PARTIE 1 : HIMMELSREITER
Circulaire no. 387 – 14 septembre 1993
Provenance : Ministère de la Sécurité d’État.
Notre expérience au fil des ans a prouvé que le traître peut se tapir parmi les plus fidèles. Aucune institution n’est épargnée, aucune strate hiérarchique. La procédure pour percer à jour le double-jeu est extrêmement difficile : couverture idéale, aucun soupçon, intégration parfaite. Or nous ne pouvons nous permettre la présence de ce genre d’éléments perturbateurs.
Dans un souci d’anticiper toute action proscrite par le Système, nous exhortons les institutions concernées à placer leur personnel sur écoute dans les plus brefs délais et de tenir informées les autorités compétentes. La dénonciation sera interprétée comme preuve de loyauté envers le Parti ; elle doit conduire à la gratification.
Dans l’éventualité de doutes sur un individu, nous appelons à la plus grande prudence et à un comportement identique à celui de tous les jours. Des actes répréhensibles sur la conscience peuvent s’exprimer de différentes manières : nervosité, impression constante d’être surveillé, asociabilité, manquement aux habitudes. Ces signes peuvent mettre la puce à l’oreille.
Sitôt la requête formulée, une équipe Stasi qualifiée sera chargée d’appréhender le(s) coupable(s). Dénoncer sur simples soupçons suffit. Nous fournirons les preuves plus tard, dans l’éventualité d’un procès.
Officier S. Sokorov,
Sécurité interne.
***
Quatre traînées blanches sur un ciel de sang, vision éphémère ; la nuit tombante les happerait sous peu. Les premières étoiles piquetaient déjà l’infini au-dessus des chasseurs, le paysage s’effaçait dans leur sillage, drapé d’une déferlante d’obscurité. Au loin, la ligne d’horizon se découpa encore plus noire lorsque les derniers rayons solaires disparurent.
Beaucoup redoutaient les vols nocturnes bien que le ciel, aussi paradoxal que cela puisse paraître, demeurait relativement clair. Évoluer au-dessus des ténèbres, perdre tout repère terrestre intimidait. On ne pouvait se fier qu’aux directives radio ainsi qu’à la kyrielle d’informations transmises par les instruments embarqués. Un bruit métallique inhabituel ou un ronflement un peu trop fort prenait soudain une ampleur inquiétante, une erreur de navigation pouvait se révéler fatale. Et pourtant, la vision de la voûte céleste étoilée possédait une touche d’insolite, de magnifique, qui n’appartenait qu’à une poignée de privilégiés.
Le lieutenant Anya Ackerman remua sur son siège autant que les sangles le lui permettaient et rajusta son masque à oxygène. Dans moins d’une minute, son escadron franchirait la limite Est de Bravo et les ennuis débuteraient – pour être exact, c’était déjà le cas depuis l’alarme, qui moins d’un quart d’heure plus tôt les avaient fait cavaler jusqu’à leurs chasseurs puis décoller. Une scène trop courante ces dernières semaines, plus lassante qu’autre chose si l’on considérait le taux ridiculement bas de menaces potentielles sur l’ensemble des interventions.
« Juliette de Roméo à Contrôle Bravo, attendons instructions.
— Contrôlez appareils intrus à cinquante clics sur zéro-sept-cinq, vingt-mille pieds sol, signatures et intentions inconnues. Transmettons les coordonnées d’interception.
— Verstanden. »
Bien que convaincue d’une énième alerte insignifiante, Anya était soumise à une violente excitation. Ses doigts fourmillaient, des battements affolés animaient son cœur. La fièvre de ses débuts ne manquait jamais de la saisir malgré l’expérience engrangée au fil des ans. De tous les moments vécus, c’étaient ces violentes montées d’adrénaline qu’elle préférait, l’instant où les endorphines envahissaient son cerveau pour la déconnecter de la réalité à l’unique exception de son objectif. Elle n’était satisfaite que lorsqu’elle avait à éprouver la pleine puissance de son MiG et pour l’heure, elle espérait en avoir l’occasion. Même après quatre années passées aux commandes de son chasseur, la fébrilité du pilote fraîchement promu ne l’avait jamais désertée ; la volonté farouche de faire ses preuves l’habitait encore, de justifier qu’elle avait sa place dans le corps de chasse, même si ses capacités n’étaient plus à démontrer depuis longtemps.
