Chapitre 2

2296 Mots
Chapitre 2 Tiré à quatre épingles, le commissaire divisionnaire Fabien, tout raide dans son fauteuil, ne perdait pas un centimètre de sa courte taille. Fortin rigolait de ces poses que le patron affectait. Lui, dont la taille culminait à près de deux mètres, s’amusait de cette attitude en disant de son patron : « Quand il est debout, il est sur la pointe des pieds, quand il est assis, il est sur la pointe des fesses. » Mais ce que la nature avait refusé en taille à Lucien Fabien, elle le lui avait rendu au centuple en matière d’autorité, de charisme comme on dit de nos jours. Lorsqu’il pointait son regard bleu sur le grand lieutenant, celui-ci se sentait rétrécir jusqu’à se sentir comme un petit écolier devant un maître redouté. Fortin, qui ne craignait pas d’affronter à mains nues une demi-douzaine de voyous, évitait comme la peste de contrarier le commissaire divisionnaire Fabien. En fait, à l’usine, nom sous lequel le lieutenant Fortin désignait volontiers le commissariat, une seule personne ne semblait pas craindre le patron, et cette personne c’était le capitaine Lester. Pour tout dire, c’était plutôt l’homme de fer du bureau directorial qui redoutait les foucades de son enquêtrice préférée. En réalité, il s’était établi entre le commissaire et la jeune capitaine un rapport particulier, une sorte d’estime, pour ne pas dire d’affection réciproque qui allait bien au-delà du rapport hiérarchique. Mary Lester était la fille que le commissaire aurait aimé avoir et le commissaire était pour Mary une sorte de père « bis » qui suppléait aux absences de son vrai père Jean-Marie Le Ster. Elle s’approcha donc en souriant et serra la petite main ferme de son supérieur qui la considéra avec satisfaction : — Comment allez-vous, capitaine ? Il montra la chaise devant son bureau. — Asseyez-vous ! Mary se posa, le regarda intrigué et répondit à la question : — Pas mal, merci. — Vous m’en voyez très heureux, dit Fabien. Votre blessure ? Elle éluda d’un geste désinvolte : — C’est du passé, patron. Il ne parut pas convaincu : — Vous êtes sûre ? Ces traumatismes crâniens laissent parfois des séquelles invisibles… Elle haussa les épaules : — Quel jargon ! Je n’ai pas subi de traumatisme crânien. Il insista : — Cependant, cette balle… — Cette balle m’a entamé le cuir chevelu sans toucher à l’os. Combien de fois faudra-t-il le dire ? Le commissaire leva les mains devant son visage comme pour parer à la protestation : — Bien, bien… Mais psychologiquement… Elle le regarda d’un air las et souffla : — Vous n’allez pas vous faire le complice de tous ces psys en mal de clientèle ? Tout va très bien ! Puis elle ajouta, les yeux pétillants de malice : — Comme vous le savez, j’ai eu une longue convalescence. — Reposante à souhait. Je sais, ironisa Fabien. Donc vous devez être tout à fait opérationnelle. Elle confirma : — En effet ! Et, comme le commissaire gardait le silence, elle demanda : — Quelque chose de cassé ? — Si on peut dire… — Grave ? — Un mort… — Où ça ? demanda-t-elle sans s’émouvoir. — À Trébeurnou ! — Non ! fit-elle accablée en s’enfouissant la tête dans les mains. Quelqu’un que je connais ? — Sans doute, vous connaissez tout le monde là-bas, non ? — Plus ou moins, fit-elle. De qui s’agit-il ? — Il semblerait que ce soit un certain Raoul Florent… Ça vous dit quelque chose ? Et comment, ça lui disait quelque chose ! Florent, qui avait été le troisième maire de Trébeurnou, juste avant Sonia Fontaine. Florent, qu’elle avait pris la main dans le sac alors qu’il pillait les édifices religieux de sa commune… — Pourquoi « il semblerait » ? — À l’heure où j’ai eu les informations, le corps n’avait pas été formellement identifié. — Si c’est Florent, on l’aura reconnu ! Le commissaire haussa les épaules en signe d’ignorance. — Je vous répète ce qu’on m’a dit. — Comment cela est-il arrivé ? — Des coups de fusil de