Je vous exhorte à agir avec la plus grande précaution et de ne pas céder aux provocations, peu importe leur nature. J’ignore d’où et quand viendra la supercherie, quelle forme elle prendra. Je la suppose d’ores et déjà très bien maquillée. Ils vous forceront à effectuer le premier pas pour obtenir le prétexte qu’ils recherchent, vous faisant passer pour les coupables aux yeux du monde.
Je doute être en mesure d’agir, ma couverture volerait en éclats. Je ne peux que transmettre l’évolution sitôt que j’en apprendrai davantage.
Couleuvre.
***
Les périodes de repos sur la base ne pouvaient ôter l’impression d’être encore en service. À l’intérieur comme à l’extérieur, l’éternelle agitation poursuivait son cours. Quant à passer vingt-quatre heures au calme dans ses quartiers aussi accueillants qu’une cellule, c’était inconcevable. Anya n’était plus rentrée chez elle depuis au moins trois semaines ; elle ne savait plus à quand remontait sa dernière conversation avec d’autres personnes que des militaires. Et chaque fois, ces quelques heures de retour à la vie civile lui semblaient horriblement vides. Son minuscule appartement en ville lui donnait la nausée, l’oppressait. Jamais elle n’avait pris la peine d’en faire un chez-soi accueillant ; les lieux étaient toujours aussi vides que lors de son emménagement. À chacun de ses passages, Anya y tournait en rond telle une bête en cage jusqu’à ce que vienne l’heure de repartir. Elle réagissait à la pression, à l’exercice physique. Sans ces éléments, elle n’était rien.
Pour l’heure, elle s’était réfugiée dans l’une des nombreuses cantines fréquentées par le personnel de l’air que comptait Bravo, loin des pistes et des hangars. Les réacteurs rugissaient de temps à autre au-dessus de sa tête, suffisamment distants toutefois pour qu’elle n’y prête pas plus d’attention.
À l’image du reste, les lieux étaient situés en sous-sol. L’architecte les ayant conçus avait omis d’inclure l’aération. Un brouillard bleuté flottait dans l’air, que les pales de ventilateurs au plafond brassaient sans grande efficacité. On s’était tout de même donné la peine de rendre les apparences un peu moins strictes que l’ensemble des communs. Le béton armé des murs disparaissait sous les photos d’appareils et de pilotes affichant des mines joyeuses, si bien qu’on en oubliait son austérité. Dans le fond de la pièce, on avait même installé un antique comptoir pour rappeler l’intérieur d’un troquet. Ne manquait plus qu’un peu de musique rock pour parfaire l’ambiance. Les Stones, obscur groupe britannique, auraient convenu à merveille si les titres occidentaux n’avaient pas été prohibés.
Nikolaï la découvrit en milieu d’après-midi, juchée sur un tabouret, accoudée au zinc, en grande lecture de documents. Absorbée par leur contenu, elle ne releva pas la tête lorsqu’il prit place à ses côtés.
« Tu lis quoi, chef ?
— Les derniers rapports sur la situation des différentes lignes de front. J’ai dégoté ça à la cellule de renseignements ce matin.
— Même pendant ton temps libre, tu ne lâches rien, hein ? »
Anya ignora l’expression amusée de son comparse et haussa les épaules.
« Je m’occupe comme je peux. Sûr, j’aurais préféré aller prendre des nouvelles de mon frère mais ma prochaine permission est pour la fin de semaine. À supposer que le code d’alerte ne soit pas élevé d’un cran d’ici là… Ça doit faire six mois qu’on ne s’est pas vus. Je ne sais même pas s’il habite encore à Berlin : il a peut-être déménagé sans que je sois au courant. »
Nikolaï se fendit d’un sourire.
« Et ta mère ?
— Oh, c’est encore pire. Cinq ans, plus ou moins…
— Tu ne lui rends jamais visite ?
— À quoi bon ? Elle m’a reniée le jour où je me suis engagée.
— Comment ça ? »
Le sourire se fana aussi vite qu’il avait éclos pour céder la place à un air préoccupé.
« Sa fille – non, son unique fille – dans la Nationale Volksarmee. T’imagines le choc ? Elle n’avait pas du tout envisagé ce genre de carrière pour moi. Alors forcément, on a eu des mots plus hauts que les autres quand j’ai annoncé mes intentions. Le jour des sélections, elle a espéré de toute son âme que je me casse les dents, qu’un examinateur me fasse comprendre qu’une femme n’a rien à chercher dans cet univers viril et machiste. Manque de bol, ils m’ont gardée. Et depuis, elle affirme n’avoir qu’un fils.
