8
Tim respira un grand coup, puis tapa à la porte.
— Bonjour Timothé. Assieds-toi… Nous avons longuement discuté de ta situation… Les avis ont été fort divergents et ont entraîné des débats enflammés dans l’équipe, je ne te le cache pas… Le fait que tu refuses de passer par la procédure habituelle, la commission d’appel, a été incompréhensible pour certains… Nous avons tenté de dépasser cette difficulté en prenant en compte la particularité de ta situation familiale… Autre problème Timothé : le manque de travail durant l’année, pointée par nombre de tes enseignants. Il y a une chose cependant sur lequel tout le monde est tombé d’accord : des capacités dans les matières littéraires, non encore mises à profit, des dons indéniables en art plastique, et une intelligence certaine…… Certains professeurs ne sont pas favorables à ce que tu ailles au lycée ici en Lozère en restant vivre chez tes parents. Ils ne sont pas convaincus que les problèmes actuels ne se reproduiraient pas l’an prochain alors que la scolarité sera difficile à suivre pour toi, car comme tu le sais tu as beaucoup de retard à rattraper. D’autres professeurs ont opté pour un passage en seconde : tes professeurs de français, d’histoire et d’art plastique… Nous avons conclu positivement, à condition que tu sois scolarisé en internat au lycée Jean Renoir à Montpellier, lycée qui prépare au baccalauréat, option arts plastiques. Ce lycée est d’accord pour t’accueillir.
Timothé fut traversé par de multiples sentiments pendant que Monsieur Galliaci lui relatait la réunion. Pourquoi cette introduction rythmée de silence alors qu’il attendait seulement un oui ou un nom ? Timothé eut chaud, puis froid. Il eut peur, puis espéra. Lorsqu’il entendit que c’était « oui », puis que c’était « oui, mais… », puis « Montpellier », « internat », « arts plastiques », il fut traversé par tant d’images disparates. Il n’avait jamais quitté la Lozère, ni même ses parents. L’internat. Partir. Dès septembre. Ne revenir que le week-end. Vivre avec d’autres jeunes. Apprendre le dessin. Mais tout un coup, il se dit que tout cela ne serait pas possible si ses parents n’étaient pas d’accord.
— C’est bien ça. Je veux bien aller en internat, mais mes parents…. Ils vont refuser.
— L’internat revient à 60 euros par mois en chambre simple et 40 euros en chambre triple. Tu seras boursier, je suppose, et tes parents n’auront donc rien à débourser. Je vais les convoquer pour leur expliquer ta démarche et la décision de l’équipe pédagogique. Tu vas leur donner cette lettre, je leur propose un rendez-vous demain soir à 18 h 30. Ton père sera sorti du travail ?
— Oui, il finit à 18 h. Le problème c’est qu’à cette heure-ci ma mère aura bu.
— On fera avec, Timothé.
— Et je dois venir aussi demain ?
— Bien sûr. À demain.
— À demain… Merci Monsieur. Merci beaucoup.
Timothé rejoignit ses camarades en classe de français. À la fin de l’heure, il alla remercier la professeure pour son soutien. Il fit de même en histoire et art plastique. Ce dernier le félicita pour son travail.
— J’ai vu tes cahiers, c’est merveilleux, du très beau travail, Timothé. N’arrête jamais de dessiner, quoiqu’il arrive. Si tu as ton bac, tu pourras faire une école d’art. Tenter les Beaux-Arts.
— Merci, Monsieur. Merci.
