mouvement que je faisais, chaque respiration que je prenais, semblait résonner dans un espace de plus en plus étroit, comme si j’étais en train de me perdre dans une dimension parallèle.
Je clignai des yeux, cherchant à me concentrer. Non. Je ne pouvais pas me laisser emporter par cette étrange atmosphère. Je devais rester lucide. Je devais finir cette mission.
"Je suis ici pour une raison. Rien ne va m’en détourner," dis-je d’une voix ferme, mais je sentais la fissure dans mon ton. Je me sentais vulnérable, plus que jamais. Chaque mot que je prononçais semblait résonner faussement dans cette pièce, comme si quelque chose de plus grand que moi se jouait ici.
Elle me regarda avec une lueur d’amusement dans les yeux. "Tu t’es toujours cru invincible, n’est-ce pas, Anibal ? Comme si tuer était la solution à tout, comme si effacer quelqu’un de la surface de la Terre pouvait effacer les failles que tu portes en toi. Mais ce n’est pas si simple. Ce n’est jamais aussi simple."
Elle s’approcha doucement, avec une tranquillité presque inquiétante. Ses pas ne faisaient aucun bruit sur le sol, comme si elle se fondait dans l’ombre elle-même. Lorsqu’elle arriva devant moi, elle leva les yeux vers moi, ses prunelles brillantes, perçantes, comme si elles traversaient mon âme.
"Tu crois pouvoir fuir tes démons, mais tu les portes en toi, chaque jour. À chaque meurtre, tu te rapproches un peu plus de toi-même. Et ce n’est pas ce que tu veux voir. Ce n’est pas ce que tu as voulu voir."
Ses mots frappèrent mon esprit comme des vagues contre des rochers. Chaque phrase, chaque regard, semblait me déshabiller lentement de toutes mes illusions. Je savais que, quelque part, elle disait la vérité. Mais je ne voulais pas l’accepter. Je ne voulais pas reconnaître que cette vérité risquait de tout bouleverser. Parce que si ce qu’elle disait était vrai, cela signifiait que j’avais passé toute ma vie à fuir une réalité que je ne pouvais plus ignorer.
"Arrêtez…" murmurai-je, presque malgré moi. "Ce n’est pas vous qui dictez ce qui se passe ici. Vous êtes juste une… une cible." Je tentai de me ressaisir, mais mon corps semblait réagir à l’intensité de mes propres mots. Je me sentais en transe, comme si tout ce que j’avais connu jusque-là ne faisait plus sens.
"Une cible," répéta-t-elle doucement, son regard ne quittant pas le mien. "Tu vois, tu continues de me voir comme une cible, mais ce n’est pas moi que tu cherches à atteindre. Ce que tu cherches, Anibal, ce n’est pas moi. C’est toi. Et tu sais très bien que tu ne pourras pas échapper à cela éternellement."
Je sentis une sueur froide couler le long de ma nuque. Mes mains tremblaient légèrement. Je voulais me détourner, prendre mon arme, trouver une issue. Mais les murs semblaient se refermer sur moi. Il n’y avait plus d’espace pour me cacher derrière mon rôle d’assassin. Elle m’avait confronté à ce que je redoutais le plus : la vérité sur ce que j’étais devenu. Une vérité que j’avais toujours fui en me cachant derrière mes meurtres, en effaçant les vies que je prenais.
Elle se tourna lentement, et d’une voix plus douce, presque compassionnelle, elle continua : "Tu as toujours agi dans l’ombre, n’est-ce pas ? Mais à chaque fois que tu as tué, tu as éteint une partie de toi. À chaque vie que tu as ôtée, tu t’es éloigné un peu plus de toi-même. Et à chaque vie que tu effaces, tu effaces un peu de ton propre humanité. Alors, dis-moi, Anibal, qu’est-ce qui te reste à sauver ?"
Les mots se frayèrent un chemin dans mon esprit comme une brèche. J’avais toujours cru que je faisais ce qu’il fallait, que j’agissais pour une cause, une raison. Mais maintenant, je me retrouvais devant un miroir, un miroir qui ne me montrait pas la figure que j’avais l’habitude de voir, mais un autre visage. Un visage marqué par la culpabilité, par les ombres du passé que j’avais volontairement occultées.
"Je ne suis pas comme ça… je n’ai pas choisi cela…" balbutiai-je, les mots peinant à sortir. Je cherchais à me convaincre moi-même, mais cela devenait de plus en plus difficile. Cette confrontation était bien plus qu’un simple face-à-face avec une cible. C’était un face-à-face avec moi-même, et je n’arrivais pas à supporter ce que je découvrais.
Elle tourna lentement la tête vers moi, et une expression douce mais triste traversa son visage. "Tu te vois encore comme une victime de tes choix, Anibal ? Chaque homme que tu as tué… c’était toi, dans un certain sens. Chaque mort n’était qu’une extension de ta propre défaite, de ta propre fuite."
Elle se rapprocha encore, et cette fois, je ne bougeai pas. J’avais l’impression que quelque chose s’effondrait autour de moi. Mes jambes tremblaient légèrement, mes poings serrés, et une douleur sourde naissait dans ma poitrine. Peut-être était-ce la peur de cette vérité que j’avais si longtemps ignorée.
"Pourquoi…" soufflai-je, la voix brisée par une émotion que je n’avais jamais laissée transparaître. "Pourquoi êtes-vous là ? Pourquoi maintenant ?"
Elle me regarda, un sourire de compréhension flottant sur ses lèvres. "Parce que tu n’as pas le choix, Anibal. C’est toi qui t’es mis dans cette position. Et maintenant, il est temps que tu comprennes que fuir n’est plus une option. Tu vas devoir accepter ce que tu es devenu."
Les murs semblaient se resserrer encore, mais ce n’était pas la pièce qui se refermait sur moi. C’était moi-même. Je me retrouvais enfermé dans mes propres démons, et je savais que ce n’était pas un piège dont je pourrais m’échapper en éliminant une simple cible. Non, cette fois, je devais affronter quelque chose de bien plus vaste. Quelque chose que j’avais toujours ignoré.
Je baissai la tête, sentant la tension m’envahir. Mes pensées étaient embrouillées, ma respiration rapide. La guerre que je menais dans mon esprit n’était pas une guerre que je pouvais gagner avec des armes ou des calculs froids. C’était une guerre intérieure. Et pour la première fois, je comprenais que je n’échapperais pas à la vérité.