La perspective de faire du théâtre et du cinéma rabaissait Mme Arthur au ras du plancher et ramenait Marine et le Carrousel au rôle de courte échelle. Je me croyais à un de ces grands moments où le corps s'affirme et s'envole. Et pourtant, rien hors de moi d'une bourrasque qui vous propulse. Tout restait paisible. Édouard restait doux et scrupuleux en conduisant. C’est avec lui que j’étais le plus montée en voiture, de toute ma vie. Avec Armand, bien plus encore avec Serge, j’avais surtout fait de la moto. J’avais été secouée. Édouard, c’était autre chose. Malgré mon perpétuel éblouissement, mêlé d’angoisse, de me voir comme par miracle à Paris, et artiste de cabaret, je m'émerveillais de franchir encore un degré décisif dans la spirale ascendante de mes succès… Et rien ne me paraissait plus naturel que le lien familial qui se rétablissait entre Édouard et moi. Chemin faisant, il me dit :
— En scène tu es tout à fait réussie… Mais tu es très statique… Tu es figée !
Je ne m’y attendais pas. Ainsi, il m’avait manqué de parole ! Il m’avait vue en scène ! Devant mon étonnement, il eut un rire à la fois gêné et taquin… Il était trop tard pour que je proteste. Trop tard aussi pour bouder, car je sus, tant j’étais soulagée, qu’Édouard avait eu raison de me voir sans me prévenir. Plus il aurait attendu mon consentement, plus j’aurais craint son jugement, moins j’aurais accepté. Maintenant, c’était fait, il m’avait vue. Il avait malgré tout envisagé le théâtre…
Maintenant l’existence d’Édouard, son retour dans ma vie, sa présence auprès de moi, tout me donnait de l’assurance. Je m’amusais de la mauvaise grâce que j’avais mise à le revoir, persuadée à tort qu’il allait me faire du prêchi-prêcha et qu’il me contesterait tout autant que le confesseur de N.-D. des Victoires. Je l'avais mal jugé. Je lui avais imaginé des préjugés résolus contre le milieu dans lequel je m’insérais. Il avait déployé tant de patience pour m’en détourner ! J’avais détesté cette attitude à l'époque de mon adolescence…
Maintenant, j’avais dix-huit ans. Je voyais autrement le passé. Édouard avait bien agi en s’opposant à moi, en voulant me forcer à entrer, pour mon bien, dans les structures conventionnelles. Il ne pouvait pas tout deviner. Quant à moi, plus haut s’était dressé l’obstacle, plus je m’étais affermie. Et si l’appel vers ma propre vie n’avait pas été impératif, je n’aurais pas mérité de la vivre, je serais entrée en soupirant dans le conformisme, faute d’avoir le courage de me suicider, et j’aurais sottement sombré dans le ratage en rejetant la faute sur Édouard, sur tout le monde, au lieu de ne l’imputer qu’à mes propres déficiences. Il ressortait de tout cela que j’avais le caractère bien trempé, et qu’Édouard m’accordait beaucoup de prix. Dans mon enthousiasme, une phrase que lui, Édouard, m'avait fait connaître et que j'avais oubliée me revint à l'instant à l'esprit, presque aux lèvres : À nous deux, Paris !
***
En entrant à l’Arche de Noé on était saisi par le débridé et la familiarité. Il n’y avait des tables que sur le périmètre de la salle, tout le reste était vacant, mais non pas inoccupé : des gens allaient et venaient, d’autres dansaient, beaucoup chantaient en même temps que le disque qui passait dans le juke-box. Je n’avais jamais rien vu de si bon enfant. Même le Beau Rivage, qui l’était tant, n’en approchait pas. Nous nous glissâmes au milieu des danseurs jusqu’à la table de Sone Teal. Il finissait son dessert. Belciel était assis face à lui et lui tenait compagnie. Il salua cordialement Édouard et me dit :
— Vos débuts se passent bien ? Vous savez, nous nous sommes connus à Alger. C’est bien vous qui étiez chez Albe il y a deux ans, après une matinée… Moi je suis Belciel. Je fais le numéro de couture…
J’étais comme étourdie de tout. Je me souvenais du numéro de Belciel, pas de sa personne perdue parmi les artistes réunis chez Albe. Je dis que j’avais été éblouie par la couture, mais que je n’avais parlé, chez Albe, qu’à Grande Berthe et Frangipane.
— Pauvre Frangipane, enchaîna Belciel sur ma maladresse, il est dans de sales draps ! Pas un mot sur Albe.
Je me demandais quelle maladie mystérieuse pouvait bien tenir Frangipane, le petit gros, si gourmand, qui aimait tant la vie. Belciel se leva, nous demanda ce que nous voulions prendre. Je sus qu’il était le petit ami de Gros Pierre, le patron, et qu’après son spectacle au Carrousel, il venait à l’Arche de Noé, allait de table en table dire bonjour, et aidait le serveur aux heures d’affluence.
