***
***
Ce soir de nos retrouvailles je fus dans la loge encore plus tôt que les jours précédents et sans avoir pu avaler les petits-beurre que je me forçais à prendre avant d’y entrer. La terreur d’avoir seulement imaginé Édouard dans la salle avait achevé de me paralyser. Je n’aurais pu rester longtemps dans ma chambre, mon cœur se serait rompu dans la solitude. Ici, au moins, chez Mme Arthur, le spectacle qui commençait à se préparer se faisait dans le calme : il y avait des habitudes. Le caviste, les serveurs, Mercédes qui tenait les toilettes et vendait des roses, tout un petit monde venait dans la grande loge boire le café préparé par Nanon, l’habilleuse. Maslowa arrivait, qui prenait son café avec et comme tout le monde, lui, la vedette, et tout cela avait quelque chose de rassurant. La conversation était on ne peut plus anodine. Et au fur et à mesure que la loge se remplissait, il y avait une vie, un bruit, une agitation, mais pas de trac. Une petite anxiété, toutefois, qui n’épargnait personne, jeunes ou vieux, belles ou laides, formidables ou médiocres. Le vrai, le grand trac, je me croyais seule à le connaître : c’était une terreur et une souffrance à renoncer à tout.
Le jour de mes débuts, madame Germaine s’était, signe encourageant, personnellement occupée de moi. Elle avait mis son tabouret près du mien, s'était saisie des tubes et des pinceaux, m'avait mis du rouge partout, redessiné la bouche, et collé des faux cils. Ensuite, elle avait fait pour moi l'habilleuse. Lorsque Montrésor et Maslowa m’avaient annoncée au public, disant que je n’avais jamais travaillé, que de leur accueil dépendait ma carrière, qu’ils devaient m’applaudir tout de suite, l’orchestre avait attaqué l’introduction, la scène était restée vide. Revenant sur ses pas, Maslowa m’avait dit :
— Vas-y ! C’est maintenant ou jamais !
J’avais répondu que je renonçais. Madame Germaine était arrivée du coin du couloir où elle s’était mise pour me voir en scène et avait dit à l’orchestre de recommencer l’introduction. Elle m’avait menée par la main, sous les applaudissements, jusque devant le micro. Tirée par la mesure, ma voix était sortie sans que j’y sois pour rien. Madame Germaine m'avait laissée là, avait traversé la scène repliée sur elle-même, comme gênée par la lumière et les regards, s'était placée dans le coin du couloir où elle voyait sans être vue.
Dès le lendemain, elle avait convoqué le pianiste et Marine. Pendant deux heures, on m’avait fait apprendre le prologue « les Agentes » bref numéro d’ouverture du spectacle, en uniformes fantaisistes, à très hauts talons. Nous étions cinq ou six à faire les mêmes gestes, les mêmes pas, à chanter sans micro le même air qui tenait de la ronde enfantine, rien de très artistique, mais bon exercice d’assouplissement. C’était pour mon bien… Je m’appliquais… Mais je n’étais pas humble au point de faire de la figuration sans me sentir humiliée, et si j’avais avoué à Édouard que ma nuit de travail consistait à chanter une seule chanson avant minuit, une autre seulement après quatre heures, je n’avais rien dit de ma participation aux « Agentes ».
Marine aussi détestait faire ce prologue. Elle avait était vexée de me voir débuter sans passer par là, puis satisfaite que madame Germaine lui ait demandé de m’y intégrer. Elle était de mon âge et avait débuté quelques jours avant moi. Comme moi, elle avait quitté le milieu familial depuis longtemps. En attendant l’âge de faire du spectacle, elle s’était fait engager par monsieur Marcel dans l’atelier de couture, juste au-dessus du cabaret. Elle connaissait déjà tous les artistes de Mme Arthur, du Carrousel, qui appartenaient aux mêmes patrons, et, parisienne, elle prenait métro et autobus sans plus de difficulté que j’avais pris le tram à Alger. Nanon nous avait placées à côté l’une de l’autre et, je ne sais pour quel motif, non dans la grande loge, vraie volière, mais dans une petite pièce séparée et communicante qu’on appelait non sans raison « la loge des vieilles » : il y avait là des travestis qui avouaient la quarantaine, Régine, Arlès Déry, Vivonne et Coccigrue, autant de bonshommes goguenards et bons vivants qui arrivaient tôt dans la loge avec des airs de braves pères de famille, se maquillaient, présentaient des numéros ni drôles ni sérieux, et passaient le reste du temps à cancaner, à se lancer des plaisanteries rosses ou obscènes. Ou bien parfois ils évoquaient des souvenirs d’enfance qui me paraissaient dater de Mathusalem et qui pourtant étaient moins vieux en 1960 que les miens ne le sont aujourd’hui.
