— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle à se faire emballer ! Les jeunes d’aujourd’hui ne savent plus s’amuser… Tu te souviens, Arlès, avant-guerre, quand on était à la Vie en Rose…
— Elle avoue son âge ! criait en voix de tête la Vivonne, bien plus jeune tout de même, et qui, dès qu’il commençait à appliquer son fond de teint se prenait pour Yvonne Printemps.
— J’ai jamais connu la Vie en Rose s’écriait Arlès Déry, je suis trop jeune !
— C’est ça, répondait Régine poudrant son décolleté dans un irrespirable nuage de poudre de riz, tu caches ton âge, c’est tout. Moi, je l’avoue…
À ce moment-là Régine nous avait à l’œil malgré la brume : toute la loge des vieilles s’était figée, main en l’air, tenant qui un crayon, qui une éponge, qui une houppe, bouches fermées, nez pincés pour éviter d’avaler toute cette poussière. Alors, dans un silence tout relatif, car nous parvenaient et le vacarme de la grande loge, et la musique de l’orchestre, Régine disait d’un air froid :
— Oui, je l’avoue, mon âge ! J’ai quarante ans !
C’était le moment guetté par la Coccigrue :
— Quarante ans bloqués !
On riait, on riait !
— Mais non, la Grue, répondait Régine, compte comme tu voudras. Je suis rentré en 38 à la Vie en Rose. J’avais dix-huit ans. Compte. Je suis donc né en 20. On est en 60, ça fait 40.
J’adorais ces comptes-là. Coccigrue disait :
— J’vais t’dire un truc ! En 38 quand je suis allé à la Vie en Rose en client, j’étais boy de Mistinguett. (Cette affirmation, si souvent martelée, nous impressionnait beaucoup.) J’avais 24 ans, ce qui me fait naître en 14. Toi, on t’en donnait déjà 40, ce qui te fait remonter à 98. Ben compte… t’en as 62 !
On riait. Moi plus que tout autre.
Marine parfois s’énervait de me voir quasiment en phase avec lesdites vieilles et de m’amuser de leurs plaisanteries. Elle me faisait la morale à haute voix. Elle prenait aussitôt son ton compassé et nasillard :
— Tu es très mal élevée de rire comme ça. Quand on a dix-huit ans, il faut respecter les vieux et ne pas se moquer de leur âge.
— Oh ! Elle est délicate et sensible disait finement Régine dissimulant son dépit.
— Prends-en de la graine, ma payse, me disait Coccigrue, qui forçait son accent des faubourgs, car elle était de Boufarik.
— Mi ! Mi ! Rue d’Aboukir ! hurlait la Vivonne pour se faire la voix. Elle poussait en suraigu : « J’ai deux amants c’est beaucoup mieux… »
Des lazzis fusaient :
— Ah ! Quel pisse-vinaigre !
— b***e de connes, disait Vivonne, riant à moitié, vous vous foutez de moi parce que vous ne connaissez rien à Yvonne Printemps. Y’en a qu’une ici qui sait que je fais une bonne imitation, c’est Marine, pas vrai ?
L’autre était impayable dans ses réponses. Elle prenait un ton, une voix, une pose, tout ce qui dans son esprit façonnait la dignité.
— C’est vrai, disait-elle, modeste, je connais le classique. Je n’ai peut-être pas beaucoup de voix, mais elle est juste. Et j’ai beaucoup d’oreille.
Elle parlait alors avec application, prononçait, articulait tout, même les e muets et semblait ne pas voir les regards des vieilles qui se joignaient dans les miroirs et se répercutaient des unes aux autres dans un fou rire muet, invisible pour Marine, et qui pourtant crevait les yeux.
Je me faisais plus que toute autre taper sur les doigts, surtout quand elle me voyait participer aux rires dont elle faisait les frais. Elle ne supportait pas que je ne fasse pas corps avec elle.
***
Elle avait tort, Marine, de me reprocher de n’être pas solidaire d’elle. Je n’aurais pu faire autrement : similitude d’âge et de situation dans un milieu où tout nous poussait l’une vers l’autre. N’empêche, nous étions rivales, et elle essayait de tirer avantage de ses atouts. J’avais été maladroite. Les premiers jours de notre connaissance, elle m’avait dit — car nous étions encore à l’âge où l’on parle d’école — moitié pour évacuer le problème, moitié pour avoir de l’esprit :
— J’ai poursuivi mes études, mais je ne les ai jamais rattrapées.
J’avais ri, car cette autre vieille plaisanterie m’était inconnue. J’avais répondu que j’étais allée en première.
— Alors, tu es du niveau du bac ?
J’avais répondu par l’affirmative à cette expression menteuse et je l’en avais vue inquiète. Aussi s’appliqua-t-elle à me reprendre souvent, me disant qu’elle n’était peut-être pas instruite, mais qu’elle était intelligente. Je devais prendre garde de ne pas heurter sa susceptibilité. Mais elle se sentait assez forte ! Et puis, elle parlait parisien. Dans nos conversations, s’il y avait une discussion et qu’elle perdait pied, elle la détournait ainsi :
— Surveille ton accent !
