III

1957 Mots
IIIMadame Cloadec s’était reculée dans l’ombre de la porte cochère et attendait patiemment que Mauricette arrive. Lorsque Jacques qui jouait avec des copains aperçut sa mère, il faillit ne pas la reconnaître. Après un instant d’hésitation, il courut l’embrasser, tout fier de la voir aussi belle. Il la suivait toujours des yeux lorsqu’elle entra dans l’immeuble. Arrivée au premier étage, elle tomba nez à nez avec sa voisine du dessous qui balayait, fait du hasard, le palier. La Bretonne poussa un sifflement de surprise. — Vrai, on dirait une princesse. — Oh ! Tout de même, faut pas exagérer. — Et puis ce sourire, ma parole, vous avez rencontré le Prince Charmant ? — C’est un peu ça… Mauricette ne put résister au plaisir de raconter l’enchaînement des dernières heures : Anselme, le gâteau, la couturière, le rendez-vous de ce soir. Tandis qu’elle parlait, sa voisine comprit qu’il fallait intervenir, sinon le piège se refermerait sur elle et alors il serait trop tard. Elle invita donc Mauricette à entrer chez elle. La jeune femme eut beau prétendre qu’elle était pressée, deux minutes ne s’étaient pas écoulées que madame Cloadec lui disait ses quatre vérités, les yeux dans les yeux : — Décidément, vous êtes bien naïve. Votre Anselme n’est rien d’autre qu’un gigolo. Il a flairé en vous la ravissante idiote qui croit aux contes de fées. Si vous allez au rendez-vous, ce soir ou demain vous serez bonne pour faire le tapin dans quelque maison close. Oh ! Pas le premier jour, bien sûr ; ces gens-là s’y entendent pour mettre le pied à l’étrier aux nouvelles. Mais, une fois que vous serez ferrée, personne n’entendra plus jamais parler de vous et Jacques terminera aux services sociaux. C’est ça que vous voulez ? — Non, bien sûr ! Mais ce n’est pas possible, enfin ! Anselme est quelqu’un de bien, d’attentionné… Outrée devant une telle candeur, la Bretonne tonna : — C’est pas Dieu possible qu’à votre âge on soit aussi cruche ! Et la veuve Cloadec lui avoua avoir reconnu de loin le dénommé Anselme qui n’était rien d’autre qu’un rabatteur qui travaillait pour un proxénète. Face au regard ahuri de Mauricette, la brave femme comprit qu’elle peinait à la croire et risquait de tomber dans les filets de ces messieurs malgré ses recommandations. Elle décida donc de lui proposer un marché. — Votre beau chevalier servant ne sait pas à quel étage vous habitez ? Non ! Alors laissez-moi faire et vous allez être fixée. Elle répartit les rôles de chacun, positionna Jacques en éclaireur à l’extérieur, lui fit répéter son texte et monta frapper chez la Pallembert au troisième. Une fois tout en place, elle fit chauffer un bouillon et s’installa avec Mauricette devant la fenêtre. Elles attendirent une bonne heure avant que la silhouette d’Anselme se manifeste. Il observa un moment la façade, fit les cent pas, regarda plusieurs fois sa montre à gousset, puis, soudain décidé, se dirigea vers Jacques qui, par un fait exprès, traînaillait devant l’entrée. Tout se déroulait exactement selon le plan préparé. Anselme monta donc au troisième, frappa à la porte de la mère Pallembert qui sortit en gueulant : — Ouais, c’est pourquoi ? D’en bas, les femmes n’entendirent pas la réponse du bellâtre ; par contre, la voix de la Pallembert tonna dans l’escalier : — Robert, y a un maquereau qui veut faire tapiner notre fille. Rappelle-lui donc qui t’es, à ce malpoli. A peine la phrase était prononcée que des coups furent échangés et qu’une cavalcade se fit entendre dans les escaliers. — C’est ça, fous le camp et t’avise pas de ramener ton blase dans le quartier, sinon je te coffre. Madame Cloadec obligea Mauricette à regarder par la fenêtre. Le bel Anselme passa au galop tout en tamponnant ses cloisons nasales qui viraient au rouge carmin. Elle ne put s’empêcher de sourire : — Ça tombait bien, je me suis souvenue que c’était « le soir » du policier ! Si tu veux mon avis, l’Anselme n’est pas prêt de remettre les pieds dans le quartier. Cette nuit-là, Mauricette toussa plus que d’habitude et le lendemain elle garda le lit. Le surlendemain, Jacques s’apprêtait à aller chercher du sirop chez l’herboriste lorsqu’on frappa discrètement à la porte. Le jeune garçon, intrigué, ouvrit le battant devant deux sœurs qui lui souriaient. — On peut entrer ? La voix