Pendant cinq ans, elle s’était battue pour en arriver là, prouvant à ses collègues masculins qu’elle valait autant qu’eux et qu’elle méritait son grade. S’affirmer parmi l’élite n’avait pas été sans douleur, ainsi que se faire accepter dans cet univers machiste. Elle ne comptait plus combien de fois on lui avait répété qu’une femme n’avait pas sa place dans le corps de chasse, le nombre de railleries qu’elle avait essuyées. Elle avait encaissé sans broncher, rendu les coups et fini par s’imposer haut la main. Son premier vol solo avait signé le début de l’addiction ; elle avait mordu. Dès lors, elle avait su qu’elle ne pourrait plus abandonner. Pire, fusionner avec son MiG la rendait vivante.
Elle se souvenait de sa première intervention réelle comme si elle avait eu lieu la veille. Lorsqu’on lui avait remis la carte et l’ordre de mission, elle s’était sentie dans le même état d’esprit qu’un gosse découvrant ses souliers remplis de friandises à la Saint-Nicolas. Un moment d’une rare intensité, renforcée par le poids des responsabilités qu’on lui confiait enfin. En revanche, une fois installée dans le cockpit, la lucidité avait repris ses droits. Garder la tête froide, quelques soient les circonstances ; telle était la qualité primordiale des pilotes.
Anya passa sur la fréquence de Roméo.
« Tornado, Drachen, Scarface, vous avez entendu ?
— Affirmatif, Juliette.
— Ça veut dire quoi, contrôler ?
— Ça veut dire qu’on improvise.
— Encore à nous de se farcir le sale boulot, hein ? C’était pas Tango de quart ?
— Aucune idée, Drachen.
— Toujours là pour épater la galerie, mais dès qu’on a besoin d’eux, plus personne.
— Faut pas trop leur en demander : ils en sont encore à apprendre à différencier le nord du sud avec une boussole. À l’heure qu’il est, ils sont sûrement trop occupés à chercher leur route entre le Danemark et les côtes scandinaves. »
Anya soupira. Sans doute que les andouilles de Tango avaient autre chose à faire et elle se fichait pas mal de savoir quoi. Un bip retentit dans son casque, lorsque les coordonnées s’ajoutèrent à l’ordinateur de bord, coupant court aux discussions.
« C’est parti... Juliette à Roméo, en formation d’interception. Alignez-vous sur moi. »
Anya tira le manche. Le MiG fonça à plein régime vers les étoiles, lui infligeant plusieurs fois la force de gravitation terrestre. En un battement de cils, les chasseurs se retrouvèrent à trente-mille pieds d’altitude.
L’alerte n’était peut-être pas anodine, en fin de compte. D’ici dix minutes, ils en auraient le cœur net.
« Deux blips au radar. »
Elle grimaça. Des chasseurs, d’après la vitesse relevée. Ils évoluaient sur le cap zéro-sept-cinq quelques dix-mille pieds plus bas, en formation serrée ; une énième intrusion en provenance de la Scandinavie, rien de très surprenant. Les forces de l’OTAN manquaient franchement d’imagination. Les quatre appareils de Roméo piquèrent afin de se rapprocher, puis Anya pressa le bouton de la radio.
« Juliette de Roméo pour appareils intrus ! Vous êtes sur nos écrans, déclinez votre code d’identification et précisez vos intentions ! Vous survolez un secteur verrouillé sans autorisation. »
Des grésillements lui répondirent et elle jura. Elle répéta son message en anglais, sans davantage de succès.
« Ils ont du coton dans les oreilles, ou quoi !
— Tu t’imagines quand même pas qu’ils vont répondre, si ?
— Comme ils veulent... Tornado, tu me suis, on se rapproche pour avoir la tronche des pilotes en visuel. Les autres, vous couvrez nos fesses au cas où ils se mettraient à flipper. »
Les deux MiG plongèrent pour se placer dans le sillage des intrus. Anya arma un des missiles Vympel Archer en attendant d’avoir les engins sous les yeux. Un excès de prudence ne pouvait jamais causer le moindre mal, surtout lorsque les intentions adverses n’étaient pas claires. Elle serait prête à les réduire en poussière sitôt qu’elle en obtiendrait l’ordre ; les Archer étaient d’excellents missiles air-air à courte portée, d’autant plus mortels entre les mains d’un pilote déterminé.
Leurs cibles, à en croire les données sur les cadrans, évoluaient sans dévier d’un pouce de leur trajectoire initiale le long de la frontière polonaise. Le fait d’être traquées par quatre chasseurs armés jusqu’aux dents ne semblait pas du tout les impressionner. Et si Anya avait bien horreur d’une chose, c’était d’être ignorée. Par une malheureuse coïncidence, la couche de nuages s’étirait à vingt-mille pieds, au même niveau de croisière que les intrus. Super, pour le visuel. De légères turbulences secouèrent les MiG à la pénétration dans cette purée de pois. Par chance, les instruments de navigation n’étaient pas aveugles dans ce brouillard ; Anya stabilisa le variomètre à zéro et fixa le cap sur le signal radar.