C’est surtout Sone Teal qui m’intriguait. Il ne payait pas de mine, en effet. Ses photos en scène rendaient un air dominateur, dur, masculin. Je me demandais comment ces yeux bleus et rêveurs sous l’arc bien épilé des sourcils, ce nez droit et fin, ces lèvres charnues et bien dessinées, cette peau uniformément blanche et glabre pouvaient produire cet effet rude et sec de la photo en femme, et comment le tout pouvait se concilier avec la beauté et la présence dont parlait Édouard. Le sourire était timide, le geste étroit, la voix douce, mais timbrée au point que dans tout ce bruit, ces musiques, ces rires, ces criailleries, on l'entendait sans tendre l’oreille. Autre chose me titillait : il était impensable que lui et moi nous puissions avoir les mêmes emplois. Le rôle de la poupée me parut bien moins fascinant…
On s’intéressa encore un peu à moi. Sone Teal me fit quelques compliments, assez aimables, et d'abord renchéris par Édouard, qui les modéra bientôt… et finit par les amoindrir par des réserves sur ma timidité, mon manque de métier qui nécessitait du travail… du travail… du travail… Sone Teal se mit à rire, et comme pour se moquer d’une exagération d’Édouard, il me dit :
— Courage, ma belle !
Son expression était lumineuse malgré les cheveux aplatis par le port de la perruque pendant le spectacle. Rien de passionnant tout de même. Il se mit ensuite à répondre à des questions d’Édouard. On ne parlait plus de moi, impossible donc que je suive la conversation. Ce qui m’attira, ce fut la faune, la flore, les sonorités, les excentricités de cet espace magique qui m’absorbait toute entière. Dans sa brutale douceur, Édouard me dit, comme un reproche :
— Si vous saviez un peu d’anglais, nous parlerions anglais, au moins cela vous serait utile à quelque chose.
J’allais me faire plus attentive à la conversation quand soudain toute la salle braqua ses yeux sur l’entrée : une créature belle, rayonnante, réussie en diable venait d’ouvrir, venait de faire un pas, s'arrêtant pour s’offrir aux regards. Elle était flanquée de deux personnes : un travesti sans doute occasionnel qui portait un foulard noir pour cacher des cheveux très masculins et une barbe très apparente. La jupe laissait voir des jambes arquées et des pieds en dedans, avec une maladresse si visible qu’on l’aurait crue voulue. L’autre était une espèce de brune, avec une énorme tignasse, mais si longue, si épaisse, si fournie qu’elle lui dissimulait tout autant le torse que le visage. Les yeux, une seconde attirés par les caricatures, s’en détachaient pour se fixer sur la blonde aux regards violents qui tout en se montrant voulait tout voir, tout engloutir en même temps. Elle prit le temps d’ouvrir la bouche, de passer sa langue sur des dents lumineuses, et d’un pas décidé, explosive de santé, se dirigea sur moi. J’aurais voulu détourner la tête par crainte de la provoquer, mais la bombe était déjà là… Explosive ?… Non !… Souriante, faisant l’aimable. Elle embrassa gentiment Sone Teal, et lui dit :
— Ça va chérie ?
Elle tendit la main à Édouard en faisant une révérence plaisante, me regarda, et s’adressant à Sone, dit :
— Une nouvelle tête ? C’est pas mal !
Elle me dit bonjour, et avant que j’aie eu le temps de répondre, elle avait tourné le dos, poursuivait... Les deux figurantes étaient à l’arrière-plan sans qu’une seconde ce décor humain m’ait intéressée. Cléo seule m’avait happée. Car c’était Cléo. Sone Teal expliqua à Édouard avec son adorable accent :
— C’est Cléo. Elle était chez Mme Arthur. Elle voulait venir au Carrousel. Mais elle dispute beaucoup… Monsieur Marcel a refusé. Alors elle a quitté le cabaret. Elle préfère les grandes scènes… elle a monté sa troupe. Elle est aux Folies Platanes…
Édouard ne saisit pas la plaisanterie, Sone ajouta dans un souffle : « Elle est prostitute. ». Les métaphores s’éclaircirent, on rit. Je compris le mot de Marine sans avoir eu à lui demander de l’aide.
C’était Cléo ! C’était donc Elle, Celle qui m’avait servi de guide et de modèle. Je revoyais ce jour obsédant où, Albe ayant réuni chez lui quelques amis, Grande Berthe avait dit, parlant de moi :
— Qu’elle est rigolote, avec sa mèche dans l’œil… Dis-moi, ma Frangipane, tu ne trouves pas qu’elle nous rappelle Cléo ?