— Quelle horreur, ces vieilles folles, me disait parfois Marine, j’ai honte de passer dans le même spectacle que ça. Je me demande pourquoi madame Germaine garde des mochetés pareilles… Tu sais, c’est très mauvais pour nous. Parce que le public met tout le monde dans le même panier… Ils s’imaginent que quand on vieillira, on sera comme ces vieilles tapettes. Voilà ce qu’ils doivent dire à leurs fils pour les éloigner de nous. Dommage que tu ne connaisses pas Coccinelle, c’est elle qui m’a expliqué tout ça…
Toutes les fois qu’elle en avait l’occasion, elle glissait le mot « Coccinelle » dans nos tête-à-tête et ne manquait jamais son but : m’impressionner. Coccinelle était la vedette montante du Carrousel, en tournée cette année-là, mais elle reviendrait bientôt chasser toutes les vieilles tarderies qui y régnaient encore ! Marine me captivait par le lien direct, amical, qui existait entre elle et Coccinelle. Elle avait été remarquée par Coccinelle, protégée par elle, et même hébergée et nourrie chez elle, jusqu’à dormir dans le même lit. Elle m’expliquait :
— C’est normal ! Elle et moi nous sommes les deux plus belles. Alors, plutôt que m’avoir comme rivale, elle préfère m’avoir comme alliée… Quand je t’ai vue arriver, j’ai fait la grimace. Je me suis dit en voilà une qui risque de me prendre ma place !
Comment résister à un tel compliment ? Surtout quand on en est avide ! Elle ne m’en parut que plus jolie. Elle avait un minois charmant, souriant, mais que je ne lui enviais pas. Le corps était bien dessiné. Je la regardais dans la loge, je me demandais si j’étais aussi bien faite qu’elle. C’est mauvais signe. Je courais la voir en scène, cachée dans le coin du couloir. Elle ne chantait que quelques mesures avec des mines d’ingénue libertine, qui ne me disaient rien, mais, lâchant le micro, elle virevoltait pour que ses jupes amples s’agitent, se soulèvent, exhibent le fuseau de ses cuisses, jusqu’aux hanches. Un chatouillement d’amour-propre, une petite souffrance, une griffure intérieure m’apprenaient ses talents.
Notre familiarité immédiate m’avait permis de lui demander rapidement ce qu’il était advenu de Frangipane que j’avais vu dans une tournée à Alger — Frangipane souffrait maintenant d’une mystérieuse maladie — et j’avais dit à Marine, lui racontant une fameuse scène, les trois étapes de l’algarade entre Frangipane et Grande Berthe à propos de Cléo. Cléo ! J'aurais voulu la connaître parce qu'elle avait aiguillé ma vie… Maintes fois, j'avais raconté à Marine la fameuse scène entre Frangipane et Grande Berthe, les mots ailés qui s'étaient dits sur Cléo : « Elle s'est bien faite, elle est ravissante ! » Et tout le parti que j'en avais tiré.
Marine m’avait répondu, que je m’occupe de moi-même, que je poursuive mon but…
Mon but ? N’était-ce pas déjà l’avoir atteint que de me trouver à Paris, aussitôt engagée comme artiste de cabaret, sans avoir aucune expérience ?
La réponse n’était pas si aisée. Le rêve avait été assez flou pour que je me sois crue comblée, un an plus tôt, et par mes papillonnages au Chasse-Mouches et par l’amour de Serge. Mais avec le recul, je jugeais ce bonheur passé bien plus rêvé que vécu. La catastrophe où il avait abouti m’avait propulsée à Paris alors que je ne le désirais plus. Avais-je donc bien atteint un but, ou tout s’était-il fait sans moi ? Les jours où j’avais l’impression d’avoir su saisir les événements, su les forcer à me servir, j’étais fière d’en avoir tiré tout le profit. Mais d’autres fois j’étais persuadée que ces mêmes événements m’avaient ballottée à leur gré et que j’étais restée tout aussi passive le 16 mai 1958 que lors des dernières barricades.
Et maintenant mon but était ma montée au Carrousel. Marine me le martelait. J’en étais convaincue. Si je lui demandais de me faire connaître Cléo, que j’étais étonnée de ne pas voir, elle me répondait :
— Laisse tomber Cléo. C’est rien pour nous. Elle est aux Folies Platanes, là ! Puisque tu veux le savoir ! Toi tu as rien à voir avec elle. Tu es dans le clan de Coccinelle !
J’étais dans le clan de Coccinelle ? Assommée par le bonheur, je n’étais pas même déçue de me trouver à l’opposé de Cléo, que je n’avais jamais vue, qu’en imagination, et qui avait été mon modèle.
***
Comme prévu, Édouard m’attendait à la sortie. Il m’installa vite dans sa voiture, car il faisait très froid. Dès qu’il fut assis, il mit le moteur en marche, mais ne démarra pas, pour « laisser chauffer », comme on disait alors. Je ne pris pas garde à ce détail qui m’indiquait que son moteur était froid et que la voiture avait donc longtemps stationné sur place. Mon attention fut absorbée ailleurs.