Le jeu de cache-cache perdura un moment, mais la proximité des Roméos sur leurs arrières incita finalement les deux pointus1 à réagir. Leur vitesse augmenta, ils se séparèrent et grimpèrent hors des cirrus où ils se dissimulaient. Anya écarquilla alors les yeux. Des Soukhoï ! Arborant le pavillon soviet, de surcroît ! À quoi jouaient donc les Russkis ?
« Nom de Dieu, Juliette, c’est quoi cette m***e ?
— Intercepte le plus moche pendant que je demande instruction. Drachen, Scarface, prenez l’autre. »
Dès qu’elle eut confirmation de ses pilotes, elle repassa sur la fréquence Bravo.
« Juliette à Contrôle Bravo, deux Su-27 russkis en ligne de mire. Je croyais qu’on était en paix avec l’Union Soviétique aux dernières nouvelles. À moins que Miroslav nous ait déclaré la guerre sans que j’en sois informée ? Attendons instructions.
— Reçu, Juliette. Interruption immédiate de la poursuite et retour sur Bravo.
— Négatif, Contrôle. Les Russkis n’ont rien à faire dans notre espace aérien.
— Ordre de repli immédiat, EVL22 terminé.
— Verstanden, Contrôle. »
Un EVL. Un foutu exercice qui l’avait tirée du lit au beau milieu d’une rare sieste réparatrice. Toute cette effervescence pour un foutu exercice afin de tester leur réactivité, une fois de plus. Sur Bravo, on avait dû se fendre la poire en les voyant galoper comme des déments jusqu’à leurs chasseurs. Elle serra les dents et écrasa son poing contre le plexiglas du cockpit, saisie d’une intense frustration.
« Et m***e, m***e, m***e ! Juliette à Roméo, on rentre.
— À partir de maintenant, je ne décolle que s’il y a eu échange de tirs au préalable.
— T’iras expliquer ça à Druvnik, Tornado. Je suis sûre qu’il partage ton point de vue. »
L’escadre effectua demi-tour et reprit la direction de Berlin – plus précisément celle de Finow où se situait la base aérienne. Le trajet serait de courte durée. Anya s’employait déjà à effectuer les vérifications d’usage en vue du proche atterrissage pour se concentrer sur autre chose que son humeur noire, son amertume. Altitude de vingt-mille pieds, quarante-deux nautiques jusqu’à Bravo, entrée approximative dans la zone contrôlée dans cinq minutes.
« Juliette à Roméo, début de descente.
— Tornado, compris.
— Drachen, au poil.
— Ça marche, chef. »
Au loin, les contours difformes de la ville se précisèrent. D’abord la zone soviétique, puis l’Enclave – nom pour désigner Berlin-Ouest – et au-delà, la masse sombre de la forêt de Grunewald à la périphérie, et Potsdam. À cette altitude, les artères éclairées lui donnaient des airs de gigantesque toile d’araignée qu’on aurait tissée sans tenir compte des symétries. Avec l’obscurité, on distinguait d’ailleurs très bien Tempelhof, l’aéroport qui servait de poste avancé aux forces de l’OTAN – l’araignée au centre de la toile. Le trafic y entrant ou en sortant était contrôlé de très près par les autorités, l’essentiel étant constitué d’avions de ligne civils.
Les Américains avaient essayé sept mois plus tôt d’y faire atterrir un groupe de F-15 Eagle sans autorisation ; l’affaire s’était soldée par la désintégration pure et simple des chasseurs par ceux de la Volksarmee, frisant l’ouverture d’une crise diplomatique majeure. Trois des pilotes américains avaient été forcés de s’éjecter en territoire est-allemand, on les avaient rapidement retrouvés. Après quoi, ils avaient eu droit à un procès très médiatisé – pour l’exemple, comme l’aimaient les Russkis, afin que le monde prenne conscience qu’aucune pitié ne serait accordée à ceux qui bafouaient les règles. La version officielle faisait état de peines de prison ; officieusement, ils avaient servi de monnaie d’échange contre la libération d’espions soviets.
