L’immeuble

1663 Words
L’IMMEUBLEJe suis arrivée un dimanche. Les rues n’étaient pas imprégnées d’une odeur de bouillon de poule mais du relent des pots d’échappement. J’ai tiré de ma poche le papier sur lequel était inscrite ma nouvelle adresse et j’ai calmé Hilda qui s’apprêtait à bouffer un pigeon. Celui-ci marchait nerveusement sur le quai, balançant sa tête d’avant en arrière. Avant, arrière. Comme dans un film en accéléré. Il nous a scrutées avec dédain avant de becqueter furieusement un morceau de pain qui gisait sur les rails. Même les pigeons sont pressés ici, ai-je pensé en chargeant sur mon dos mon sac bourré du strict nécessaire. Nous nous sommes frayé un chemin à travers la foule qui déferlait sur la gare, telle une énorme vague prête à nous balayer vers le sous-sol. J’ai prié pour les pattes d’Hilda. Des visages surmontés de chapeaux, de dreadlocks, de crânes chauves et de foulards tressautaient autour de moi – tous unis dans le même rythme déchaîné. Alors que j’étais convaincue que la vague allait nous noyer, celle-ci nous a directement déposées à la station de métro. La rame rappelait des boîtes de sardines lustrées dont les fenêtres auraient été découpées à l’aide d’une lime à ongles. Les gens s’engouffraient vers les portes, puis, une fois à l’intérieur, la voix suave d’une femme annonçait les noms des stations. Cette voix commandait les passagers. Une fois l’arrêt annoncé, les voyageurs se décollaient de leur place pour sortir. Je me tenais, perplexe, devant un immense plan dont les lignes rouges, bleues ou vertes ne me révélaient rien du tout. Comme la dernière des imbéciles, j’ai suivi du doigt toutes les lignes en essayant de comprendre le système illogique du métro : j’ai capitulé au bout de trois quarts d’heure. J’ai caressé Hilda derrière les oreilles avant de nager avec la vague humaine en direction de la borne de taxi. Tu te sens toute petite quand tu arrives à la Grande Ville. D’interminables rangées de bâtiments te masquent l’horizon. Le soleil ressemble à une tache dans l’objectif des appareils photo des touristes qui flânent. Quand tu viens de la Petite Ville, tu cherches encore les étoiles dans le ciel. Tu te tords le cou pour n’apercevoir que des points ternes. La luminosité des panneaux publicitaires dilue sans aucune pitié la couleur du ciel nocturne. Mais ce qui m’effrayait le plus, c’étaient les routes immenses et emplies de voitures dont la vitesse imprimait le tempo des piétons. Tout le monde se dépêchait. Les hommes en costume fendaient l’air avec impétuosité tandis que les hauts talons des femmes tapaient nerveusement sur le trottoir des signaux en code morse. Les gens ne se saluaient pas. Les feux de signalisation orchestraient sèchement le passage des voitures qui enrageaient contre le temps. Les montres ne suffisaient pas pour s’orienter à travers les lambeaux de la journée. Je me suis sentie déphasée en arrivant. Isolée et exclue des rapports humains, j’essayais de décoder les torrents d’énergie qui se dégageaient des corps. Tu dois d’abord trouver une sous-location, t’accrocher et enfin t’assimiler. En bref, oublier tout ce qu’il y a eu pour t’occuper seulement de ce qu’il y aura. Car les souvenirs font mal. Le présent est une évidence. Et alors que les contours du futur restent indistincts et que tu peux encore y ajouter de belles couleurs, le présent est là. C’est depuis la Petite Ville que j’avais passé les coups de fil afin de connaître la situation de l’appartement et le loyer. Tout était question d’argent et je n’avais d’autre choix que de me contenter d’une sous-location à la limite de la ville, dans une cité pleine d’immeubles gris que je devais me galérer à rallier en bus ou en métro. Le hasard a fait que j’ai eu affaire à une femme venue, elle aussi, autrefois, de la Petite Ville. Elle avait amassé assez de fric pour acheter des appartements gros comme des boîtes d’allumettes. Leur location lui permettait de compléter sa pension de veuvage. J’ai sonné au huitième étage à la porte marquée au nom de Tobáková. Une dame très bien conservée m’a ouvert. Elle me rappelait la directrice du centre culturel de la Petite Ville. Elle m’a souri et m’a invitée à entrer dans son tout petit studio avec une seule fenêtre, du lino à la place du parquet et un énorme lustre de mauvais goût contre lequel je me suis immédiatement cogné la tête. — Quel gentil toutou ! a-t-elle dit. Le gentil toutou a reniflé ses collants d’un air méfiant. — C’est une chienne, Madame Tobáková, ai-je essayé d’expliquer. Cet éclaircissement a provoqué un rire sonore. — Je ne m’appelle pas Tobáková, c’est le nom de l’ancienne propriétaire de l’appartement. Regardez-moi. Est-ce que j’ai une tête à m’appeler Tobáková ? Mal à l’aise, j’ai observé son visage et remarqué du maquillage mal étalé qui errait dans les fines rides autour de ses yeux. — En fait, pas vraiment, ai-je dit en posant mon lourd sac à dos. Vous devriez plutôt vous appeler Marlena Monrová. Cette remarque a entraîné un nouveau fou rire. Ce rire a rebondi sur les murs comme une balle de ping-pong pour achever sa course dans le bruissement d’un papier posé sur la table. — J’ai préparé le contrat, mon chou. Pour que tout soit en ordre. — Parfait. Mais je dois d’abord aller aux toilettes. Je me suis rendue dans la pièce étroite qui allait dorénavant me servir à la fois de toilettes, de salle de bains et apparemment aussi de buanderie. Du trois en un. La dame m’a brièvement