éraillée de Mauricette se fit entendre : — C’est-à-dire… c’est pas rangé, je suis un peu fiévreuse et j’allais me lever… — Laissez, mon enfant. Sœur Marie-Ange est infirmière, elle va vous examiner ; quant à moi, je suis sœur Marie de Lourdes, la mère supérieure de l’institution de la rue des Cinq-Frères. Jacques devait se souvenir toute sa vie de cette journée qui allait marquer un virage important dans son existence. La voisine du dessous, qui semblait au mieux avec la mère supérieure et qui avait dû provoquer sa venue, vint les aider à réunir leurs maigres bagages, tandis que la sœur infirmière tentait de rassurer sa mère. Et, le soir même, ils logeaient dans les dépendances d’un couvent. Ils avaient hérité d’une grande pièce dont la porte et la fenêtre donnaient sur un petit jardin. Mauricette y ferait les ménages et aiderait à l’entretien du potager. Jacques suivrait les cours dispensés par les religieuses. Dans cet ensemble entouré d’un long mur d’enceinte en pierre, il n’y avait que des filles-mères avec un seul enfant et des religieuses. Les bruits du dehors arrivaient atténués et ceux qui vivaient là retrouvaient une certaine sérénité. Ce qui était avant tout le but de l’institution. Les semaines défilèrent, poussées par un doux vent d’humanité, et jamais Jacques n’avait été aussi heureux. L’automne sonnait le glas de la belle saison. Aux petits matins frileux succédèrent des journées mouillées et ce fut l’époque des feuilles mortes. Jacques et ses camarades balayaient, ratissaient, sans pour autant oublier de jouer. Des rires d’enfants résonnaient contre ces façades habituées au silence recueilli des pensionnaires habituelles. Parfois, une cornette apparaissait derrière une fenêtre et accompagnait les gosses d’un sourire timide, mais jamais ils n’eurent droit à la moindre remontrance. Il est vrai que leurs territoires de jeux étaient circonscrits sur la partie arrière des bâtiments, à l’opposé des lieux de prière. Jacques, qui n’avait jamais aimé l’école, fit de rapides progrès sous la houlette des nonnes. Sa mère s’absentait de temps à autre. Sur les conseils avisés de leurs hôtes, elle démarchait des usines et de petites entreprises. Elle avait déjà une ou deux propositions et il ne lui restait plus qu’à trouver un logement pas trop éloigné du lieu d’embauche. En réalité, l’institution où Jacques séjournait était un lieu de transit. En principe, on entrait ici pour six mois au maximum, le temps de prendre du recul et de trouver les ressources pour se relancer dans la vie active. C’est ainsi que, tous les quinze jours ou presque, des enfants avec qui Jacques s’était lié d’amitié s’en allaient vers d’autres rivages dans le sillage de leur mère. Si Mauricette avait retrouvé un emploi, sa santé restait sujette à d’étonnantes variations, malgré les soins prodigués par la sœur infirmière. Trois jours d’embellie succédaient parfois à une semaine de grande fatigue. Mais, lorsque les premiers frimas blanchirent le squelette des arbres, ses quintes de toux devinrent plus fortes, moins espacées. Pour permettre à Mauricette de mieux se reposer, Jacques fut installé dans un dortoir où une dizaine de lits étaient alignés. Chaque matin, dès qu’il était levé, il se précipitait au chevet de sa mère, lui tenait la main, cherchait par ses mots d’amour à dérider le marbre de ses joues. Hélas, peu de temps avant Noël 1905, son état empira brusquement. Un docteur fut dépêché, l’ausculta, lui palpa le ventre avant de s’entretenir avec la sœur infirmière. Jacques, qui se tenait sur le seuil, n’entendit rien de ce qu’ils se disaient, mais l’air sombre du praticien ne présageait rien de bon. Le soir de Noël, sœur Marie de Lourdes tendit un cierge à Jacques et l’invita à l’accompagner. Ils posèrent la bougie sur la petite table dominée par la statue de la Sainte Vierge et la religieuse s’agenouilla, imitée aussitôt par l’enfant. Jacques, les yeux perdus dans la flamme qui s’élevait, limpide, entendit les chuchotements de la mère supérieure et comprit qu’elle priait. A son tour, il joignit ses petites mains et implora Dieu et tous ses saints de soigner sa chère maman. Le ciel, dans sa bonté, sembla exaucer les vœux du jeune garçon. Il y eut un répit durant lequel Mauricette recommença à se lever. Encore fragile, elle esquissait quelques