Si Mikhaïl Gorbatchev avait peu à peu assoupli sa politique étrangère au cours de la dernière décennie, son successeur Sergei Filipov Miroslav avait anéanti tous les progrès de coopération avec l’Occident lors de son arrivée au pouvoir en 1989. Il avait ignoré l’indignation internationale provoquée par ces nouvelles extrémités et le bloc de l’Est s’était refermé, plus impénétrable que jamais auparavant. Le peuple allemand, aux premières loges du théâtre des opérations, s’était violemment insurgé. Le rêve d’une Allemagne réunifiée qui avait miroité toujours plus fort au cours du mandat de Gorbatchev avait été balayé d’un revers de main en l’espace de trois à quatre semaines : les frontières demeureraient closes, il n’y aurait pas de Wende. En octobre, la tension avait atteint son paroxysme ; Leipzig s’était embrasée en une nuit, Berlin avait suivi dans la foulée. Des dizaines de milliers de gens avaient déferlé dans les rues afin de crier leur mécontentement à la face du Parti. Or ces soulèvements avaient eu autant d’effet qu’un coup d’épée dans l’eau ; Miroslav avait envoyé l’armée étouffer les émeutes. En trois jours, le calme était retombé et depuis, Rideau de fer et Mur de Berlin perduraient.
« Juliette à Roméo, procédez à la check-list en vue d’atterrissage imminent et collez-moi aux fesses. On amorce la descente finale. »
Le MiG plongea ; les effets du piqué plaquèrent aussitôt Anya contre le siège pour son plus grand plaisir. Elle appréciait toujours autant cette sensation grisante, les vibrations légères de la carlingue. C’était dans ces instants-là qu’elle avait conscience de la fougue du monstre qu’elle chevauchait ; monstre qu’elle avait appris à dompter à force de patience et d’acharnement au fil des ans.
« Juliette de Roméo à Contrôle Bravo, trente nautiques sur zéro-cinq-cinq. En approche.
— Reçu, Roméo. Autorisation d’atterrir en piste deux-huit. Tango vous précède.
— Compris, piste deux-huit. »
Elle sourit. Qui que soit l’officier en poste aux communications, il avait toujours cette voix sévère et sans appel ; un vrai gai-luron. Aussi loin qu’elle se souvenait, elle ne l’avait jamais connu plus chaleureux.
Les chasseurs obliquèrent, rectifiant leur cap, en décrivant une courbe gracieuse. Au sud, un vif sillon coupait Berlin en deux, bien visible même à cette altitude. Die Mauer. Une lumière blanche l’inondait la nuit afin d’en rendre la surveillance plus aisée. Puis les balises lumineuses de Finow – ou Bravo, dans le jargon quotidien des pilotes, par assimilation au nom de la zone contrôlée au-dessus de Berlin – apparurent dans le lointain.
Vue du ciel, la base ne ressemblait qu’à un aérodrome de banlieue : pas de constructions majeures, quelques édifices vétustes, une tour de contrôle vieillotte. On avait stationné des engins d’aviation légère aux abords du tarmac, pour la forme. Or l’essentiel des installations était invisible aux yeux d’un observateur externe, et pour cause : tout était enterré, des locaux du personnel aux salles de contrôles de l’état-major. Une véritable fourmilière qui dissimulait bien plus que les apparences laissaient supposer. Elle n’était opérationnelle que depuis deux ans ; Sergei Miroslav avait ordonné sa construction suite à son arrivée au pouvoir, une de ses premières mesures à la tête du gouvernement.
La politique de désinformation intoxiquait ainsi les taupes de l’autre camp : les rumeurs couraient que les bases de l’air soviétiques se situaient toutes en Europe de l’Est. À Berlin n’étaient sensés se dresser que des avant-postes, lieux d’ancrage des patrouilles affectées aux frontières, ce que confirmeraient les images aériennes de drones ou satellites espions. Le reste du monde ignorait qu’en réalité, sous les entrepôts de tôles rongées par la rouille et les abris camouflés s’alignaient bien plus de MiG et Soukhoï que ceux qu’on leur laissait voir.
Les chasseurs de Roméo se posèrent à quelques minutes d’intervalle des quatre MiG-23 Flogger de Tango, dont les pilotes traînaient sur le tarmac, peu pressés de regagner les hangars. Pour sûr, ils cherchaient la confrontation. Anya détestait l’arrogance de Markus Ehrgeiz Petersen, son homologue. Ils n’avaient eu de cesse de se tirer des bâtons dans les roues depuis le début de leur formation et l’animosité ne s’était pas atténuée avec le temps, bien au contraire. Il n’avait jamais supporté qu’une femme puisse rivaliser avec lui. Les conséquences de l’ambition : être le meilleur exigeait de le prouver en permanence à son concurrent, en assumant rixes et coups bas si nécessaire pour asseoir sa supériorité.