Frangipane avait répondu :
— Je ne sais pas si elle lui ressemble, mais elle finira, comme elle, au Carrousel… Parfaitement, Cléo au Carrousel ! Elle s’est bien faite, elle est ravissante !
C’est sur ces mots que je m’étais embarquée. « Elle s’est bien faite, elle est ravissante » avait été un fil conducteur, un laissez-passer pour la vie. Maintenant, un lien s’établissait. J’avais envie d’aller lui dire, à la table où elle s’était installée avec ses deux suivantes, que j’étais une de ses admiratrices, que je demandais une dédicace… Comme on fait avec des vedettes… Ce n’était même pas plausible. Je n’avais jamais rien vu d’elle, pas même une photo. Et puis déjà, au fond de moi, une prévention : « prostitute » avait dit Sone. C’était l’image même du trottoir, inconnue à Alger, qui m’avait surprise et indignée en voyant Paris… Et puis aussi toutes les horreurs dont m’avait abreuvée Marine et qui me revenaient, m’inspiraient une sorte de crainte… quelque chose d’assassin dans les yeux de Cléo… son inquiétante compagnie… Et surtout un sens de ma dignité nouvelle : vedette de cinéma en puissance…
Je fus bien tard couchée, mais ce fut la première nuit que je m’endormis à Paris sans pleurer.
***
Je ne mis que quelques jours à découvrir le petit monde de l’Arche de Noé. Pendant des mois peut-être, alors que je m’acclimatais lentement à la scène, tout en rêvant de cinéma, je vins finir mes nuits dans ce restaurant.
À L’Arche de Noé, je me retrouvais avec la moitié de la loge de Mme Arthur, et surtout Maslowa qui y finissait sa nuit dans un délire de répliques spontanées, de mots si drôles qu’elle les adaptait parfois à la scène. J’y arrivais en couple factice avec Everest, un grand garçon placé comme moi dans la loge des vieilles, logeant comme moi à l’hôtel André Gill, et avec qui j’avais sympathisé. Parfois, Édouard passait me prendre et emmenait aussi Everest, car nous n’allions pas souvent ailleurs qu’à l’Arche de Noé. Dès que nous nous installions à notre table, on venait nous saluer. Non seulement le Gros Pierre et Belciel, mais des gens qui voulaient nous approcher, nous demander des autographes. J’entendais alors des compliments hyperboliques, soit qu’on m’ait vue en scène, soit qu’on se contentât de me voir de près, et le rien que j’étais, qui me paraissait beaucoup s’enflait d’une multitude d’illusions pendant que je prenais un air modeste. On se laissait entraîner sur la piste, on dansait toutes sortes de « tortillages modernes » dont je raffolais. Parfois quelqu’un, bien ou mal intentionné, alimentait le juke-box en rythmes lents qui se dansent enlacés, et quelques garçons « de bonne famille » venus s’encanailler nous invitaient à danser. J’aimais aussi cela. C’est ainsi que j’ai connu Cyrille.
Plus que la vanité et la sensualité, il y avait à l’Arche de Noé le rire et un sentiment familial, entremêlé de chicanes et de haines. On riait des moqueries des uns, de mots et de gestes prétentieux des autres, de situations inattendues ou loufoques. On riait surtout par envie et besoin de rire. Parfois, il y avait une descente de police. Toute personne qui risquait de se faire emballer détalait comme un rat. Un de ces jours, sept ou huit fugitifs étaient allés se cacher dans un débarras de l’arrière-cour. Il y avait parmi eux une chose longue, blonde, fine, informe, à peu près de mon âge, très prometteuse (qui devint Félie-Reine, la Fée) et qui, guettant par un trou de la porte le moment où la voie serait libre pour revenir, aperçut dans la pénombre un jeune homme qui les avait suivis, trop lentement, les avait perdus, et cherchait apparemment où se cacher. La future Fée, n’écoutant que son cœur, sortit du trou et hurla à voix basse en faisant de grands signes :
— Hep ! Hep ! C’est par ici, magne-toi !
Une minute plus tard, tout ce petit monde traversait le restaurant. Un policier demanda au beau jeune homme son collègue :
— Où tu les as trouvés ?
— C’est eux qui m’ont appelé ! répondit bêtement l’autre.
Le fou rire fut général. Il nous en fallait peu.
***
Les joies, les anecdotes, les dépits de l’Arche de Noé étaient repris et racontés par Everest, dans la loge des vieilles, car nous en reparlions ensemble et les vieilles qui écoutaient faisaient leurs questions et leurs commentaires. C’était la vie. Régine, qui était, avec Coccigrue, la plus vieille de toutes les vieilles et qui plus que les autres n’aspirait qu’à dormir après le travail, s’écriait :