Nous rentrions sans que j’aie rien appris de Paris. Ni à prendre le métro, ni à reconnaître les différents quartiers ou les différents bâtiments, encore moins à savoir les situer géographiquement. Et pendant que cuisaient les spaghettis, Everest ouvrait sur son lit un grand plan de Paris et disait :
— Montre-moi les Champs Élysées !
Tout ce fouillis de Paris me donnait le vertige, je faisais la moue.
— Tu fais exprès !… Ou tu es une buse !… Fais-toi à Paris ou retourne dans ton gourbi.
Il se mettait encore en colère parce que je ne pouvais pas manger avant le spectacle. Je chipotais, disait-il. Alors il me faisait honte de mes salières quand Marine était comme une petite caille, et me parlait sur un ton de brutalité que je ne prenais pas au sérieux. La nuit finie, nous partions bras dessus, bras dessous à l’Arche de Noé pour nous détendre. On prenait un œuf en gelée ou un jambon beurre, un ballon de vin rouge, parfois deux, on dansait, on riait, c’était la liberté. C’était l’insouciance. C'était ma vie.
Maintenant, nous étions si familiers, Everest et moi, qu’à peine entrés à l’Arche de Noé, nous pouvions nous séparer, rejoindre à des tables différentes des amis qui nous faisaient signe. Souvent nous rentrions à l’hôtel séparément. Car Everest, qui recherchait le grand amour se contentait souvent d’une passade dont contrairement à d’autres qui prétendaient chaque jour avoir trouvé plus grand, plus gros, plus profus que la veille, il me disait le lendemain les plaisirs et les dégoûts. C’était le meilleur moyen d’en rire, surtout lorsqu’il me racontait avec des détails vrais ou faux les ruses inventées pour endormir Rose ou Amélie, femmes de chambre et gardiennes de nuit à l’hôtel André Gill. En même temps il me disait que j’étais plus à envier qu’à plaindre de me trouver dans une abstinence à mes dires involontaire et indolore... J’avais d’abord cru que ses confidences me confortaient dans mon attitude d’abstinence. Mais avec le temps, je sentais le printemps frémir, et je goûtais les plaisirs des sollicitations.
Si je me souviens de Bernard et de Cyrille, combien d’autres, qui m’ont été familiers, se sont anéantis ! Et même ceux qui se sont conservés ne le sont que faiblement. Quant aux premières rencontres, il est rare qu’on en garde un souvenir précis. Je n’ai retenu, je crois, que celles de Serge et de Cléo. Mon premier thé avec Édouard, je parle de celui d’Alger, pas de Paris, il n’était pas à proprement parler une première rencontre puisque nous avions déjà l’habitude de nous croiser, sans qu’on sache depuis quand. Je chercherais en vain le souvenir de ma première rencontre avec Bernard ou avec Cyrille. Ils étaient clients de l’Arche de Noé. Ils étaient mes familiers, et même un petit peu plus.
Bernard s’arrangeait pour être là, à une table, où j’allais vite m’installer. Il était accommodant. Il m’avait affirmé qu'il savait prédire l'avenir, et le mien plus que tout autre. J'avais tendu une oreille avide. Qu'avais-je appris ? Que je n'étais pas faite, comme je croyais, pour me dévergonder, ni pour jouer les vedettes. J'étais beaucoup trop timide pour faire quelque chose au théâtre ou au cinéma. Je devais mener une vie sérieuse et rangée, voilà où était mon avenir. Comment ? En réfléchissant à sa proposition. Il allait prendre un appartement où j'aurais ma chambre, mes livres, mes disques et ma liberté. Dans ma haine d'un avenir aussi terne, je l'avais regardé. Il n'était pas plus grand que moi, et c'était un crime. Sa peau était aussi blanche que la mienne, et toujours à rougir pour un oui pour un non, sur une face ronde, toute ronde… Non, ce n'était pas possible !…
Mais il parlait d'acheter un appartement… il réglait toujours l'addition. Il n'était pas très encombrant…
Il m'avait parlé de Marine. Il avait pris les devants.
— Si je le connais ! m'avait-elle répondu, ne fréquente pas ces gens-là… Bernard, c’est un cochon, voilà ce que c’est… Tu sais seulement de quoi il vit ?
J’avais répondu, prise de court, qu’il voyait l’avenir, qu’il se débrouillait comme astrologue.
— Non ! Il n’est ni astraulogue ni astrolaugue ! Il pille les troncs des églises. Voilà son métier !
J’avais demandé à Bernard de s’expliquer, il avait ri, il avait rougi.