Ses muscles se crispaient déjà alors qu’elle détachait les sangles. Petersen l’observait à la dérobée, l’air de rien, lunettes de soleil sur le front ; ce type puait l’insolence, il était l’un des rares à oser lui tenir tête. Elle confia son casque au mécanicien au bas de l’échelle, libérant les mèches de cheveux blonds retenues prisonnières. La coupe au carré lui donnait un air sévère, mettant en évidence les traits durs de son expression. En principe, on réfléchissait à deux fois avant de lui chercher des noises ; elle aurait d’ailleurs apprécié que ceci fonctionne également avec les gars de Tango.
Pour l’heure, elle aurait voulu intimer à ses hommes d’ignorer les provocations adverses mais n’en eut pas la chance. À peine eut-elle posé le pied au sol que les hostilités s’engagèrent.
« Voilà Juliette !
— Elle a l’air drôlement remonté !
— Alors, petit exercice de routine ? On finira bien par vous refiler une vraie mission un de ces jours. Avec du vrai danger et des vrais méchants.
— Ils ont la trouille de t’abîmer, Juliette. »
Juliette, tu parles d’un nom de guerre... Elle avait secrètement espéré être affublée d’un qualificatif plus glorieux mais n’avait jamais réussi à se défaire de cette appellation depuis son affectation à Roméo. Ces indicatifs étaient sensés souligner un trait de caractère, un coup d’exploit ; ou juste intimider, forcer le respect. Entre pilotes, seuls ces surnoms étaient utilisés, on passait les grades sous silence. Celui d’Anya ne faisait que confirmer ce qu’elle était avant tout : une femme. Elle espérait qu’elle n’aurait jamais à recourir aux mêmes extrémités que l’héroïne de la tragédie de Shakespeare.
« Qu’est-ce que tu veux, Juliette... On envoie les meilleurs sur les interventions réelles, il faudra te faire une raison : vous ne nous arrivez pas à la cheville. »
Anya se sentait lasse, ces éternels discours l’ennuyaient. Elle ferma les yeux, se passa une main sur la figure. Elle n’était pas d’humeur à subir les piques, encore moins d’humeur à répliquer. Alors qu’elle s’apprêtait à se jeter dans la mêlée à défaut d’autre alternative, un sergent vint les interrompre.
« Lieutenant Ackerman, lieutenant Petersen, le général Druvnik a réuni l’état-major et vous attend dans les plus brefs délais. Si vous voulez bien me suivre... »
Ce n’était que partie remise. Après avoir décoché un regard assassin à son homologue, elle emboîta le pas à leur guide.
La salle de briefing, sombre et oppressante à souhait du fait de l’absence d’ouvertures sur l’extérieur, était pleine à craquer : des officiers, des contrôleurs, des civils, les leaders d’escadres. Que Druvnik prenne la peine de rassembler le gratin de l’armée de l’air en poste sur Berlin au grand complet ne pouvait que signifier des ennuis en perspective ; dans tous les cas, rien de bon.
À peine Anya et son comparse eurent-ils effectué leur entrée que le silence tomba sur un seul geste de Druvnik. Le général irradiait l’autorité. Un seul de ses regards suffisait à rendre mal à l’aise, sa posture incitait au respect. Anya ne pouvait pas dire qu’elle l’appréciait ; en revanche, c’était lui qui l’avait nommée chef d’escadre, malgré les nombreuses objections. Il avait au moins le mérite de reconnaître le talent, à défaut d’être aimable. Fidèle à lui-même, il ne s’encombra pas des formules protocolaires de rigueur et entra dans le vif du sujet.
« Petersen, rapport.
— Pointus de la RAF en mer du nord. Ils sont sagement restés hors de nos eaux mais ne se sont pas gênés pour effectuer plusieurs passages sous notre nez, histoire de nous narguer. Pas d’intentions hostiles détectées, il s’agissait d’un groupe d’observation comme nous en avons eu ces derniers temps.
— Ackerman, jolie intervention.
— Pour un EVL, vous voulez dire. Le quatrième depuis le début de la semaine et il me semble que nous nous en sommes sortis à chaque fois sans accroc. Testez donc les autres groupes de chasse, fit-elle en coulant une œillade glaciale à Petersen. Quoi qu’il en soit, au prochain, je plombe les intrus – Russkis ou non – histoire que l’on ne nous ait pas dérangés pour rien. Vous êtes prévenu.