- NEUF -LE LÉGISTE est l’amabilité faite homme. Un anti-Laederach en quelque sorte. Un homme qui combat par sa jovialité l’aspect absolument sinistre de sa tâche.
Le nord et le sud s’affrontant au-dessus d’une banquise : c’est la rencontre de l’inspecteur et du légiste autour de la table d’autopsie. Le mort, mains toujours en l’air et doigts crispés, semble s’arc-bouter pour se relever à la force de ses abdominaux. Il veut prendre la fuite. Son instabilité a été compensée par des rouleaux de mousse. On doit éviter tout risque de cassure. Armand le légiste commence par observer ce nouveau client. Comme l’inspecteur Laederach, il a immédiatement vu la marque de coup à l’arrière du crâne.
– J’envisage trois possibilités. Je vois l’ouvrier, seul sur son mur, qui trébuche et qui tombe : il part obligatoirement vers l’avant et, même si sa tête heurte le coffrage, il y a des chances pour que la plaie se situe à l’avant du crâne et non à l’arrière. Et le corps, tout mou, terminera sa course quelques mètres plus bas. Mais la tête en avant.
– Ce n’est pas le cas.
– Maintenant, comme vous, j’imagine qu’on le frappe et qu’il tombe. L’arme peut être un banal tuyau en métal comme on en trouve des centaines sur n’importe quel chantier. La forme arrondie imprimée sur le crâne le laisse penser. Dans ce cas, soit il tombe en avant dans le coffrage, soit il s’effondre sur le sol. J’écarterais la possibilité qu’il ait piqué en avant…
Laederach continue à sa place :
– … sinon ses bras et ses jambes ne seraient pas dans cette position.
– Exact.
– Il n’a donc pas plongé. Il est tombé par terre.
– Et c’est un meurtre. Parce qu’à ce moment-là on l’a soulevé et jeté dans le trou. Etant donné la souplesse du corps inanimé, il est tombé, replié sur lui-même. Si je vous prends sous les épaules et sous les genoux pour vous jeter dans une fosse étroite, vous y atterrirez le derrière en avant et les membres en l’air. C’est logique.
Les yeux de Laederach ne croisent pas un instant ceux du médecin légiste. Ils restent fixés sur le cadavre. Comme si, à force de le fusiller du regard, le mort allait se mettre à expliquer ce qui lui est arrivé. Ce serait plus simple, avouons-le.
– Le bord d’un coffrage est rarement arrondi, poursuit Armand. Le coup aurait laissé une marque angulaire. Ici, à l’évidence, cela ressemble plus à un coup de rouleau à pâte qu’au coin d’un mur. Je vais donc vous dire, inspecteur, que cet homme a été assommé à côté du coffrage. Et celui qui l’a assommé l’a ensuite jeté dans le trou.
– On se promène rarement sur un chantier avec son rouleau à pâte… (puis, comme résigné) je recherche donc un meurtrier…
– Oui, confirme Armand. A mon sens il n’y a pas d’autre possibilité.
– OK. Reste à savoir à quand remonte le crime.
– La date du bétonnage devrait vous aider. Moi je vous donnerai une fourchette approximative. D’habitude, un cadavre ainsi bétonné crée autour de lui une poche étanche qui se remplit de gaz avec la putréfaction. Ce qui permet en général de décoffrer le mort assez facilement.
– Mais ici, pas de poche.
– Non. Si j’ai bien suivi les explications des experts, le béton était très dense. Il est certain que si l’on bétonne à la main, dans le fond d’une cave ou dans sa maison de campagne, on n’obtiendra jamais la même qualité de mur que celui-ci. La hauteur du coffrage a aussi son importance : si vous versez des bidons de béton l’un après l’autre sur un corps, la masse du mélange ne sera jamais identique. Ici, on a une injection par machine et en une seule fois…
– Oui, afin que ce soit plus solide.
– C’est ce que j’ai compris. A l’évidence, le corps a été littéralement écrasé par le béton. C’est même quasi miraculeux que le squelette ait gardé forme humaine. Enfin, si on ose l’expression…
– Emmuré d’un coup.