Et elle me demandait :
— Comment on dit une hormone ou une hormaune ? Une robe rause, une raube rose, une raube rause ou une robe rose ?
J’étais terrorisée et perdue. Les é fermés et les è ouverts, je les maîtrisais à peu près. Je le devais à ma grand-mère. Avec Édouard, j’avais mieux appris. Je savais, comme tous les Pieds-Noirs, faire la différence entre un brin et un brun. Quant aux sons [an] et aux sons [on] personne ne les confondait à cette époque, et surtout pas ceux dont c’était le métier de parler. Il ne restait plus qu’à retenir les leçons de Marine. J’en étais si tyrannisée, que j’en perdais tous mes moyens. Elle me disait parfois :
— Bon, demain j’ai une répétition très tôt. J’irai donc dormir avec toi. J’ai déjà prévenu mon mari.
Alors, furieuse qu’elle s’impose sans façon, je lui rappelais que l’hôtel André Gill était sévère, que je n’avais pas le droit de recevoir qui que ce soit, qu’elle ne pourrait qu’entrer en fraude…
— Comment on dit en fraude ou en frode ?
L’angoisse. Elle rentrait dormir avec moi, m’empêchait d’aller perdre mon temps à l’Arche de Noé, et si j’avais faim, je n’avais qu’à faire comme elle, demander un sandwich à Nanon ou prendre quelque chose chez le traiteur, c’était pas plus cher et bien meilleur que l’œuf en gelée dégueulasse que j’avalais dans ce bistrot à tapettes !
Elle voulait aussi régenter ma vie. D’abord j’étais hypocrite. J’allais tout de même pas lui faire croire, à elle, que je restais comme ça sans faire l’amour. Ou alors j’avais des vices cachés. Gênée, je disais que j’étais inhibée par tout ce que Serge m’avait fait subir à Alger. Je commençais à me rétablir, mais j’étais arrivée à Paris, une loque !
— Quoi, quoi, loque ! Loque ou lauque ? Tu vas faire comme moi, tu vas prendre un ami, tu vivras avec lui. Tu te coucheras tôt, ce qui te permettra de te lever tôt, vers trois heures de l’après-midi, et pas à sept ou huit heures comme une feignasse que tu es ; et puis tu t’occuperas de son linge, tu lui feras sa cuisine… tu tiendras ton appartement. Ce sera petit, bien sûr, et en banlieue… mais tu seras sa petite femme, et lui sera ton petit mari.
Elle croyait me faire rêver de bonheur. Mais ce rêve-là, sans être mort, était léthargique en moi. Elle pensait pourtant me convaincre. Elle commentait :
— Le matin, quand tu rentres, tu as froid aux pieds, tu as froid partout, tu te glisses toute nue contre lui, et lui, tout de suite… toi tu lui dis « laisse-moi, je suis fatiguée » et lui il te dit « alors ma puce, tu veux pas que je te réchauffe… » Tu faisais pas ça avec ton Serge ?
Elle insistait, je disais que je ne voulais pas en parler… que je n’y arrivais pas… que je ne pouvais pas dire certaines choses…
— Ah ! Tu vois que tu es hypocrite ! Tu veux faire croire que tu es froide, tu as jamais rien fait, tu es une petite sainte ! Une sainte nitouche, oui !
Je répondais que ce n’était pas ça… que je n’étais pas Si chaude.
— Quoi quoi quoi chaude ou chode, comment on dit ?
Pour fuir, je disais qu’à l’Arche de Noé il y avait toute une b***e de garçons à peine plus âgés que nous, que je commençais à connaître, je dansais avec eux, certains commençaient à me plaire… surtout un qui était beau, mais beau… et qui venait toujours vers moi ! Elle s’écriait :
— Tu es folle ! Les garçons qui fréquentent ces bars-là sont des moitiés pédés. C’est des fils à papa qui sont dévergondés, ils vont voir des gugusses, ils cherchent à se placer pour une heure, mais s’ils te rencontrent le lendemain ils tournent la tête…
Elle m’assénait ses vérités avec une conviction qui ne me persuadait pas, mais qui me marquait. Je n’en poursuivais pas moins mes rêves et ma vie.