chasse, semble-t-il. Elle regarda le commissaire Fabien : — Des coups de fusil de chasse ! Mais c’est un crime pour gendarmes, ça ! Vous ne voulez tout de même pas que je retourne là-bas ? Le commissaire prit un air détaché : — Moi, je ne veux rien ! Je vous dirais même que je suis assez de votre avis, c’est un crime pour gendarmes. Mais le préfet… Elle lui coupa la parole avec une brusquerie qui n’était pas dans ses habitudes. — Il sait ce qu’il veut celui-là ? Il va peut-être falloir que je me farcisse le sous-préfet Gaubert et son haleine putride ? — Putride ? fit le commissaire, vous avez dit putride ? — Parfaitement ! — C’est pire que fétide, ça ! — Bien pire ! fit-elle avec une grimace de dégoût. Le commissaire parut entrevoir enfin une vérité : — Je comprends pourquoi Monsieur le Préfet était si pressé de s’en défaire ! — Il l’a viré ? Le commissaire secoua la tête négativement : — On ne vire pas ce genre d’individu, Mary, quand ils deviennent trop insupportables, on leur donne une promotion. Elle secoua la tête avec écœurement : — Gaubert a donc obtenu une promotion ? — Oui, il a été nommé sous-préfet dans la Somme, je crois. — C’est toujours ça de gagné, apprécia Mary. Qui le remplace ? — Un autre jeune, juste sorti de l’ENA. Elle bougonna : — On n’en sortira jamais ! — De quoi ? demanda le commissaire. — Des gugusses de l’ENA ! — Pour en sortir, il conviendrait d’abord d’y entrer, fit remarquer Fabien. — Je n’y aspire pas, affirma Mary. Pas plus que je n’aspire à retourner à Trébeurnou. Sauf votre respect, j’en ai soupé de Trébeurnou ! Un jour vous me voulez aux antipodes de cette bourgade, alors je me rends aux antipodes et je me fais allumer par le ban et l’arrière-ban de l’administration. Et aujourd’hui vous voulez que j’y retourne. J’ai du mal à vous suivre. — Moi aussi j’ai parfois du mal à vous suivre, Mary, et pourtant on se retrouve toujours ! — Joli ! apprécia-t-elle. — Vous vous en êtes plutôt bien tirée ! glissa Fabien. — Oui, et c’était pourtant mal barré, comme dirait Fortin. Elle regarda le commissaire d’un œil rusé : — Je ne sais si je vous ai remercié… — Pourquoi ? demanda Fabien faussement naïf. — Pour votre soutien. — Laissons ça ! fit Fabien magnanime. — D’accord. Mais maintenant vous voulez que j’y retourne, à ce maudit village, et là, je ne suis pas d’accord. Comme le commissaire ne répondait rien, se contentant de pianoter avec ses doigts sur le plat de son sous-main, elle ajouta : — Ça manque pour le moins de cohérence, patron ! Il persifla : — Quelle véhémence ! C’est une vraie ou une fausse colère ? Elle sourit : — Devinez, on voit tant de choses bizarres ces temps-ci… — C’est vrai qu’on en voit, concéda le commissaire. Mais voyez-vous, Mary Lester, les circonstances commandent. Un homme est mort et… Elle le coupa dans son argumentation : — Ben oui, un homme est mort… Un crime à coups de fusil de chasse, je vous le redis, et d’ailleurs vous êtes d’accord avec moi, c’est un truc de gendarmes ! Il y a les gendarmes, là-bas. Il y a ce bon Lucas… N’a-t-il pas fait étalage de sa valeur dans cette ténébreuse affaire Vanco ? Le commissaire leva une main devant lui comme pour se préserver de son humeur. — Tellement bien qu’il a été promu adjudant-chef et qu’il a pris la direction d’une brigade en Loire-Atlantique. — De mieux en mieux ! Tout le monde est promu dans cette affaire, sauf moi ! — Vous aspirez à devenir commandant ? Elle réfléchit, le front plissé. Commandant c’était probablement de nouvelles responsabilités, des fonctions un peu différentes. Elle préféra éluder. — On verra ça plus tard. Qui est son successeur ? — À Lucas ? — Oui. — Je l’ignore. Ces histoires de gendarmes… Le commissaire fit, du bras, un geste désinvolte qui signifiait le peu d’estime qu’il éprouvait pour les gendarmes en général et la gendarmerie en particulier. Il était de la vieille école, celle où gendarmes et policiers