— Ah ! Cette Marine, c’est pas elle qui aurait refusé d’habiter avec moi…
Bernard était gentil ! Je me sentais bien en sa compagnie. Avec lui, j’allais gratuitement à l’Arche de Noé, et c'est lui qui me remerciait... Comme il était timide à l’excès, il ne dansait pas. Je pouvais lui fausser compagnie, danser, parler, aller m’asseoir à une autre table, il patientait. Il savait que j’allais revenir. Il se disait certain que je me calmerais de moi-même, et que je serais un jour contente de trouver un chez-moi accueillant où il ferait bon bouquiner. Je le laissais croire, sans en être flattée puisque la vie me promettait la célébrité, le succès… Vivre parmi les livres, c’était soit rétrograder dans l’enfance, soit voir trop loin, quand je serais vieille, à trente ans…
Bernard manifestait d'autres sortes de gentillesse : il me savait Pied-noir. Il avait souvent un mot gentil sur ma mère, sur nous. Il me mettait en confiance. Quelque temps auparavant, pour me plaire, il m’avait exprimé sa compassion, son indignation. Un beau jour, il m’avait demandé ce que je faisais pour aider les miens… C'était un garçon décidément bizarre ! Qu’aurais-je pu faire ?
— Servir de boîte à lettres, par exemple !
Sa réponse avait été une sorte d’explication prise pour une proposition. J’avais été intriguée, mais j’avais fait la sourde oreille. Il n’y était jamais revenu et j’avais tout oublié. Oui ! Un gentil garçon, Bernard ! L’autre nom du confort ! C’est toujours lui qui me raccompagnait chez moi à pied, me servant de prétexte pour éloigner quelqu’un d’autre avec qui j’avais peut-être trop dansé. Bernard disponible et dévoué ! Et sachant même s’effacer les quelques fois où il fallut laisser Cyrille me raccompagner chez moi.
Cyrille n’était pas là, comme Bernard, chaque nuit ou presque. Deux fois dans la semaine, c’était déjà beaucoup. Parfois, ils m’attendaient tous les deux assis à la même table, où nous allions directement les rejoindre, Everest et moi, sauf si Everest avait mieux à faire. Si j’arrivais avec Édouard, je les ignorais presque, à moins que, le restaurant étant plein, nous nous installions à leur table.
Cyrille était un garçon d’une grande beauté dont Everest disait : « On dirait une gravure de mode. » Nous nous étions vite remarqués. Je ne suis pas sûre qu’il m’ait plu physiquement et mon trouble en dansant la première fois avec lui n’avait rien de l’intensité ravageuse de ma première rencontre avec Serge ni de l’attrait viril d’Armand Salvador, perçu dès mon enfance. Ce que Cyrille m’inspirait le plus, c’était la crainte qu’il en préfère une autre. Aussi, je me rassurais à ne le voir jamais inviter personne d’autre que moi. Il n’était pas nécessaire de danser à deux, et on pouvait déjà à cette époque, à l’Arche de Noé, s’élancer seul en piste et danser sans partenaire au milieu des autres danseurs. Cyrille nous faisait parfois une exhibition. Très m’as-tu-vu, il était un peu ridicule, et je ne me gênais guère pour me moquer doucement de lui avec Bernard. N’empêche, j’admirais son savoir-faire et son art de paraître. Nous ne rations jamais de ces danses où on se tient enlacés. C’est là qu’il me contait le mieux fleurette. Dans ses mots, je ne reconnaissais ni le désir, comme j’avais connu, ni la passion. J’aurais aimé me faire bercer de « je ne peux plus vivre sans toi… » On en était loin… J’obtenais sans doute de beaux compliments, mais, avec une naïveté et une audace qui m’intimidaient, il se complimentait bien plus lui-même que moi. Il s’y prenait ainsi : « Comme on danse bien tous les deux… Je sais bien te guider, hein ?… Tu n’as qu’à te laisser aller dans mes bras… On fait vraiment un beau couple… Toi une vedette, moi un jeune premier d’Hollywood !… » Tout tournait en louanges sur le couple que nous formions, Notre Beauté, Notre Allure, le « Jus » que nous jetions, l’admiration et la jalousie que nous inspirions. Je sentais sa fatuité et j’en souffrais. Dans les moments de plus grand détachement, je m’empressais de me moquer de son emphase, et pourtant, elle m’en imposait. Marine s’en moquait :
— Tu fréquentes des endroits où tu ne peux trouver que de la racaille. Ton Cyrille, c’est forcément un gigolo. Dans quelque temps, il te présentera des michetons, vous les ferez à deux, il gardera l’argent pour lui.
C’était si outré qu’Everest et moi nous lancions des regards dans nos miroirs à main. Elle est mauvaise... Ce que nous ne voyions pas, c’est qu’elle était curieuse, intéressée… Si je l’avais vu, cela n’aurait rien changé : ma rivale m’exaspérait souvent, et c’était réciproque, mais elle était ma « copine et ma sœur » et cela comme malgré nous, et pour la vie, et nous le savions.
