Chapitre 4
Lorsque la Twingo s’arrêta devant la mairie de Trébeurnou, la nuit commençait à tomber. Les lampadaires de l’éclairage public s’illuminèrent les uns après les autres, jetant une lueur blafarde sur la petite place plantée d’arbres défeuillés. Les fenêtres de la mairie étaient toujours éclairées.
Mary poussa la porte et aperçut une toute jeune fille derrière le bureau d’accueil.
— Bonsoir, dit Mary.
La jeune fille répondit d’une voix flûtée, à peine perceptible :
— Bonsoir…
Elle regardait Mary d’un air interrogatif, avec un peu d’appréhension.
— Monsieur le Maire est-il là ?
— Non, il vient de rentrer chez lui.
Puis, d’une voix encore moins audible, elle demanda :
— C’était pour quoi ?
Mary eut un geste insouciant :
— C’est un ami, comme je passais par là, je voulais le saluer.
— Vous le trouverez sûrement à son domicile, assura la jeune fille. Vous savez où il habite ?
— Oui, ne vous inquiétez pas.
Mary allait faire demi-tour, mais elle revint vers le bureau d’accueil :
— Vous êtes la nouvelle secrétaire ?
La fille hocha la tête et souffla :
— Oui…
— Il y a longtemps que vous êtes là ?
— Depuis l’élection de monsieur Kerloc’h.
— Ah… C’est tout neuf, alors !
La fille hocha la tête en rougissant.
— C’est votre premier poste ?
— Oui… J’ai eu mon diplôme à la fin de l’année dernière, j’étais en stage à la préfecture…
— Et Monsieur le Maire de Trébeurnou n’avait plus de secrétaire, compléta Mary.
Nouveau hochement de tête.
— Vous vous plaisez, ici ?
— Monsieur le Maire est très gentil…
Cette fois ce fut Mary qui hocha la tête :
— C’est vrai qu’il est très gentil. Mais il sait ce qu’il veut. Mademoiselle…
— Courtin, Isabelle Courtin.
— Vous êtes de la région ?
— De Concarneau.
— De Concarneau, répéta Mary. Eh bien, mademoiselle Courtin, je vous souhaite une très bonne soirée.
Elle sortit et, avant de remonter dans sa voiture, elle hésita : devait-elle aller directement chez les Kerloc’h ou passer par chez Monette Charron qui devait l’héberger ?
Elle prit son portable :
— Allô Monette ?
— Oui, fit la voix de son amie. Tu es arrivée depuis longtemps ?
— Non. J’ai dû passer par la gendarmerie, puis par la mairie. Où es-tu ?
— J’en ai encore pour une bonne demi-heure, dit l’infirmière. Comment pourrait-on faire…
— Pourquoi ?
— Pour que tu n’attendes pas dehors…
— Ne t’inquiète pas, je dois voir le maire, ce cher Corentin, je vais de ce pas chez lui pour le saluer et lui dire que je suis arrivée.
— Bon, dit Monette, dès que tu auras fini, je suis à toi.
Mary lança son moteur et laissa passer deux voitures chargées d’enfants et conduites par des femmes, puis elle descendit vers la mer et emprunta le chemin qui menait à la maison du maire.
La belle barrière de bois broyée par le gros tracteur de Vanco avait été remplacée par un affreux portail en plastique blanc trop brillant qui reflétait l’éclat jaune des phares de la Twingo. Contre un pilier supportant la barrière, une sonnette dernier cri, surmontée par l’œil rond d’une caméra, la fixait de son œil brillant. Elle enfonça le bouton d’appel et aussitôt une petite lampe encastrée dans le mur s’alluma. Quelques instants plus tard, une exclamation joyeuse retentit dans le microphone :
— Mary…
Silencieusement, les deux battants de la porte s’écartèrent et Mary entra dans la cour. Il lui fallut attendre encore quelques instants, le temps que madame Kerloc’h, qui n’était plus toute jeune, descende l’escalier pour lui ouvrir la porte d’entrée.
— Mary ! redit-elle chaleureusement en l’embrassant, quelle bonne surprise ! C’est Corentin qui va être content ! Venez ! Venez !