s’opposaient souvent sur le terrain et il n’aimait pas trop voir Mary Lester cohabiter sans états d’âme avec ces militaires. — Tout ce que je sais, ajouta-t-il, c’est que Trébeurnou, qui paraissait avoir retrouvé une certaine stabilité avec l’élection au poste de maire de votre ami Kerloc’h, semble sur le point de basculer de nouveau dans des turbulences dont Monsieur le Préfet ne veut pas entendre parler. Le commissaire pointa l’index sur Mary Lester : — Si vous êtes nommément requise à Trébeur- nou, c’est sur l’insistance de monsieur Kerloc’h ! Elle soupira : — Voilà autre chose ! Le patron la regarda d’un air plus goguenard qu’embarrassé : — Décidément, vous êtes imprévisible, Mary ! Moi qui croyais que ça vous aurait fait plaisir… Il affecta l’incompréhension la plus totale et soupira en hochant la tête, faussement accablé : — Ah, les femmes ! À son tour, elle affecta un mouvement d’humeur. — Quoi, les femmes ? C’était un petit jeu auquel ils se livraient volontiers lorsqu’ils étaient en tête-à-tête. — Je ne m’y ferai jamais ! avoua-t-il. Cette contrition apparente la fit sourire. — Plaignez-vous, à ma connaissance, vous n’en avez qu’une, de femme ! — Comment ça, à votre connaissance ? demanda Fabien, piqué au vif. Elle eut un geste évasif et enfonça le clou : — Et surtout ne me dites pas que c’est bien assez, ou je rapporte vos propos à madame Fabien ! Le commissaire fit mine de s’offusquer : — Vous feriez ça ? — Sans hésiter ! assura-t-elle. Le commissaire garda un instant le silence et laissa tomber : — Ça, c’est un coup bas ! Elle savait madame Fabien très jalouse des relations privilégiées qu’entretenait le commissaire avec le capitaine Lester. Fabien inspira très fort, chassa l’air de ses poumons de la même manière et préféra changer de sujet : — Que dois-je dire au préfet ? — Est-ce vraiment à moi de vous souffler ce que vous devez lui dire ? Elle repensa à l’immense plage de sable blanc, elle revit la côte sauvage, la maison de Monette où on était si bien. Maintenant que Vanco avait disparu du paysage, peut-être allait-elle rapatrier ses chevaux à Trébeurnou ? Et puisque le village semblait apaisé, pourquoi ne pas y retourner ? Elle regarda le commissaire : — Au fait, pourquoi veut-on que j’intervienne ? Ils n’ont pas de coupable sous la main ? — Oh si ! fit le commissaire. Un coupable formidable ! Un type que tout accuse, un gaillard que l’on a retrouvé l’arme à la main sur les lieux du crime… — Alors ? — Alors, le maire veut Mary Lester. Ce que le maire veut, le préfet le veut aussi. Elle poursuivit : —… et ce que le préfet veut, le commissaire Fabien le veut encore plus ! Il haussa les épaules en souriant : — Vous avez tout compris, Mary. Je vous intime instamment l’ordre de vous rendre à Trébeurnou et d’enquêter sur cette mort violente. Elle hocha la tête, la bouche pincée et répéta d’un air de ne pas en croire ses oreilles : — Vous m’intimez instamment ! — Parfaitement ! Elle se rendit : — Alors, si c’est un ordre, intimé instamment en plus… Fabien répéta : — Parfaitement ! Vous allez vous rendre illico à Trébeurnou, capitaine Lester. C’est moi qui vous l’ordonne et il n’y a pas à discuter. Elle leva une main, feignant un geste de défense : — Ça va, ça va ! Ne montez donc pas sur vos grands chevaux ! — Je ne monte pas sur mes grands chevaux, mais comme vous affichez un certain penchant à discutailler… Elle le regarda dans les yeux de son regard le plus candide et, appuyant son index contre sa poitrine, elle fit la malheureuse incomprise : — Je discutaille, moi ? Comme s’il était dans mes habitudes… Fabien se prenait au jeu : — De discuter, de contester, de chercher des raisons… Oui, je dirais volontiers que vous avez une propension à la chose. — Une propension… Fabien précisa, en se levant : — Et le mot est faible. Mary fit mine de s’indigner : — Qu’est-ce qu’il ne faut pas entendre ? Il n’y a pas plus