— Je suis désolé.
— Pas de quoi. Les disputes, ça arrive.
— Eh, ce n’est pas une simple dispute ! Bon sang, elle devrait être fière de toi !
— Elle prie pour qu’un missile finisse par me descendre. Je suis une honte, pas une fierté. Et pour être honnête, j’en ai rien à foutre. »
L’expression qu’arborait Anya était d’une telle impassibilité que Nikolaï en resta un instant interloqué.
« Ton frère, il pense quoi de la situation ?
— Que s’il avait eu plus de couilles, il en aurait fait autant. Il a passé les sélections deux ans avant moi et il les a eues. Ça avait déjà provoqué un bel accrochage à la maison, à l’époque. Puis l’université l’a rappelé, il avait un dossier en béton… Et il s’est laissé convaincre d’entamer des études pour le plus grand soulagement de ma mère. À présent c’est un scientifique respecté et reconnu, mais je sais qu’il nourrit des remords. »
Elle tendit la main vers sa tasse et constata à regret qu’elle était vide. Nikolaï porta une cigarette à ses lèvres, puis fixa sa compagne d’un air on ne peut plus sérieux.
« Ça t’arrive de craquer, de temps en temps ? »
La question la prit au dépourvu. Elle releva la tête et riva ses yeux bleus dans ceux qui la détaillaient avec intensité.
« Dans quel sens ?
— Je sais pas... Déprimer, pleurer, un peu de mélancolie, de tristesse... Des fois, je me demande si t’éprouves des sentiments. Rien ne t’ébranle. En cinq ans, je ne me souviens pas t’avoir déjà vue affectée par quoi que soit. T’es pire qu’une pierre, les émotions glissent à ta surface sans jamais t’effleurer. On dirait que la hargne seule t’anime, qu’importent les circonstances.
— Les larmes n’aident pas à résoudre les problèmes, pour autant que je sache. Les sentiments, c’est une f****e faiblesse quand on est soldat, surtout en tant qu’officier. Je suis chef d’escadre, responsable de vos fesses, et donc je ne peux pas m’autoriser le moindre relâchement au risque de nous mettre tous en danger. Mais si tu veux pleurer, te gêne pas, je ne te dirai rien. »
Sur ce, elle se saisit d’une nouvelle feuille et reprit sa lecture. Un ange passa.
« Écoute, je…
— N’essaie pas de jouer les psy avec moi, j’ai horreur de ça.
— Alles klar. Je me tais. »
Nikolaï partit en quête de café, plus pour se donner une contenance que par réelle envie d’en boire. Lorsqu’il fut hors de vue, Anya s’autorisa un long soupir. Bien sûr qu’elle éprouvait des sentiments ! Pour quoi la prenait-il ? Un drone ? Ça s’appelle encaisser. Ses remords, ses peines et ses désillusions étaient dissimulés avec grand soin sous un masque indéchiffrable ; elle prenait sur elle, voilà tout, comme elle l’avait toujours fait. Ce n’était pas encore aujourd’hui qu’elle abaisserait ses défenses.
En replongeant dans ses papiers, elle réalisa avoir lu les deux derniers rapports sans avoir la moindre idée de leur contenu.
Nikolaï revint et déposa une tasse fumante devant elle. Sachant par expérience qu’elle l’enverrait dans les roses s’il s’aventurait plus avant sur cette pente glissante, il préféra changer de sujet.
« Alors, les nouvelles ?
— C’est dingue le décalage entre les infos refilées à l’armée et celles transmises au public… À écouter la radio, tout est calme et va au mieux dans le meilleur des mondes. En réalité, ils viennent de renforcer les unités stationnées sur le Rideau de fer et d’envoyer de nouvelles divisions blindées en Afghanistan pour prêter main-forte à celles déjà sur place. Les Soviets ont fait main basse sur des missiles moudjahidines et à en croire ces documents, ils auraient également découvert du gros calibre, du genre missiles balistiques sol-air. Des Stinger, si tu vois ce que je veux dire. »
Nikolaï voyait aussi bien qu’elle, à en juger par la tronche qu’il tirait : les missiles américains n’étaient pas arrivés par hasard entre les mains afghanes. Les puissances occidentales n’avaient donc aucune intention de laisser les Soviétiques annexer le pays.