Il fit profil bas chez lui les deux jours suivants afin d’être sûr que ses parents aillent bien au rendez-vous. Timothé n’avait pas vu la lettre de Monsieur Galliaci, mais elle les avait visiblement convaincus. Leur parlait-elle de leur devoir, de leur responsabilité ? Lorsqu’ils partirent tous trois pour le collège, Tim se sentit tout drôle. Cela faisait si longtemps qu’il ne s’était pas retrouvé se rendant en un quelconque lieu entouré de ses deux parents. Il se plut à penser qu’ils étaient une famille normale. Ils prenaient tous trois le sentier qui menait au collège. Ils ne se parlaient pas, mais ils étaient côte à côte. Timothé imagina que c’était une scène quotidienne, qu’ils s’aimaient tous trois, qu’il n’y avait pas de problème d’alcool, d’argent, de conflits ni même ce silence pesant. Il n’avait rien dit à ses parents de ses démarches pour aller au lycée ni de la proposition qui allait leur être faite. Tim avait peur, sacrément peur. Et s’ils refusaient ? Alors c’en était fini. Pas d’internat, pas de lycée. Ces dix minutes dans ce sentier avec ses deux parents resteraient à jamais gravées dans sa mémoire. Il n’oublierait ni son appréhension, ni son plaisir à être près d’eux, juste là tous les trois.
Il les mena vers le collège et les guida vers le bureau de Monsieur Galliaci. Ses parents semblaient anxieux. Sa mère était presque sobre et son père était fermé, mais présent. Monsieur Galliaci leur ouvrit la porte avant même qu’ils frappent. Il leur fit un grand sourire et leur indiqua un siège.
Timothé s’assit près de sa mère sur la droite. Son avenir allait se jouer là, maintenant. Il se concentrait. Quoiqu’il arrive, il ne devait pas pleurer.
— Bonjour, Monsieur et Madame Barral, je me suis permis de vous convoquer aujourd’hui, car votre fils a eu une démarche tout à fait exceptionnelle qui a mis l’équipe pédagogique au travail. Êtes-vous au courant de sa demande auprès de nous ?
Un long silence se fit entendre. Le père et la mère de Tim firent non de la tête dans une belle synchronicité. Tim n’avait plus l’illusion d’avoir une famille normale, ni même de plaisir à ce qu’on s’occupe de lui. Il n’y avait plus que la honte. Elle le tenait et rivait son regard vers le bas, elle ancrait Tim dans le sol. Il aurait voulu s’enfoncer dans la terre, disparaître. Mais Monsieur Galliaci continua :
— Les professeurs avaient décidé le passage en BEP Électrotechnique pour votre fils. De ça, étiez-vous au courant ?
Ils firent à nouveau non de la tête.
— Eh bien, Timothé n’en est pas resté là. Il a dit son mécontentement. Il a tenté de changer les choses. Il ne s’est pas opposé à l’autorité, mais il a choisi d’utiliser les moyens à sa disposition pour que cette orientation n’ait pas lieu. Il m’a écrit et a sollicité auprès de moi un rendez-vous. Timothé a compris que dans la vie on peut changer un destin. Aucun chemin n’est tracé d’avance ! Mais excusez-moi, je m’éloigne… Donc, dans cette lettre, il demandait que les professeurs et moi-même réévaluions la situation. Ce que nous avons fait.
Maud et René semblaient blafards. Tim s’était redressé. Il les observait l’un après l’autre. Ils étaient mal à l’aise, anxieux et blancs. Ils regardaient Monsieur Galliaci du coin de l’œil. Il continua.