docile que moi ! — Pff, fit le commissaire, dites ça à un cheval de bois, il vous flanquera un coup de pied ! Elle croisa les bras : — C’est tout ? Il n’y a plus de compliment ? — Non, il y a un mort, ça ne vous suffit pas ? Elle respira fort et dit en soupirant : — Oh que si ! Elle prit la porte : — Je peux y aller ? — Où ça ? — À Trébeurnou ! Le commissaire eut un large geste de main : — Vous devriez déjà y être ! Avant de fermer la porte, elle demanda, faussement naïve : — Je peux quand même passer à mon bureau avant ? Fabien répondit sur le même ton : — Oui, capitaine Lester, vous pouvez passer à votre bureau ! Elle lui sourit largement : — Merci patron ! • Fortin en était à la dernière page de l’Équipe lorsqu’elle entra dans le bureau. — Eh bien ? Il levait sur Mary des yeux interrogateurs. — Je te le donne en mille… — Qu’est-ce que tu me donnes en mille ? — Je te donne en mille que tu ne devineras pas où le patron m’envoie. — En Australie ? — Tout de même pas ! — Alors ? — À Trébeurnou ! Fortin parut surpris : — Trébeurnou ? Mais tu en viens ! — Il paraît qu’on a encore besoin de moi. Fortin replia son journal et prit une pose plus compatible avec celle du fonctionnaire à l’œuvre. — C’est toujours la révolution dans le patelin ? — Non point. On est passé à la vitesse supérieure : un macchabée, mon vieux, tué à coups de fusil de chasse. Il souffla avec mépris : — Pff, c’est un truc pour les gendarmes, ça ! — C’est ce que j’ai dit, et le patron était d’accord. Le front de Fortin se plissa : — Alors, où est l’erreur ? — C’est le maire de Trébeurnou… — Le vieux mec ? — Ouais, monsieur Kerloc’h, un ancien gendarme… Le lieutenant souffla de nouveau car lui aussi tenait les gendarmes pour des empêcheurs d’enquêter en rond : — Pff… Il t’avait à la bonne, si je me souviens bien. — Il m’a toujours à la bonne, c’est pour ça qu’il a requis ma présence. — Tu y vas ? — C’est un ordre, mon vieux, un ordre du patron qui est lui-même actionné par le préfet… Fortin cligna de l’œil d’un air complice : — Un ordre qui ne te déplaît pas… Tu vas retrouver ta copine, en somme, le vieux t’offre d’autres vacances. — Tu parles ! Je pense que je ne ferai qu’un aller-retour. Les gendarmes tiennent un coupable qui a été pris sur le fait, l’arme à la main. — Dans ce cas, je ne vois pas ce que tu vas faire là-bas. — Moi non plus, mais comme tu dis, une journée de vacances c’est toujours bon à prendre. Je dînerai avec Monette, et puis nous papoterons au coin du feu. Le lendemain je rendrai visite à monsieur et madame Kerloc’h et puis je rentrerai. — Tu n’oublies rien ? — Peut-être que si… Tu peux m’éclairer ? — Les gendarmes, tu ne vas pas te présenter aux gendarmes ? Ne serait-ce que pour lire les procès-verbaux et avoir quelque chose à raconter au patron en rentrant ? — Tu as raison, j’oubliais les gendarmes ! — Chez eux aussi, tu t’es fait des copains. Elle sentit comme une pointe de reproche dans le ton. — Oui, mais ceux que je connaissais, et en particulier l’adjudant Lucas, ont été déplacés. Promus et déplacés. Lucas est désormais adjudant-chef et responsable d’une brigade quelque part en Loire-Atlantique, quant à Dieumadi, si ça se trouve, il aura regagné son île. — Avec une promotion lui aussi ? Elle eut un geste d’ignorance : — Je n’en sais rien, mais je l’espère pour lui. Elle réfléchit et ajouta : — Rencontrer un type qui est toujours de bonne humeur dans la gendarmerie, c’est quand même peu courant. Rien que pour ça, il mériterait la croix d’honneur ! Elle se leva, prit sa veste de cuir et leva deux doigts : — Salut le grand ! — Salut, fit Fortin en écho en étouffant un bâillement. Mary dévala les escaliers et s’en retourna venelle du Pain Cuit récupérer sa voiture. Dans le fond, pour commencer une semaine de presque printemps, une petite virée à Trébeurnou n’était pas si mal venue !
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