— Puisque vous n’avez pas décidé entre la Cloche d’Or et les Halles, je crois que nous irons à l’Arche de Noé.
Il me regardait comme s’il attendait mon approbation.
— Surtout pas rue Fromentin à l’Arche de Noé, m’avait dit Marine, c’est bourré de tapettes et de travelos tapineurs. Si tu fréquentes ça, c’est que t’es comme eux, merci beaucoup. Et si ton type t’emmène là-bas, c’est que c’est un micheton à passions.
— Tu ne connais pas ? C’est un petit restaurant d’artistes un peu mélangé. Mon ami Sone Teal, que j’avais invité à se joindre à nous, a refusé d’attendre. Il prend son repas à l’Arche de Noé, comme en famille : il a sa chambre d’hôtel juste au-dessus…
Édouard venait de me tutoyer pour la première fois à Paris, comme il avait fait à Alger. J’étais loin d’en être flattée, mais je me sentais soulagée et même protégée. Et puis le nom de Sone Teal m’inspirait. C’était un artiste en plein succès au Carrousel. Je dis enfin à Édouard que j’étais très contente de découvrir l’Arche de Noé. Il ne démarra pas aussitôt pour autant, et laissant la buée envahir les vitres, il menait la conversation à son gré, comme d'habitude, et parlait pour ainsi dire seul, car je n'avais jamais rien à dire, et je n'écoutais que par intermittence… Insensiblement, il en vint à cette explication : Audiberti était un écrivain de haute tenue qui avait écrit un roman, La Poupée. Joli titre, non ? Ce roman ne demandait qu’à devenir un film, et même une pièce de théâtre…
En quittant l’Algérie, Édouard avait abandonné la fonction publique. Maintenant, « il s’occupait de cinéma ». À nouveau, il me paraissait, tout comme deux ans auparavant, au courant de tout. En peu de temps, il m’eut expliqué le thème de La Poupée en tout ce qu’il pouvait avoir de séduisant à mes yeux.
Il venait de m'animer.
Je revenais à cette poupée, je voulais en savoir davantage.
J’adorais qu’il soit question d’un vieux professeur rabougri qui, après avoir fait une découverte scientifique adéquate, parvenait à vivre dans le corps et sous les traits d’une femme somptueuse. Et alors, alors seulement, il devient capable de remuer ciel et terre, d’accomplir un grand dessein. Cette poupée-là, je croyais déjà l’incarner, mais plus la vivre que la jouer, l’être véritablement plutôt que l’interpréter sur une scène ou dans un film.
— C’est comme si ton brave Général, pour garder l’Algérie française, avait besoin de se transformer en Brigitte Bardot ! dit Édouard pour finir par une boutade et m’arracher peut-être à l’envoûtement trop visible que produisaient ses paroles.
Cette mauvaise plaisanterie me ramena sur terre, ou plutôt sur le siège de la voiture ronronnante. Nous étions toujours à l’arrêt, garés rue des Martyrs, isolés tous les deux dans cette voiture à peine éclairée tant la lumière du réverbère peinait à percer la buée. Je me sentais en confiance. Édouard cessa de sourire, prit un air pénétré, poursuivit :
— C’est quelque chose de prodigieux… Mon ami Sone Teal est déjà pressenti… Tu l’as vu en homme ?… Tu l’as vu en femme ?… C’est curieux ! Tu as déjà commencé ta vie d’artiste sans même avoir vu un spectacle à Paris, pas même celui du Carrousel. Eh bien ! Tu vas connaître Sone Teal en homme. Il ne paye pas de mine. En scène, au contraire, c’est une beauté étrange, une grande présence, et beaucoup de talent. Il fait l’admiration de Léonor Fini. Elle tient beaucoup à le voir dans La Poupée… Il ferait bien l’affaire dans le rôle, mais il parle français avec un fort accent… alors… si la chose ne se faisait pas… Toi… peut-être, pourquoi pas ? Si non pour le film, du moins pour la pièce… Car enfin, si tu veux faire du spectacle… il faut bien y réfléchir…
Édouard avait toujours parlé lentement, sans hausser le ton, et avec un air de sourire de ce qu’il disait. Cet aspect de son personnage s’était accentué en deux ans. Il avait aussi l’habitude de rire quand on le contredisait ou qu’on lançait une pique pour se dégager des phrases qui engluaient. Il plaçait alors curieusement une main devant la bouche comme s’il avait dû vous parler à l’oreille, puis la retirait en cessant peu à peu de rire, et reprenait son sujet… Maintenant, il venait de rire d’aise — peut-être à l’air que j’avais eu à l’idée de faire du théâtre — et il replaça lentement sa main sur le volant, essuya un peu le pare-brise devant lui, et démarra sans se presser.