— Il est vrai que la scolarité de votre fils n’a pas été brillante jusque-là. Il a redoublé à deux reprises. Nous avions opté pour cette solution il y a 4 ans et l’an dernier parce que Timothé a des capacités, mais qu’il lui manque des bases pour appréhender correctement les apprentissages. Peut-être ce retard date-t-il de l’école primaire ? Il est complètement perdu dans les disciplines scientifiques. Il a de bonnes compétences dans les matières littéraires. Cependant, il ne travaille pas assez. Timothé est venu nous supplier de le laisser passer au lycée général et nous a promis d’y travailler dur pour rattraper tout son retard. Vous imaginez bien que nous ne pouvons prendre ce type de décision sur de simples paroles et sans garantie. Nous avons décidé, parce que votre fils est extrêmement doué en dessin et que l’art est une discipline importante dans notre société, parce qu’il a des capacités dans les matières littéraires et parce qu’il a mis en place un rattrapage de ses lacunes avec un parent d’élève pour rattraper son retard en mathématiques, d’accorder le passage au lycée à une seule condition... Nous proposons à votre fils et vous proposons qu’il entre au lycée Jean Renoir à Montpellier en internat. Nous pensons que s’il est scolarisé ici en Lozère rien ne changera. Il ne travaillera pas plus. Les mêmes causes produisent en général les mêmes conséquences. Ce lycée prépare au baccalauréat, option arts plastiques, donc dessin, matière dans laquelle Timothé peut exceller. Votre fils bénéficiera d’une bourse qui payera l’internat et la cantine. Il rentrera chez vous tous les week-ends. Je vous demande d’en discuter tranquillement en famille avant de prendre une décision… Avez-vous des questions ?
Le silence fit suite à cet interminable discours pendant de longues secondes. Tim le brisa. Il devait absolument profiter de la présence de Monsieur Galliaci pour parler à ses parents. Après ce serait définitivement trop tard.
— Je veux y aller. Maman, je t’en prie. Je veux y aller. Papa, dis oui, je veux aller dans ce lycée.
Ne pas pleurer. Ne pas pleurer. Surtout ne pas pleurer, sinon c’était foutu, ça rendrait fou son père. René prit la parole :
— Je préférerais qu’il se mette au boulot. Il peut travailler à temps plein chez l’épicier. Mais si y a une bourse, que ça ne coûte rien et qu’il veut, pourquoi pas ?
Tim se dit que son père saisissait la perche qui lui permettait de se débarrasser de lui. Mais, peu importait. Tim ravala ses larmes. La colère montait. Respirer. Respirer. Pour ne pas trembler.
— Maman ? Maman ? Je t’en prie, dis quelque chose.
— … Je ne sais pas. Je veux que tu restes à la maison. On a besoin de toi.
Elle se mit à pleurer.
— C’est dur pour une maman de voir partir son fils, c’est normal. Mais il sera là tous les vendredis soir jusqu’aux dimanches et pendant toutes les vacances scolaires.
— J’ai besoin de toi Tim, sinon je vais...
…
— Que voulez-vous dire, Madame ?
— Ma femme boit. Voilà ! Voilà le problème !
— Ce n’est pas ça le problème. Ce n’est pas que ça, dit Tim, en se levant d’un bond. Le problème c’est lui !
Tim sortit. Pour ne pas frapper son père. Il pleurait et rageait. Il avait envie de frapper, une envie irrépressible de défoncer les voitures qui lui faisaient face, de frapper, de casser. Il partit en courant dans la forêt. Pour échapper à sa violence. Il courut, courut, courut tant qu’il put, aussi vite qu’il put. Il s’effondra ensuite au pied d’un grand et vieil arbre. Et il pleura. Des larmes venues de loin, des larmes d’enfant. Pendant ce temps, les trois adultes parlaient de lui.
— Qu’est-ce qui se passe à la maison ?
— Rien, dit son père.
— Timothé a changé, dit Maud.
— Comment ça ? questionna Matthieu Galliaci.
— Il ne va pas bien. Il se révolte pour tout. Il ne mange plus avec nous. Il ne nous parle pas.
— C’est l’adolescence, Madame, ça passe. Il est en colère. Sans doute. Et vous, Monsieur, qu’en pensez-vous ?
— …
— Oui ?
— … Il fait des histoires. Il ne manque de rien. On ne le force pas à aller travailler. Qu’il aille au lycée si ça lui chante. Sa mère, elle s’en remettra.
— Réfléchissez à tout ça. Mais je crois que ça aiderait Timothé à grandir d’être scolarisé en internat. Tenez-moi au courant avant la fin de la semaine.