« Ça sent pas bon.
— Comme tu dis. C’est vraiment dommage que le décret Gorbatchev sur le retrait des troupes n’ait pas pu entrer en vigueur, on en aurait désormais fini avec l’Afghanistan. Mais non, Miroslav a relancé toute la machine… Ce type a un ego et une ambition démesurés qui finiront par le conduire au casse-pipe. »
Nikolaï ne put se retenir de balayer la salle d’un regard. Des quelques techniciens et mécanos dispersés ici et là, personne ne leur prêtait attention – ce qui ne signifiait pas que personne ne les écoutait. Anya, qui n’avait rien manqué à son œillade inquiète, lui offrit un sourire moqueur.
« Allez, laisse ta paranoïa au vestiaire. Je n’ai encore pas dit à quel point je suis en désaccord avec sa politique.
— Je disparais avant d’entendre ça », dit-il en se levant.
Elle le regarda passer la porte en riant sous cape. Après quoi, elle rassembla ses feuilles volantes ; l’envie de lire ces données militaires s’était dissipée. Que Miroslav s’amuse en Afghanistan comme il l’entendait, tant qu’on ne lui ordonnait pas de s’y rendre avec son MiG.
Elle s’appuya au zinc, la tasse à la main, et laissa traîner ses yeux. À cette heure-ci, l’endroit était presque désert ; le gros des troupes débarquerait en début de soirée. D’ici là, elle se serait éclipsée. Les bruits annonçaient un arrivage imminent de MiG-29, peut-être pour cette nuit, et elle voulait être la première à les approcher. Elle brûlait d’envie de grimper dans le cockpit et d’effleurer enfin les commandes, en vrai. Les centaines d’heures passées dans le simulateur de vol lui avaient prouvé que son Flogger actuel n’arrivait pas à la cheville de la dernière version en terme de puissance et maniabilité.
Elle s’apprêtait à quitter la cantine, lorsque les trois hommes conversant à voix basse à une table voisine laissèrent échapper le nom de l’inestimable président soviétique, ce qui la stoppa dans son élan. Anya les observa à la dérobée. Les têtes des mécanos, à en juger par leurs uniformes, étaient penchées en avant, à l’image de conspirateurs fomentant un complot. L’air de rien, elle reprit sa pose nonchalante contre le zinc et tendit l’oreille.
« …empoisonné. À petites doses régulières, juste assez pour le rendre malade et ne pas éveiller les soupçons. Après quoi il a été déclaré trop faible et dans l’incapacité de diriger, puis écarté. Un putsch tout en douceur, une passation de pouvoir presque sans bavure, hein ? Vous remarquerez que depuis, il a disparu des écrans.
— Mort ?
— Oh non, ce serait très mauvais pour l’image soviétique sur la scène géopolitique ! Miroslav passerait pour le grand méchant, ce qu’il ne souhaite pour rien au monde. Non, ils l’ont placé en résidence surveillée, d’après mes sources. Quelque part en URSS, dans un endroit tenu secret.
— Ce putsch, c’est la pire chose qui ait pu se produire. Au moment où l’espoir d’un changement se profilait, ce clown s’empare du pouvoir et détruit la totalité du travail diplomatique réalisé depuis la seconde guerre mondiale. Et ceci pour assouvir son ambition personnelle. Il fallait ouvrir les frontières et briser ce foutu Rideau de fer !
— Pas si fort, on n’est pas seuls. »
Les voix se réduisirent à des murmures incompréhensibles. L’homme qui avait parlé avait les joues en feu, ses yeux luisaient d’une lueur farouche.
Anya traversa la cantine, du baume au cœur ; d’autres éprouvaient le même malaise. Pour le moment, deux ou trois heures en simulateur seraient les bienvenues. Elle avait grand besoin de se détendre.
Peu après minuit, elle se tenait aux abords de la piste, le visage illuminé jusqu’aux oreilles tandis qu’elle observait les quatre Fulcrum qu’on remorquait vers les hangars. Rien à dire, ces engins étaient splendides. Leurs courbes marquées et leur profil agressif réduisaient les MiG-23 à de simples jouets. Elle en serait presque venue à souhaiter une élévation du code d’alerte pour voir sa permission supprimée. Le bruit de pas dans son dos la ramena à la réalité. Elle n’était pas la seule à avoir eu l’idée d’assister à l’arrivée des Fulcrum et connaissait déjà l’identité du gêneur sans même avoir besoin de se retourner. Petersen.