pas en se tenant aux murs. Vers la mi-janvier, Jacques l’aperçut qui se dirigeait, un pli à la main, en direction de la grande salle contiguë à l’entrée principale. Intrigué, il la suivit de loin et la vit s’installer devant un bureau où se tenaient déjà sœur Marie de Lourdes et un homme à l’allure austère. Il y eut un échange de feuillets, puis Mauricette écrivit quelque chose au bas d’une page. Pour Jacques, cette fois, il n’y avait pas de doute : sa mère avait retrouvé du travail. Tout à sa joie, il s’avança suffisamment pour entendre : — … surtout qu’il soit heureux. — Madame, je vous promets de faire mon possible pour lui permettre… L’homme, qui venait d’apercevoir Jacques, laissa sa phrase en suspens et rassembla les dossiers qu’il partagea en deux parties : une qu’il enfouit dans son cartable en cuir noir, l’autre qu’il tendit à la religieuse. Avant de partir, il salua Mauricette et, passant près de Jacques, il lui tapota la joue avant d’ajouter : — Je te laisse avec ta maman qui t’aime tant. Tâche d’être très gentil avec elle. Elle le mérite. Jacques regarda l’homme disparaître avant de se tourner vers sa mère : — C’est ton nouveau patron ? — Oui, en quelque sorte ! Puis, cherchant à chasser le poids du silence qui les dominait, elle prit la main de son fils et l’entraîna à sa suite. — Il paraît que tu fais des progrès à l’école. On me dit que tu serais même un bon élève. Et moi qui croyais que tu n’étais pas assez intelligent pour ça ! Jacques observa sa mère, perçut une marque d’ironie dans ses propos et tous les deux éclatèrent de rire. Cet après-midi-là, ils chahutèrent comme ils ne l’avaient plus fait depuis longtemps et la pièce fut bientôt remplie de leurs éclats de rire. Hélas, quelques jours plus tard, la santé de Mauricette vacilla de nouveau. Cette fois, elle fut transportée à l’infirmerie et installée dans une pièce à part. Le médecin vint de nouveau. Ce qu’il découvrit confirma son précédent diagnostic : il n’y avait plus aucune chance de sauver la malade. En désespoir de cause, il laissa différentes médications pour soulager, autant que faire se peut, la douleur et partit tête basse ; une fois encore, la maladie était la plus forte ! Dans l’après-midi, Jacques eut enfin le droit de se rendre auprès de sa maman. Dès qu’elle le vit, les yeux voilés de la malade furent parcourus de minuscules éclairs de vie : — Oh ! Mon tout petit… Approche-toi, mon trésor… Des sanglots hachèrent sa phrase tandis que des larmes glissaient sur ses joues. Elle tapota sur le rebord du lit. — Viens près de moi que je te voie mieux. Ils restèrent ainsi quelques secondes à ne savoir quoi dire. Jacques, impressionné, observait les veinules bleues dessinées sur la peau diaphane lorsque Mauricette reprit : — Tu sais… j’avais tellement… à te dire… Je croyais avoir le temps de t’expliquer comme à un adulte… mais les minutes s’évaporent si vite ! Plus tard, tu apprendras… A cet instant, une douleur plus violente que les autres déchira ses entrailles et l’obligea au silence. Le visage déformé par un rictus, elle se força à reprendre son souffle, serra la main de Jacques et rassembla ce qui lui restait de force pour ajouter : — Tu es la plus belle chose qui me soit arrivée… Si tu savais comme je suis fière de toi… Emu, Jacques posa sa joue contre celle de sa mère, lui chuchotant des petits mots d’amour tout en écoutant, inquiet, le souffle anémié qui filtrait des lèvres desséchées. — Embrasse-moi, mon trésor… Ferme les yeux et serre-moi très fort contre toi, j’ai si peur ! A cet instant, le corps de la malade s’arc-bouta et elle retomba, pantelante, sur sa couche, un sifflement rauque dans la bouche. Elle chercha des yeux la mère supérieure qui se tenait discrètement en retrait et trouva la force de murmurer : — Ma sœur, n’oubliez pas… Vous avez promis ! Et la tête glissa doucement sur l’oreiller. La vie s’en était allée. Sœur Marie de Lourdes ferma les yeux de la défunte et poussa doucement Jacques hors de la salle. Dehors, certains de ses petits camarades l’attendaient, émus. Mauricette fut enterrée discrètement, comme elle avait terminé sa vie sur terre. Une croix fut dressée dans un petit carré où deux bancs permettaient aux nonnes de réciter des prières et de méditer.
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