expliqué le système de ramassage des ordures ainsi que la fréquence des coupures d’eau. Elle m’a signalé que la fenêtre ne fermait pas bien. Elle a ensuite ouvert le minuscule bloc-cuisine et j’ai pu faire connaissance avec des tasses achetées chez les Chinois et de la vaisselle qui devait dater de son mariage. Elle flottait dans l’appartement, telle une méduse blanche dans les eaux chaudes des courants immobiliers. Elle montrait et expliquait tout parfaitement comme une vraie guide professionnelle. D’un gracieux mouvement de la main, elle a attiré mon attention sur les prises électriques et le robinet d’arrivée de gaz. — Les voisins sont sympathiques, mais il ne faut pas trop s’approcher d’eux, m’a-t-elle mise en garde. Alors ma cocotte, on le signe ce contrat ? Je resterais bien à tailler une bavette avec vous, mais… j’ai beaucoup de travail, vous savez. Elle m’a fourré un stylo dans la main. J’ai parcouru le contrat des yeux : location à l’année, paiement un mois à l’avance. Défense de faire la fête et toutes les charges supplémentaires à mes frais. J’ai gribouillé mon nom en bas et observé la dextérité avec laquelle la dame apposait élégamment sa signature. — Bon, j’y vais moi, a-t-elle dit en n’oubliant pas de me rappeler une nouvelle fois à quel point elle aimerait qu’on discute. Je suis restée sur le palier en attendant que l’ascenseur arrive. Tout à coup, elle a tourné vers moi sa tête parfaitement apprêtée avant de murmurer : — Et vous faites quoi dans la vie, au juste ? Étant donné la nature de mes activités, l’idée de devoir tout lui expliquer en long et en large m’a fait grimacer. Je devais faire court. — Je propose des services, ai-je chuchoté en lui faisant un clin d’œil. — Je vois, a-t-elle répondu d’un air entendu. L’ascenseur s’est bruyamment refermé. L’effluve du parfum de Madame Monrová a encore flotté un instant entre les portes avant que la vieille femme ne le fauche net en appuyant sur le bouton. Je suis retournée dans l’appartement et ai enlevé mes chaussures. Hilda s’était blottie contre le sac à dos, comme si c’était la seule zone de confort de cette pièce hostile. — Ouais, c’est pas génial, baby. J’ai gratté le pelage de velours de son ventre et ai ouvert la fenêtre. Les rideaux avaient pour seuls motifs trois énormes brûlures de cigarettes. Je me suis accoudée au parapet pour observer le monde. Où que je regarde, je voyais toujours de grands immeubles. Juste en face se trouvait un bloc sur lequel on avait tagué Hou ! Hou ! à côté d’une paire d’yeux épouvantés. Le vent qui soufflait a déposé sur ma joue un b****r poussiéreux. Du huitième étage, j’ai contemplé l’abîme. Le parking était plein à craquer et des petits garçons y jouaient au foot en gueulant. Les rebonds réguliers du ballon blanc sur les toits des voitures les faisaient éclater de rire. J’observais des gens, les bras chargés de sacs en plastique qui se dépêchaient et des pitbulls qui se battaient. Une b***e de jeunes se passait une clope en écoutant du hip-hop. J’ai remarqué une petite vieille avec des bigoudis, assise à la fenêtre d’en face. En voyant les bancs cassés et une poubelle débordant d’ordures je me suis dit : « Ne t’en fais pas, Csabika. C’est le début, tu vas faire tourner ton business et dégager d’ici dans pas longtemps. » J’ai prononcé cela avec détermination et à haute voix, car si j’avais dû rester dans ce quartier jusqu’à la fin, je me serais tout de suite jetée par la fenêtre. Je propose donc des services. Je vends de l’amitié. D’occasion. À des gens qui, pour une raison quelconque, ne peuvent ou ne savent pas trouver d’affection véritable, pure et sincère. Ils sont esseulés. Trop timides. Moches. Ils sentent mauvais. Ils sont bêtes. Intolérants. Niais. Radins. En bref, un million d’attributs ne donnant envie à personne de mettre les pieds chez eux et un millier de raisons pour qu’eux-mêmes n’y tiennent pas de toute façon. J’offre une amitié payante, l’amitié que tu choisis. Tu lui donnes son orientation, détermines son déroulement et son rythme. En gros, tu paies pour l’amitié comme tu la conçois. Bon, d’accord, il ne s’agit pas d’une vraie amitié qui découlerait d’affinités mutuelles, d’intérêts communs ou d’une angoisse partagée. J’offre également des visites uniques pour un prix un peu exagéré. Mes visites se paient. Toujours. Personne ne va m’embobiner pour que je vienne gratuitement. En fin de compte, la vraie amitié a aussi son prix. L’amitié rémunérée, au contraire de la vraie, présente un million d’avantages. Elle peut, par exemple, s’arrêter à tout moment. Je ne promets rien, ne pose pas de conditions particulières, ne suis pas obligée de parler et ne me vexe pas. J’accepte les défauts, n’attends rien, n’emmerde pas, ne dévore pas le contenu du frigo, ne vais pas finir tes bouteilles de vin, ne bave sur personne et ne juge pas. Je me conduis de façon à ce que la clientèle savoure vraiment cette amitié. Je suis une invitée, une amie, une copine, une connaissance, une collègue, une ancienne camarade de classe, une cousine… c’est à mes clientes et clients de choisir mon rôle. S’ils ne sont pas satisfaits de l’amitié proposée, pas de problème. Ils peuvent rompre le contrat quand bon leur semble. Point. Pas de reproches, pas de scènes. L’amitié est expirée et basta. S’ils changent d’avis, pas de problème non plus. Car je ne me fâche pas. L’amitié d’occasion est, en effet, assez rentable.
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