« Rêve pas, Juliette. T’es pas à la hauteur pour les piloter.
— Je te foutrai une raclée avec. Sois tranquille.
— Je le suis. D’après tes résultats en simu, je ne cours aucun risque. »
Ainsi, il se sentait d’humeur taquine, trop heureux de lui avoir volé un moment de tranquillité. L’envie de lui abattre son poing dans la figure la démangeait ; toutefois, Anya n’en laissa rien paraître. Le moment de grâce s’était envolé, la morosité avait repris ses droits. N’avait-il rien d’autre à faire, plutôt que de traîner ici à cette heure ? Pourquoi fallait-il toujours que son arrogance vienne briser sa bonne humeur ?
« Regarde-les bien, Ehrgeiz. Profite, rince toi l’œil. C’est l’une des rares occasions où tu les verras de si près. »
Elle le sentit sourire avec sa suffisance habituelle. Il ne perdait rien pour attendre. Tôt ou tard, elle la lui ferait ravaler. Mais pas maintenant ; elle le planta là.
***
Le trajet jusqu’à Berlin fut bref, à peine une quarantaine de minutes. Le train s’immobilisa en gare d’Alexanderplatz et Anya en descendit. Si elle trouvait souvent l’environnement changé à chacun de ses passages en ville, ce n’était pas le cas de cette place, égale à elle-même, qu’importe l’époque de l’année. Grise, froide, sévère. Un parfait miroir de la rigidité du Parti. Elle se mêla à la foule, se sentant nue, dépourvue de sa combinaison de vol.
L’ombre de la tour de télévision – la Telespargel, comme la nommait les Berlinois – s’étirait sur les pavés sur toute la longueur de la place. Encore une construction hideuse, édifiée en temps record dans le seul but d’impressionner. De tous les quartiers de Berlin, le centre est était sans doute l’un des plus laids. Elle observa les groupes de pionniers, les allers et venues routinières, avec la déroutante impression de ne pas appartenir à ce monde. On la dévisageait, on s’attardait sur ses cheveux blonds, sa silhouette élancée, avec des regards interrogateurs. Elle réalisa soudain qu’elle se tenait immobile au milieu du flot de passants, la bouche entrouverte avec une expression reflétant une telle désorientation qu’elle suscitait presque de la pitié. Elle ramassa son sac tombé à ses pieds et se hâta de gagner la bouche de métro la plus proche.
Des relents d’urine l’assaillirent sitôt qu’elle fut sous terre, à lui donner la nausée. Elle enfila les corridors au béton couvert de slogans provocateurs. Vive l’Allemagne libre ! sautait à la gorge des voyageurs, Détruisons le Mur ! défiait l’autorité du gouvernement, À mort Miroslav ! traduisait les convictions d’un élan collectif. Plus loin, les trois hommes occupés à frotter les graffitis n’en auraient pas fini avant longtemps. La besogne se révélerait sans doute bien inutile : on se hâterait de recommencer dès qu’ils en auraient terminé.
La rame arriva à l’instant où Anya posait le pied sur le quai. Elle s’y engouffra, laissant les cahots et les grincements métalliques l’emporter sous la capitale.
Une barbe de plusieurs jours rongeait les joues de l’homme qui lui ouvrit la porte, l’air méfiant. Des mèches blondes tombaient devant ses yeux cernés, renforçant son allure négligée, mais son visage s’éclaira sitôt qu’il reconnut Anya.
« Je te croyais morte. Sans nouvelles de toi depuis six mois, je commençais à avoir des doutes. »
Elle se jeta au cou de son frère telle une gamine, lui arrachant un rire. Stefan la reposa gentiment au sol, puis s’effaça pour lui céder passage. Anya se figea alors sur le seuil, médusée.