La vieille dame précéda Mary dans l’escalier avec un tel empressement qu’elle faillit manquer une marche. Mary la retint en riant :
— Ne vous cassez pas le cou quand même !
Corentin Kerloc’h était assis dans son fauteuil roulant et, lorsqu’il vit Mary Lester, il essaya de se redresser sur ses accoudoirs.
Elle posa ses deux mains sur ses épaules :
— Allons, Corentin, restez donc assis !
Elle l’embrassa sur les deux joues et, ému, il retint ses mains en la considérant :
— Vous êtes là ? Je savais que vous viendriez !
— Ne vous l’avais-je pas promis ?
— Si, mais il a fallu que j’insiste. Et surtout, il a fallu qu’un nouveau drame vienne endeuiller notre commune.
— Cependant, dit Mary, je ne suis pas sûre de pouvoir rester.
— Comment, s’indigna le maire, vous voulez donc repartir à peine arrivée ?
— Ça ne dépend pas de moi, Corentin…
— Mais de qui, alors ?
— Il n’y a pas une heure, le major Langlois m’a fait très clairement comprendre que ma présence sur son territoire n’était pas indispensable, et qu’elle pourrait même être gênante.
— Langlois… dit Corentin Kerloc’h, Langlois… de quoi il se mêle, celui-là ?
— C’est le patron de la gendarmerie désormais. Je n’ai aucune envie d’entrer en conflit avec lui !
— C’est peut-être le patron de la gendarmerie, gronda Corentin Kerloc’h, mais le patron de cette f****e commune, c’est moi nom de Dieu !
— Oh, Corentin ! fit sa femme en se signant furtivement.
Le vieil homme eut un mouvement d’épaules et glissa à Mary :
— Thérèse n’aime pas que je jure, pourtant il y a des fois où ça fait du bien !
Sa femme le reprit sévèrement :
— Tu ne jures pas, tu blasphèmes !
— Que Dieu me pardonne, soupira le vieil homme en levant les mains, je blasphème !
— Allons, sourit Mary, Dieu vous le pardonnera. Pour revenir au major Langlois, je dois dire que je le comprends. Il n’y a pas de mystère, la victime a reçu deux coups de fusil, et son assassin a été surpris sur les lieux du crime l’arme à la main. Que me resterait-il à chercher ?
De nouveau Corentin Kerloc’h s’appuya des deux mains sur ses accoudoirs, comme s’il voulait se lever :
— Pardon, deux coups de fusil ?
Il avait l’air tellement stupéfait que Mary s’en étonna :
— C’est bien ça, non ?
— Langlois vous a dit que la victime avait reçu deux coups de fusil ?
— À la réflexion, non, fit Mary après un silence. C’est moi qui l’ai supposé.
— Et il ne vous a pas corrigée ?
Elle fronça les sourcils :
— Qu’y avait-il à corriger ?
Kerloc’h pointa l’index vers elle comme pour appuyer son propos et articula :
— La victime n’a pas reçu deux coups de fusil, mais une rafale de coups de fusil. On ne sait même pas combien.
— Attendez, dit Mary, l’assassin disposait bien d’un fusil de chasse.
— Oui.
— Un fusil à deux coups…
— Oui…
— Alors…
— Alors, il a bien mis trois quarts d’heure à occire sa victime, et on l’a retrouvé l’arme encore fumante à la main.
— Trois quarts d’heure ? Mais ce pauvre homme était mort au deuxième coup, si ce n’est au premier.
Kerloc’h opina du chef et grommela :
— Probablement !
Mary plissa le front :
— Trois quarts d’heure ? Attendez, je ne comprends pas. Un fusil à deux coups, ça tire deux coups !
— Oui, mais ça se recharge, dit Kerloc’h sarcastique. Le meurtrier s’est acharné sur sa victime, lui tirant dessus encore et encore, jusqu’à la déchiqueter, jusqu’à la rendre méconnaissable.
— Mais pourquoi ?
— Pourquoi ? répéta Kerloc’h, c’est toute la question !
— C’est bien Florent qui a été tué ?