– Oui, sans conservation particulière. Néanmoins, il est intéressant de constater qu’avec cette densité on obtient un moule du corps, parce que le béton a durci beaucoup plus vite que la chair ne s’est désagrégée.
Laederach continue à fixer le mort, dont l’odeur de moisi se répand petit à petit dans le local. Sur toute la surface du squelette on trouve çà et là des lambeaux d’enveloppe brunâtre. Autour du genou, quelques couches se superposent, rappelant la peau d’un oignon.
Le policier pointe son doigt :
– Des restes de chair ?
– Non, c’est de la peau. Elle devient noire. C’est la dernière à partir. En fait, il a ce que l’on appelle « la peau sur les os »… !
Le légiste croit voir l’ombre d’un sourire au coin de la bouche de l’inspecteur.
Il poursuit :
– C’est un peu comme une enveloppe qui se viderait de sa substance. Tout ce qui n’est plus nourri s’en va.
Armand a un léger frisson. Le cadavre devant lui ressemble affreusement à ces enfants affamés qu’on nous jette à la figure dans les reportages sur les grandes famines.
– Les cheveux restent aussi ?
– Oui, ils blanchissent et subsistent très longtemps.
Parce que, en plus de son allure de diable, le squelette possède sur le crâne une touffe de poils oxygénés qui lui confère un air de savant fou ou de footballeur franco-africain, c’est selon…
– Nous allons trouver les yeux, quelques tissus internes…
– Alors, docteur, quelle date ?
– Etant donné le retard du processus de décomposition, mais pas au point d’avoir une mise sous vide du corps… je dirais éventuellement cinq ou six ans…
– Quant aux analyses de l’appareil digestif ?
– Vous l’oubliez. Si certains tissus de l’estomac ont été préservés, j’en tirerai peut-être quelques analyses. Je vous dirai ça d’ici à demain.
– Mais, pour l’ADN, c’est possible ?
– Evidemment, tant qu’on a des cheveux… la peau, à ce stade, me paraît difficile à observer. A moins que cela ne vous soit particulièrement utile.
– Comment saurai-je ce qui me sera utile ? se demande Laederach à haute voix, avant de poursuivre : « peut-être tout, peut-être rien… »
– Savez-vous déjà de qui il s’agit ?
– Non, mais c’est une affaire d’heure. Il portait un badge et une blouse de travail.
– J’imagine que des ouvriers ne disparaissent pas tous les jours des chantiers…
– Je le pense également.
Se laissant aller à sa nature amicale, le légiste pose sa main sur l’épaule de l’inspecteur qui sursaute :
– Vous m’avez l’air très préoccupé.
– J’imagine qu’à quelques semaines de l’Euro les responsables du stade ne seront pas très heureux.
– Je ne vois pas en quoi cela empêcherait leur foire du mois de juin.
– Disons que, si le bruit se répand qu’on meurt dans le stade, ce n’est pas la meilleure pub qui soit.
– Maintenant, tous les coffrages sont fermés. Les spectateurs peuvent être tranquilles, ironise le médecin.
Laederach ne relève pas. Que les matches soient supprimés n’est pas sa première préoccupation.
– Cette affaire m’ennuie.
– Pourquoi, parce que c’est un vieux mort ?
– Pas vraiment, répond Laederach, mais c’est déjà – semble-t-il – un mort réclamé par personne. Et puis je n’aime pas cet environnement.
Voilà bien le côté asocial qu’Armand retrouve, amusé.
– Vous n’aimez pas le foot, inspecteur ?
– Pas du tout. Je n’aime ni le foot, ni la foule.
– Vous n’aimez pas tellement les gens…
– Non, pas tellement.
– Vous n’aimez rien ?
– Si, … les chiens.
– Ah ! Vous êtes donc humain, inspecteur !
Laederach hausse à nouveau les épaules.
– Canin, plutôt.
– Catégorie molosse ?
– Catégorie pit-bull.
Avec un petit geste de la main à la hauteur du front, le policier prend congé du légiste qui lui rend son salut avec un grand rire.