« Ton engouement pour la science a pris des proportions... monstrueuses. Tu comptes ouvrir une bibliothèque ou une annexe de laboratoire ? »
L’entrée était obstruée par des piles de livres, de feuilles et documents divers. Un erlenmeyer poussiéreux trônait au sommet d’un tas de papiers, des flacons reposaient en équilibre précaire sur un autre. Un chaos identique se devinait par l’embrasure des portes adjacentes ainsi qu’au-delà de l’angle du couloir. Ne subsistait qu’une voie étroite dans cette marée de littérature qui permettait de naviguer d’une pièce à l’autre. Sur un pan de mur, à même la tapisserie, on avait couché à la craie d’une écriture soignée une ribambelle d’équations chimiques. Stefan dans toute sa splendeur : à défaut d’avoir eu un crayon à portée de main, il avait gribouillé contre le mur ses nouvelles idées avant qu’elles ne lui échappent. Il vivait dans son propre univers, comme beaucoup de scientifiques, et se moquait du regard des autres. Anya ne l’avait jamais connu autrement.
Les sciences avaient toujours été partie intégrante de Stefan. À l’université, ses amis recensaient les conquêtes, tandis qu’il comptabilisait les électrons. Certains désossaient le moteur de leurs tacots pour en comprendre le fonctionnement ; lui, disséquait des grenouilles. Il épinglait des insectes sur les murs de sa chambre comme d’autres collaient des photos de pin-up. Raison pour laquelle Anya n’était qu’à moitié surprise devant cet étalage de paperasse et de verrerie. Désormais chercheur, Stefan laissait s’exprimer pleinement son génie.
« Désolé pour le désordre. Si j’avais su plus tôt que tu venais, j’aurais poussé les tas contre les murs.
— Je… »
Les mots demeurèrent suspendus à ses lèvres lorsqu’une minuscule souris blanche traversa son champ de vision pour disparaître dans une boîte, au pied d’un guéridon.
« Ne me dis pas que tu élèves ces bestioles !
— La souris ? Tu l’as vue ? Où ? »
Elle lui indiqua du doigt ; il fit volte-face et l’extirpa de sa cachette, victorieux. L’animal renifla longuement sa paume, avant de s’y tapir sans plus oser remuer.
« Je l’avais ramenée pour le suivi d’une expérience. Elle a réussi à m’échapper. Deux jours qu’elle court en liberté sans que je parvienne à la débusquer. Entre donc, je m’occupe d’elle et je suis tout à toi. »
Anya avança avec précaution, n’osant pas effleurer quoi que ce soit par peur que tout s’écroule. Elle savait son frère peu ordonné et obsédé par son travail, mais le tableau qu’elle découvrait au moment même venait de battre à plate couture son imagination. Un instant, elle resta songeuse devant les représentations de molécules qui recouvraient désormais les photos de famille, puis constata avec plaisir que son portrait avait été le seul épargné par l’invasion chimique.
« Tu bosses dans un laboratoire, il me semble. Tu ne devrais pas avoir à transformer ton appartement en éprouvette géante.
— Je ne peux pas faire tout ce que je veux, au labo. Encore moins entreposer autant d’affaires. »
Il glissa la souris dans sa cage et veilla à en refermer soigneusement l’ouverture.
« Tu ferais mieux de te trouver une femme, plutôt qu’une souris. C’est sans doute moins adapté à la vivisection, un peu plus contraignant, mais ça présente d’autres avantages.
— On croirait entendre Mutti. »
Stefan regretta aussitôt d’avoir ouvert la bouche. Il passa une main dans sa tignasse en bataille, puis dans les poils de barbe.
« Désolé, Any. J’ai d’autres trucs en tête en ce moment. »
« T’excuse pas. Raconte, plutôt.
— Il fait beau, hein ? Allons nous promener au bord du lac. »
Ils n’échangèrent pas une parole jusqu’à atteindre le parc voisin. Au travers des arbres, la surface de l’eau brillait, agitée de temps à autre par les ondes que générait le vent. Des gamins jouaient sur la berge, quelques personnes déambulaient au gré des allées. Anya serrait le bras de Stefan, appréciant ces instants devenus bien trop rares.
Au début de sa formation de pilote, la séparation lui avait énormément coûté. Elle avait basculé dans un univers impitoyable, s’était vue privée de son frère, des sentiments protecteurs qu’il nourrissait à son égard ; sa douceur, sa tendresse, surtout. Elle avait peu à peu converti ce manque en agressivité, se repliant derrière le masque grincheux et peu commode qu’on lui connaissait sur la base. Un moyen comme un autre d’endiguer le flux d’émotions. Seul Nikolaï parvenait à la dérider ; elle avait découvert en lui le même genre d’affection que lui prodiguait Stefan.