***
Un soir, elle arriva dans la loge bouleversée. Elle venait d’avoir avec son ami, disait-elle, et c’était peut-être vrai, une de ces scènes qui font dire « la rupture est inévitable ». Elle avait pris sa décision :
— J’irai dormir chez toi cette nuit. Comme je ne l’ai pas prévenu, il va être mort de jalousie, ça va lui donner une bonne leçon.
Avant sa liaison, elle était allée plus d’une fois à l’Arche de Noé. Ce jour-là, elle s’y laissa emmener sans même dissimuler son plaisir. Ce fut le premier de mes étonnements. À peine étions-nous arrivés au bas de la rue Duperré et montions-nous la rue Fromentin que Cléo qui la descendait nous aperçut. Elle nous attendit devant la porte de l’Arche de Noé. Elle était flanquée de ses deux « copines ». Everest me dit le lendemain que Marine, qui lui tenait le bras au moment de la rencontre avait eu un mouvement de recul en les voyant. En nous rejoignant les uns les autres, tout le monde s’embrassa.
— Ma petite sœur, dit Cléo, ça me fait plaisir ! Ben tiens ! On va manger ensemble. Je vous invite au champagne. J’ai pas chômé. J’ai pas perdu mon temps !
À l’aube encore noire de cette journée de début avril, il faisait un froid vif que les autres personnes du groupe n’avaient pas l’air de sentir. Je fus soulagée quand embrassades et compliments finis on s’engouffra dans la chaleur de l’Arche de Noé, menés par Cléo, chef de b***e.
— Belciel, donne-nous la table ronde. On est six. Et il y en a peut-être d’autres qui nous rejoindront… Je veux que le champagne coule à flots !
On alla chercher et on installa la table ronde. Une seconde, je m’étais demandé si j’irais embrasser Bernard et Cyrille qui étaient à m’attendre. Mais prise dans le tourbillon et l’esbroufe de Cléo, je ne leur fis de la main, qu’un petit geste de mépris !
Le Gros Pierre accourut :
— J’offre la première bouteille en apéritif.
Il arrivait de sa cuisine, portait la toque, était en sueur. Il prit avec nous la première coupe, nous assis, lui debout, et ses deux grosses lèvres semblaient un appareil de succion comme la bouche de certains poissons aux parois de leur aquarium. C’était une grosse bouche sympathique de gros jouisseur. Je me demandais pourtant si Belciel se laissait embrasser par lui, car il était aussi vieux et bedonnant… Une autre bouche me surprenait, et c’était tout le personnage qui avait quelque chose d’inquiétant, au point que s’il s’était trouvé là chaque matin, à l’Arche de Noé, j’y serais venue moins souvent. C’était Ferdinand, Féfé, Didi, Nan-Nan. Il était de ces hommes dont la barbe avance tellement drue sur les lèvres qu’elle les réduit à un trait. Pour dissimuler l'ombre de cette barbe, il ne mettait qu’un peu de poudre, autant dire qu’il la faisait ressortir. Il se dessinait une fausse bouche au sang de bœuf, beaucoup plus grande que sa bouche réelle, et ses fausses lèvres étaient encore plus sombres et durcies de poils. Y portant la coupe de champagne, si délicate, on craignait qu’il la brise. Les yeux étaient charbonnés. Il avait retiré son foulard de dessus la tête et l’avait autour du cou. La coupe de cheveux était masculine. Comme nous étions à table, on ne voyait pas ses jambes poilues gainées de bas fins, ni ses pieds dans des escarpins noirs aux talons très rentrés.
Il avait été pour moi une énigme dont j’avais parlé à Marine. J’avais voulu savoir pourquoi cet homme de plus de vingt-cinq ans, si manifestement viril, s’habillait si frustement en femme pour faire le gigolo de trottoir. Marine m’avait dit que c’était un vice de Cléo d’aimer les gigolos et d’exiger qu’ils fonctionnent dans un déguisement fait pour souligner leur aspect masculin. Pourquoi pas ? Cette nuit-là, Everest, sentant l’atmosphère conviviale, lui demanda s’il se « sentait mieux ainsi », car il l’avait connu tout autrement. Ferdinand répondit sans façon :
— Non ! Je m'sens pas mieux ! Mais j'm’y ferai ! C’est Cléo qui m’oblige à l'faire. Elle m’a dit que j'gagnerai beaucoup plus. Et elle a raison. Les clients, ce qu’ils veulent, c’est une queue sous une jupe !
On en rit, mais Cléo voulut rectifier.
— Écoute, on est trois : y’a moi, y'a Pierrette… et y'a Nan-Nan… Si Nan-Nan est en homme, les clients vont penser que c’est mon maquereau… Comme ça, au moins, y’a pas de doute possible, on est trois femmes… Et puis, quand je leur parle de lui, je dis madame Germaine, pour me foutre de la patronne…
Passons.
Cléo était d’une beauté agressive. Elle avait un air conquérant. Elle affichait une solidité de marbre. C'était rassurant qu'elle maîtrise sa brute !