— Il y a tout lieu de le penser.
Les yeux de Mary s’écarquillaient :
— Je crains de ne pas vous suivre, Corentin. La victime n’a donc pas été formellement identifiée ?
Kerloc’h grimaça :
— Ce qu’il en restait était aussi difficilement identifiable qu’un bifteck haché. Méconnaissable !
Mary insista :
— Mais, Corentin, vous connaissiez bien Florent ?
— Évidemment, dit le maire avec un mouvement d’épaules. C’est lui, à n’en pas douter. Il avait encore ses chaussures de tennis, et puis, le crime a eu lieu dans sa cour.
— Si vous m’expliquiez ça en reprenant depuis le début ?
— Ça serait mieux, en effet, convint Corentin Kerloc’h.
Il regarda Mary :
— Vous savez, Mary, j’ai fait vingt-cinq ans dans la gendarmerie, avant j’avais fait les combats de la Libération dans la Résistance, et puis encore trois ans de guerre d’Indochine. Eh bien, je vous le jure, je n’ai jamais vu ça ! D’ordinaire…
Mary le coupa en maugréant :
— D’ordinaire, Corentin ? Vous savez bien qu’à Trébeurnou rien n’est ordinaire !
— Il y a du vrai dans ce que vous dites, reconnut le maire, mais là alors, on fait fort, très fort ! On a retrouvé deux boîtes de vingt-cinq cartouches, vides, près de la victime.
— On aurait tiré cinquante coups de fusil sur ce pauvre Florent ? s’exclama Mary.
— Il y a tout lieu de le penser, dit Kerloc’h.
— Et ils étaient combien, pour ce règlement de comptes ?
— Un tout seul !
— Vous plaisantez ?
— Pas du tout, Mary. Un tout seul et avec un bon vieux fusil à deux coups de la manufacture d’armes et de cycles de Saint-Étienne. Un Robust, pour tout vous dire, le modèle le plus rudimentaire, sans même une éjection automatique.
— Le coupable a avoué ?
— Même pas !
— Qu’est-ce qu’il dit ?
— Rien ! Il est aussi muet que ses poissons.
— Ce n’est pas…
— Si, c’est Léon Martin, le pisciculteur.
— Mon Dieu !
— Vous le connaissez bien sûr, dit le maire.
— Je l’ai déjà vu… Et, d’après ce qu’on m’a raconté, même si Martin n’a pas avoué, son compte est bon, il était resté sur place.
— Ouais, il a continué à tirer des coups de fusil sur un cadavre jusqu’à ce que les gendarmes arrivent…
— C’est fou, cette histoire !
— Je ne vous le fais pas dire ! C’est Aimé Le Berre qui a prévenu les gendarmes, précisa Kerloc’h.
— Aimé Le Berre ?
— Oui, mon premier adjoint. Il rentrait d’une promenade au marais lorsqu’il a entendu des coups de feu. Il s’est alors approché et a vu Martin qu’il connaît bien - ils siégeaient ensemble au conseil municipal - qui tirait des coups de fusil dans la cour de Florent.
— Il n’est pas intervenu ?
— Non, Martin lui a paru dans un tel état de démence qu’il n’a pas jugé prudent de s’approcher. Le Berre a appelé les gendarmes avec son portable et il est resté regarder la scène de derrière le talus qui est de l’autre côté de la route, en prenant soin de ne pas se montrer. Ensuite, il m’a téléphoné.
— Alors vous vous êtes fait conduire sur les lieux…
— Oui, et ce n’était pas beau à voir !
— Pour lors Martin était arrêté ?
— Oui, il était sagement assis dans la camionnette de la gendarmerie.
Mary se taisait, perplexe.
— Dites, vous restez, Mary ? demanda Kerloc’h plein d’espoir. Il semblait redouter un refus.
— Ça ne dépend pas de moi, fit-elle prudemment. Si le major ne veut pas que j’intervienne dans cette enquête, je ne vais pas m’incruster.
— Il voudra de vous, assura le maire d’un ton déterminé.
— On verra ça, dit Mary, moi, j’attends les ordres du commissaire Fabien.