***
Le foisonnement de mon existence parisienne, toute confinée que j’étais sur le kilomètre carré qui avait la place Pigalle pour centre m’absorbait, me rudoyait tellement que j’en étais épuisée et je m’anéantissais dans le sommeil douze heures sur vingt-quatre. Si aucune obligation ne me tirait du lit, j’y restais jusqu’à dix-neuf heures. Mais je ne m’endormais pas si facilement. Après le démaquillage et tous ces nombreux soins qu’on fait quand on aime trop son corps, je me jetais à genoux au pied du lit pour prier dans l’espoir de renouer avec le Petit Jésus de mon enfance et avec sa Sainte Mère. Dans mon lit, plongée dans le chaos de la vie, incertaine qui j’étais, où j’étais, prise peut-être de cette nostalgie de mon enfance heureuse avec ma grand-mère dans le jardin frais, fleuri, ensoleillé, peut-être du chagrin d’être séparée de ma mère, du désespoir d’avoir perdu l’amour de Serge, du sentiment trop vif de la solitude, ou bien touchée de l'éclair brûlant de la guerre d’Algérie, de tous les dangers, je sentais ma poitrine s'enfler, se dilater d’une souffrance aiguë qui s’écoulait lentement dans les sanglots. Peut-être y avait-il de la volupté dans ces pleurs, car tout s’y mélangeait, rien ne me consolait.
C’était le moment où je voyais ma mère seule, démunie, reléguée dans la pièce du fond où on la tolérait alors que les intrus occupaient la maison… Je la voyais isolée dans ses quatre murs, proie facile pour tous ces résistants de dernière heure qui, pour donner des gages aux futurs vainqueurs immolent des vies pour préserver la leur… je voyais la scène. Je voyais le couteau sacrificiel s'enfoncer en un va-et-vient révoltant avec une lente, cruelle délectation dans son cou tendre et vertueux… Je voyais la porte se défoncer, le poignard fou, féroce, frapper, ivre de sang, jusqu'à épuisement… Non ! Aucune lame encore ne l'avait atteinte… Cette réalité n'était que virtuelle… Mais le risque était là… Je ne tenais plus, j'allumais la lampe de chevet, je prenais sa dernière lettre vite parcourue, glissée sous la radio, dépassant un peu sur la table de nuit… Je relisais des phrases banales, familières, négligées à première lecture, et dont le charme n'opérait que dans les moments de nécessité. J'éteignais. Mon Dieu, protégez-la !
J’étais envahie de la nostalgie des messes chantées, des chemins de croix, des crèches, des rosaires, des couronnements de Marie… Mais c'était une nostalgie sans désir de retour… C'était plutôt la fin d'un arrachement et un adieu. D'autres forces me pétrissaient… Mes sens, trop longtemps inhibés, filtraient jusqu'à ma conscience et se manifestaient en besoin d'amour… Le vide sentimental m'oppressait. Ce n'était ni Édouard, ni Bernard qui le rempliraient. Cyrille seul pouvait me donner des émotions. Il était beau, il me plaisait, j'étais flattée de ses avances… Il n'avait pas comme Serge, dans les yeux, dans les mains, dans la voix, le fluide qui ranime. J’étais flattée, c’est tout.
En même temps que l'appel à la volupté, le souvenir de Serge nourrissait en moi la vision de sa violence, de sa démence, de son sang… toutes les horreurs de la guerre et les malheurs de la patrie fixés sur l'Algérie… Les phrases du général de Gaulle me revenaient : « L’indépendance, une folie, une monstruosité… La France ne doit pas partir. Elle a le droit d’être en Algérie. Elle y restera… » La stature du Général me rassurait…
Alors surgissait la haine de tout le milieu où j'étais plongée, la France profonde, la légèreté, l’indifférence à l’Algérie, son animosité contre ceux qui en parlaient, son refus qu'on trouble son repos… et la déchéance pour moi de m'intégrer à eux… Voilà ma réalité et voilà les motifs accumulés de mon chagrin… Je m'endormais en pleurant, je sombrais… Au réveil, il n'y paraissait plus…
***
Dès le réveil, toutes les cellules de mon être vibrionnaient des promesses de la nuit nouvelle. Everest qui avait une chambre toute proche venait me chercher :
— Viens vite, j'ai fait les courses, je vais faire des spaghettis. Si tu ne manges pas, tu seras trop maigre pour faire du strip-tease !
Je lambinais un peu pour laisser venir l’appétit, et j’étais tout heureuse d’aller faire vers dix-neuf heures un repas à la bonne franquette. Il ne fallait pas aller travailler avec l’estomac vide. Everest était suisse. Lui aussi avait dû faire des efforts pour s'intégrer… J’adorais et j’admirais ce grand flandrin si pâle, si blond, si bleu, tout alangui à l’hôtel, toujours « très chic » à la ville, vrai foudre de fantaisie à la scène. Son talent et son énorme succès m’impressionnaient. Lui rêvait d’amours partagées comme les décrivait Marine. Mais comme il était aussi seul que moi, il était mon frère, moi sa sœur. Nous disions parfois deux sœurs. Il me donnait quelques conseils discrets pour la scène, voulait me faire connaître Paris, et nous sortions parfois « en couple », c’est-à-dire « en copines ». Ces jours-là il fallait se lever très tôt. À seize heures nous étions déjà dehors. Je devais apprendre ma ville. Je ne connaissais rien. J’étais moins intéressée par regarder que par me montrer.